Les actes du colloque organisé à l'auditorium du Louvre à l'occasion des 60 ans du ministère de la Culture.

L’ouvrage regroupe l’ensemble des communications rédigées par les chercheurs et la retranscription des tables rondes. Comme le colloque, il a été organisé et supervisé par le Comité d’histoire du ministère de la Culture, lequel, rappelons-le, a été créé en 1993 par le ministre Jack Lang. Son objet ? Mieux comprendre le présent des politiques culturelles, et préparer les décisions de l’avenir. Entre autres choses, ce comité est chargé de conduire une politique éditoriale centrée sur ce sujet, auquel ce colloque, qui construit la synthèse de ce qui a eu lieu et la relance vers ce qui pourrait s'élaborer, appartient.

Ces thématiques, au-delà de l'entre-soi des agents du ministère et des chercheurs, intéressent les premiers concernés : les citoyennes et les citoyens. On a repris ainsi la notion de droits culturels, pour lui donner corps : droits d’accès à la culture, droits linguistiques, droits aux identités culturelles, etc.

En fin de volume, Maryvonne de Saint-Pulgent, présidente de ce Comité d’histoire, n’a pas tort de souligner que cette question des droits culturels stimule et renouvelle la réflexion sur l’action publique. Encore faut-il s’entendre sur la signification de cette expression, et sur son impact quant à ce qu’on appelle désormais la « participation » des citoyennes et citoyens.

C’est ce à quoi s’attachent ces Actes, en procédant à cet examen du point de vue historique, culturel, politique, juridique, etc. De là des interventions du côté des politiques et des artistes, mais aussi du côté des chercheurs, du droit à l’anthropologie en passant par l’histoire, la sociologie, la science politique, etc. C’est ce qui explique aussi le titre de l’ensemble, Du partage des chefs-d'œuvre à la garantie des droits culturels, dont Laurent Martin fait remarquer qu’il esquisse une sorte de trajectoire historique, menant de la démocratisation culturelle (faire connaître "les œuvres de l'esprit" à un public le plus large possible) à la promotion des droits culturels (garantir à tous les publics l'autorité d'affirmer, choisir, changer, enrichir, épanouir, sans violence, des identités et diversités culturelles).

En complément de ce volume, signalons la dernière livraison de la revue Nectart (n° 12, 2021), Coopération, Droits culturels, qui porte sur l’intervention de l’État en ce domaine. L’accent y est mis sur les pratiques des acteurs culturels, sur les actions culturelles potentielles, les nouvelles perspectives envisageables, surtout en situation de pandémie, dans le cadre des droits culturels.

L'enjeu est de légitimer cette notion, qui passe parfois pour un produit idéologique et peut rendre perplexe. Reste à savoir si le changement de paradigme, qui se trouve là promu, est pertinent.

Droits culturels

Afin d’éclairer un débat sur les droits culturels qui ne traverse pas seulement le ministère de la Culture, mais aussi la société toute entière, l’enjeu premier a été de retracer la genèse du droit à la culture, à partir de la Révolution française, puis à partir des politiques culturelles, de leur diversité et de leur hétérogénéité, depuis la Deuxième Guerre mondiale. Comment la question des droits culturels s’est-elle inscrite dans ces politiques ? Répondre à cette question revient à examiner les doctrines successives du ministère et les termes qui lui ont servi de flèche directrice : culture, démocratisation culturelle, démocratie culturelle.

Les contributions ici publiées s’attachent plutôt aux débats soulevés à chaque moment, plutôt qu’à nous donner des définitions sèches. Il est vrai, par exemple, que les débats actuels portant sur la restitution des œuvres du patrimoine africain, ou sur les « objets ambassadeurs » comme les nommait Jean-Marie Tjibaou (à propos des objets kanaks) permettent d’entrer dans le vif du sujet.

C’est l’historien Pascal Ory qui en dégage les grandes lignes, suivi de Laurent Martin. Cette succession des présentations du problème n’est pas indifférente. Chacun de ces auteurs ne suit pas la même ligne, même si ce sont les mêmes documents qui sont cités et commentés. Le premier retrace le cheminement des notions à partir de l’évolution du ministère de la Culture ; le second reprend les mêmes questions mais en dessinant les paradigmes ministériels de référence (l’accès à la culture, puis l’expression des différentes pratiques, puis la participation, pour résumer). Ces boussoles de l’action ministérielle se recoupent. Elles fonctionnent en tension.

Il n’est pas inconnu que l’idée de « politique culturelle », même fondée dans les Lumières (universalisme abstrait, laïcité, humanisme), naît dans le trauma de la Première Guerre mondiale, se trouve révisée par le Front populaire (Jean Zay, Jean Cassou, Georges Huisman), avant d’être remise en selle après la Deuxième Guerre, sous forme de la démocratisation culturelle (plus exactement de l’accès à la culture) : politique de la lecture publique, décentralisation théâtrale, maisons des jeunes et de la culture, soutien d’État aux mouvements culturels (avant le renvoi de l’Éducation populaire à la Jeunesse et aux Sports).

Le propos en intéressera plus d’un(e), puisqu’il relève les références à l’éducation culturelle que l’on peut découvrir dans les textes juridiques du XXème siècle, et qui constituent l’architecture discursive des directives de référence, portant sur l’accès à la Culture, plus ou moins traversées par les analyses sociologiques, depuis 1966 ; les travaux de Pierre Bourdieu étant les plus connus parce qu’ils révèlent les effets pervers des politiques publiques de démocratisation. Le propos débouche sur la question désormais prégnante des « droits culturels », question cruciale puisque « culture » est presque toujours un terme qui va de soi, alors qu’au bas mot sa signification fluctue entre anthropologie, droit et sociologie.

Ces droits culturels sont, d’abord, définis comme « droit de participer à la vie culturelle », avant de recouper aussi un droit des minorités à déployer leur propre vie culturelle. Mais c’est là aussi que le débat se relance, comme on le lit dans l’ensemble des contributions.

Pour ceux qui connaissent ces noms, c'est donc maintenant Philippe Poirrier, Olivier Donnat, Patrice Meyer-Bisch, Céline Romainville, Jean-Michel Lucas, etc. qui entrent en lice, par le biais de leurs ouvrages, constamment cités, et dont l’esprit se transmue ici en contributions.

Les droits culturels seraient donc à ranger dans les droits-créances. Il est essentiel de rappeler qu’une certaine inspiration en vient des travaux de l’historien Michel de Certeau. Longtemps négligés, les droits culturels, pourtant inscrits dans les textes conventionnels et les directives publiques, connaissent depuis les années 2000 un regain d’intérêt. Ils font désormais l’objet d’une abondante littérature, mais aussi d’interrogations de la part de ceux qui devraient les appliquer. Cette référence a de lourdes implications en effet : parlera-t-on encore de l’accès à la culture (dont un droit à accéder…), ou des migrants, des populations minoritaires, des droits culturels des enfants, des politiques de la ville, de la décentralisation ? Le groupe de travail de Fribourg en Suisse, la fondation Interarts en Espagne, Culture & Démocratie en Belgique, le Réseau Culture 21 s’attellent à les éclaircir afin d’encourager leur application. Ce succès des droits culturels est à mettre en relation avec le recours de plus en plus grand aux Droits de l’humain, et avec les effets de la mondialisation et des migrations.

Les différentes interventions permettent de préciser les difficultés suscitées par l’usage de cette notion. Comment entraîner un consensus autour d’elle si la notion de culture est labile, et peut être entendue en un sens anthropologique, sociologique, éthique ou philosophique ? On n’arrive d’ailleurs pas à dresser un catalogue de ces droits. Malgré tout, l’ouvrage signale les tentatives, le plus souvent régionales, d’application de ces droits, toutes imposant une réflexion nouvelle sur la démocratie participative. L’un des débats de fond est de savoir si les droits culturels sont en réalité des droits à l’identité culturelle ou plutôt des droits à la libre participation à la vie culturelle. Les droits en question sont-ils collectifs (au risque du communautarisme) ou individuels ?

La culture en images

En passant, signalons que l’ouvrage ne pouvait se contenter de restaurer les propos des uns et des autres sans accepter d’être rythmé par la présence d’œuvres de référence, certes sous forme photographique.

Ainsi peut-on visualiser la rénovation de la maison de la Culture d’Amiens, la construction de la maison de la Culture de Grenoble... Photos accompagnées de commentaires sur ces « cathédrales » de la culture, commentaires de l’architecte André Wogensky, propos sur la réinvention de l’espace urbain et la mise en scène d’un idéal culturel... Cette association de photographies aux textes évite de croire que les directives ministérielles sont purement abstraites. Des œuvres en découlent. Mais aussi des personnes susceptibles de les porter.
 
Ainsi en va-t-il aussi d’une série de photos reproduisant des prestations collectives. Le chapitre consacré aux langues nous place devant une création collective à l’occasion de la fête des langues organisée en 2018 à Montpellier. Bonne occasion de rappeler ce paradoxe selon lequel, en France, on récuse les langues régionales mais on exige d’apprendre l’anglais. Vive Babel ! Mais avec qui ?  

Enfin, parmi les images, celle du patrimoine est sans doute celle qui a le plus de poids de nos jours. On n’y échappe pas, et surtout on n’échappe pas à la montée en puissance de l’affect patrimonial. Cela dit, dans cet ouvrage, il convient de le prendre autrement et de souligner que le patrimoine culturel ne mérite sa conservation et sa mise en valeur que s’il porte le témoignage d’hommes et de femmes qui l’ont conçu. Le « patrimoine » ne peut consister uniquement en pierres entassées ou outils anciens sans explication, ni présences humaines. Aussi nous parle-t-on du Musée dauphinois, à Grenoble, ce qui nous reconduit aux cultures minoritaires et donc aux droits culturels. Une autre manière de mettre en valeur la diversité ?
 
Outre les textes officiels, par ces images, expériences et concrétisations sont mises au jour. Maryvonne de Saint Pulgent y revient plusieurs fois, et notamment à une occasion mémorable : l’ouverture de la section des arts islamiques au Louvre.

Participation et reconnaissance

Cette fois, c’est Patrice Meyer-Bisch qui éclaircit le terrain. Il conteste l’idée selon laquelle les droits culturels seraient une alternative simple à la démocratisation culturelle. D’autant que cette disposition en concurrence risquerait de pousser les droits culturels du côté d’un relativisme culturel. Il parle plutôt de synthèse ambitieuse de ces options. Et il précise encore : les droits culturels garantissent le droit de participer à la vie culturelle, de ce fait ils obligent à intégrer les logiques d’accès aux œuvres comme la participation à l’élaboration des orientations culturelles. Il utilise des formules précises : il convient de mêler le système distributif à une approche centrée sur des dynamiques culturelles de production de sens. Le droit à la vie culturelle implique des libertés d’interprétation, y compris de ce qui peut être digne de choix.

A ses yeux, il est donc bien question d’une orientation démocratique. Mais elle n’est pas centrée uniquement sur l’énoncé des droits. Elle requiert des pratiques, des prises de responsabilité, des voies stratégiques de renforcement mutuel entre les secteurs, des fécondations mutuelles. Chacun doit recevoir, sans doute, mais aussi participer et contribuer à une vie culturelle de qualité, conduisant à un potentiel d’émancipation.

Encore une fois cependant, il convient de s’atteler à une compréhension réciproque de la notion de culture. Rien n’empêche de jouer sur la pluralité de ses significations (anthropologique, politique, sociologique, etc.), à condition de préciser, dans tout débat, sa définition de référence. « Culture » réduite aux Beaux-Arts, ou « culture » étendue à tous les traits distinctifs d’une communauté ; « culture » opposant arts et sciences, ou « culture » comprise de manière essentialiste ; « la » Culture ou « les » cultures ; etc.

En un mot, l’objectif de Meyer-Bisch est de restaurer la richesse des personnes, tout en déployant une définition transversale de la culture, et en lui donnant une figure concrète et opérationnelle. Reconnaitre et protéger les droits concrets, c’est alors reconnaître et favoriser pour chacun, seul ou en commun, le droit de développer ses libertés intérieures et extérieures, les uns par les autres. On voit bien que chaque terme de cette phrase mérite un débat philosophique. Mais l’auteur conclut plutôt qu’un droit culturel est un droit de s’approprier des références culturelles aptes à produire ses libertés et responsabilités.

La discussion de ce propos conduit à des précisions, mais aussi à l’établissement de nouvelles difficultés. Car la difficulté centrale est celle de leur traduction en termes de politiques publiques, d’État, des régions ou des municipalités. C’est le défi actuel. Celui de la participation.

Il est illustré par une question décisive, celle des langues (surtout en France). Sur ce plan chacun sait que nous sommes passés de l’impératif de parler la langue française, selon les voies choisies par la Révolution française sous l’influence de l’abbé Grégoire, à la possibilité d’une distinction entre le droit d’expression privé dans n’importe quelle langue et le droit imprescriptible de s’exprimer en français dans toutes les activités de la République. Mais la Charte européenne reconnaît au contraire un droit de tout locuteur d’une langue régionale de s’exprimer dans cette langue, dans la vie privée comme dans la vie publique. Par ailleurs, le temps n’est plus où le français doit se situer par rapport aux langues régionales. Il doit désormais prendre place dans le concert mondial des langues, notamment face à l’hégémonie de l’anglais et à sa prétention globale. Les interlocuteurs, dans cette discussion, tentent d’esquisser le cadre dans lequel il est possible de réfléchir les droits linguistiques. Comment insérer les politiques linguistiques dans le cadre de la démocratie culturelle ? La langue est-elle faite pour la citoyenne ou le citoyen, ou ces derniers pour la langue ? Ce point impliquant les récits mille fois entendus des enfants de telle ou telle région obligés d’apprendre le français à et pour l’école, récit que renouvelle ici Rozenn Milin, mais que conteste un participant depuis la salle des débats ? Et si on additionnait les langues au lieu de les mettre en concurrence ? Et si on mettait les exercices de traduction au centre de toute éducation ?

Création / créativité

Tout n’est pas réglé par les interventions dont nous venons de rendre compte. Il faut y ajouter encore une perspective juridique, déployée ici par Céline Romainville, puis par Mireille Delmas-Marty et une perspective sociale, sur l’éducation artistique et culturelle, déployée par Guy Saez.

Céline Romainville travaille à partir de deux ressorts. Un point de vue extérieur à la France. L’autrice développant la question de la relation entre droit de participer à la vie culturelle et politiques culturelles, à partir des politiques de la Communauté française de Belgique en comparant la situation de chaque côté de la frontière Belgique/France (ce qui nous renvoie aux propos de Ory et Martin). Elle aborde, notamment, le développement du régime juridique des droits culturels. Longtemps, en effet, la catégorie de droits culturels est restée nébuleuse, ce qui différencie peu les uns et les autres. D’une certaine manière aussi elle a d’abord été interprétée comme droit de participer à la vie culturelle sous le versant démocratisation. Puis, l’évolution s’est faite rapidement, jusqu’à se concentrer sur le droit à la liberté de création (créer, diffuser, accès aux médias de diffusion, protection des œuvres), ceci avant de parler de la promotion de la diversité culturelle. L’autrice remarque aussi que le droit de participer à la vie culturelle dessine un cadre pour les politiques culturelles, mais ne fait pas une politique culturelle.

C’est surtout la réflexion de Céline Romainville sur le droit qui est intéressante. En particulier la manière dont la défense des droits culturels, à une certaine époque, a dû prendre la forme d’une défense des francophones. Avant d’être déplacée vers d’autres enjeux dont une partie est liée, en Belgique, aux institutions des Centres culturels. C’est là que les droits sont vraiment centrés sur la liberté de création, le droit au maintien et au développement des patrimoines et des cultures, l’accès à la culture et à l’information culturelle, la participation à la culture, la liberté de choix et le droit de participer à l’élaboration et à la mise en œuvre des politiques et des décisions concernant ces droits.

Mais derrière ces aspects s’en profile un autre : celui de l’émancipation par la culture. Par conséquent, celui des vifs débats autour de la capacité des droits culturels à libérer les individus de l’aliénation que provoquerait une construction des droits assez contrainte par le régime libéral. L’autrice en fait à juste titre le tour. Encore n’est-ce pas suffisant et l’intervention de Guy Saez, plus intimement liée à la philosophie de la culture (Rousseau, Schiller) donne un nouveau souffle à ces propos, parfois répétitifs. Non seulement il nous entraîne vers la question de l’éducation artistique et culturelle, mais il ouvre la voix aux réflexions d’acteurs culturels : directeurs de théâtre, danseurs, metteurs en scène, médiateurs culturels dont on sait qu’ils sont les premiers sur le terrain de ces droits. Ces derniers évoquent plus concrètement les défis de la créolité, ceux des territoires, des amateurs, de l’appropriation culturelle et surtout ceux de la traduction, que l’on évitera de penser comme chemin d’une langue à une autre, puisqu’on peut utiliser ce terme de manière plus globale à propos de toutes les relations interhumaines.

Qu'est-ce que les droits culturels ?

On parle des droits culturels depuis longtemps (en outre de leur inscription dans des textes officiels), mais de nombreux intervenants dans les débats avouent, en 2019, ne pas savoir ce que c'est. Que ces droits entrent en continuité ou en rupture avec les doctrines ministérielles antérieures, c’était le sous-titre du colloque, ils entrent manifestement en rupture avec les pratiques culturelles qui n’y font pas encore référence. C’est là où la lectrice ou le lecteur peut revenir sur sa lecture du dernier volume de la revue Nectart, laquelle rend concrète cette perspective des droits culturels, en persévérant à combattre l’idée, qui court encore, que la culture est faite par des privilégiés et liée à une hérédité sociale.

(Légende de la photo en tête de l'article : Patrice Meyer-Bisch)