Colbert, Schoelcher, Lincoln, Gandhi… Depuis mai 2020, des dizaines de statues sont détruites ou dégradées. L’historienne Jacqueline Lalouette tente de comprendre ce mouvement.

Le 25 mai 2020, Georges Floyd, un jeune afro-américain meurt par étouffement sous les genoux d’un policier américain à Minneapolis. Cet événement donne une impulsion nouvelle au mouvement Black Lives Matter. Des manifestations violentes, accompagnées parfois d’actes symboliques de protestation se succèdent. Ainsi, de nombreuses statues représentant des personnages liés à l’esclavage ou aux thèses suprémacistes sont mises à terre ou dégradées par des militants antiracistes américains. C’est à ce mouvement d’iconoclasme largement médiatisé et à son retentissement que s’intéresse Jacqueline Lalouette, professeure émérite à l’Université Lille 3 et grande spécialiste de la question, elle qui a consacré une précédente étude à l’érection des statues de grands hommes en France depuis le début du XIXe siècle. Dans ce nouvel ouvrage à l’écriture vive et au rythme soutenu, elle offre au lecteur un tour du monde des principaux actes de déboulonnement de statues. En moins de 200 pages, elle aide à penser ce nouveau « cycle de la fièvre iconoclaste »   , en particulier pour le cas français et souhaite ainsi apporter sa participation à un débat souvent passionné.

De « Grands Hommes » déboulonnés

À travers une organisation thématique et volontairement énumérative, Jacqueline Lalouette passe en revue les différents « statufiés » qui ont vu leurs effigies subir des dommages. Une vaste galerie de personnages se déploie au fil des pages : des hommes, d’abord, qui ont favorisé la colonisation (Paul Bert, Faidherbe, Bugeaud, Gallieni et Lyautey en France ou encore Cecil Rhodes dont la statue a été vandalisée en Afrique du Sud et au Royaume-Uni) ; d’autres liés à l’histoire de l’esclavage (Napoléon en France ou des généraux confédérés comme Charles Linn et William Carter Wickham aux Etats-Unis) ; des missionnaires accusés de conversions forcées tel le franciscain espagnol Junipero Serra ; des explorateurs à l’image de Christophe Colomb ou de James Cook ; enfin des marchands qui se sont enrichis grâce à la traite négrière comme Edward Colston dont le bronze a été dégradé à Bristol au Royaume-Uni.

Durant ce tour de monde, Jacqueline Lalouette s’attarde sur le cas français en insistant sur sa singularité. Le déboulonnement de statufiés liés à l’esclavage est relativement ancien dans les Outre-mer et connaissait un regain de force quelques jours avant l’assassinat de George Floyd. Deux statues de Victor Schoelcher avaient alors été détruites en Martinique le 22 mai 2020. Le mouvement est donc relativement autonome par rapport aux événements américains. Néanmoins, ceux-ci ont créé les conditions pour que cet iconoclasme se prolonge en France continentale.

Méticuleusement, Jacqueline Lalouette expose les dommage subis par les statues attaquées : les atteintes vont de la contestation verbale ou écrite jusqu’au « déboulonnement », entraînant une destruction totale. Elles peuvent aussi prendre la forme de dégradations souvent marquées par l’emploi de la peinture rouge, symbole de la cruauté imputée aux personnages représentés. Le pouvoir politique opte parfois pour le retrait des statues contestées, souvent au profit d’un déplacement dans un musée, ou au contraire refuse tout changement de lieu. Certaines figures peuvent surprendre le lecteur peu averti de ces débats. Ainsi peut-il être étonné de voir des statues d’Abraham Lincoln, président qui signa l’abolition de l’esclavage aux États-Unis, renversées comme à Portland (Oregon) le 11 octobre 2020. Or, pour des militants antiracistes, ce personnage est également celui qui ordonna l’exécution de trente-huit Indiens Dakota en décembre 1862. En France, Victor Schoelcher a longtemps bénéficié d’une image très positive, étant considéré comme le père de la deuxième abolition française de l’esclavage en 1848. Pourtant, cinq statues à son effigie ont été dégradées en 2020 dans les Outre-mer français. C’est que la glorification de Victor Schoelcher est également accusée d’effacer à son profit le souvenir des combats des esclaves pour leur liberté. Il symbolise également la République française libératrice, à qui il faudrait rendre une reconnaissance éternelle.

Des perspectives pour dépasser la « guerre des statues »

Entre partisans du déboulonnement de statues et opposants, les débats sont souvent vifs et bien restitués par Jacqueline Lalouette. Utilisant un riche panel de sources (presse mais également des réseaux sociaux comme Twitter ou Youtube), elle donne tour à tour la parole à des militants iconoclastes qui justifient leurs actes, à des représentants des pouvoirs publics ainsi qu’à des chercheurs souvent opposés à ces dégradations. Sans donner ouvertement un avis tranché, l’historienne n’hésite jamais à pointer les contradictions de chaque position. Ainsi, les partisans des déboulonnements comme Françoise Vergès pensent que la décolonisation de l’espace public est une condition nécessaire pour éliminer « un espace mental colonial et raciste construit depuis plusieurs siècles ». Pour eux, il n’est pas possible que des personnages coupables de crimes liés à l’esclavage ou à la colonisation soient représentés comme des héros et mis en avant dans les villes. À ces arguments, leurs détracteurs répondent qu’effacer les traces d’un passé ne le rend pas moins douloureux et qu’il peut paraître plus important de faire un travail pédagogique (par exemple grâce à des panneaux explicatifs pour rappeler tous les aspects de ces personnages). L’historienne Mona Ozouf pointe également l’anachronisme qui consiste à juger avec nos valeurs les personnages du passé, argument auxquels les opposants répondent qu’il a toujours existé des hommes hostiles à ce que d’autres acceptaient.

Le lecteur comprendra que Jacqueline Lalouette n’est pas favorable aux dégradations : elle souligne que les statues sont alors « soumises à des traitements autrefois appliqués à des hommes et à des femmes » (mise au pilori, corde au cou, décapitation). Pour éviter une possible guerre des statues, elle encourage l’érection « de nouvelles statues pour de nouveaux héros ». Des exemples existent déjà, largement décrits dans le dernier quart de l’ouvrage, majoritairement dans les Outre-mer mais également en France continentale, en particulier dans des villes ayant un passé négrier (La Rochelle, Bordeaux). Citons ainsi Toussaint Louverture à Massy ou à La Rochelle ou encore Louis Delgrès, Joseph Ignace et Solitude, trois héros de la révolte de 1802 statufiés dans plusieurs villes de Guadeloupe. Néanmoins, ces statues ne représentent presque jamais des personnages ayant combattu les troupes coloniales. Jacqueline Lalouette regrette ainsi qu’Abd-el-Kader, la dernière reine de Madagascar, Ranavalona III, ou le roi du Dahomey, Béhanzin, soient absents de la statuaire française actuelle.

Outre un riche inventaire des actes iconoclastes de ces derniers mois, Les Statues de la discorde constituent un essai salutaire et démocratique, acceptant de donner la parole aux partisans comme aux opposants des déboulonnements de statues. L’ouvrage réussit ainsi le difficile exercice de proposer une participation équilibrée à un débat très vif, en évitant caricatures et autres jugements à l’emporte-pièce.