Dans un entretien, Ludovic Frobert revient sur l'actualité de l'idée d'égalité telle qu'envisagée par plusieurs penseurs socialistes du milieu du XIXe siècle, qualifiés ensuite d'utopistes.

Le petit essai que vient de faire paraître l’historien des idées Ludovic Frobert Vers l’égalité ou au-delà ? Essai sur l’aube du socialisme (ENS Editions, 2021) participe de l’attention renouvelée, souvent centrée autour de l’idée d’association et d'autogouvernement, dont bénéficie ces temps-ci le premier socialisme autour de la révolution de 1848. L’auteur suit ici un autre fil qui est l’idée d’égalité et, en particulier, la manière de conjuguer égalité selon le mérite et égalité selon les besoins, dont on redécouvre comment elle a pu être au cœur des discussions qu’ont entretenues les premiers socialistes. 

Conçu comme trois plongées dans autant de cercles de pensée autour de personnages, dont l’auteur peint un portrait vivant et attachant, l’ouvrage donne ainsi à voir différents registres dans lesquels pouvaient s’affirmer le refus de concevoir l’égalité essentiellement à l’aune du mérite. Et ceux-ci pourraient certainement alimenter la réflexion sur le sujet, 170 ans plus tard.

L’auteur a aimablement accepté de répondre à quelques questions pour présenter son livre à nos lecteurs. 

 

Nonfiction : Vos recherches portent notamment sur le premier socialisme. Votre précédent livre est une histoire (un roman-vrai) de la famille Raspail, et vous venez de faire paraître un livre qui retourne à la source de l’opposition entre égalité des chances et égalité radicale chez les premiers socialistes. Peut-être pourriez-vous expliquer tout d’abord pourquoi il vous a paru important d’exhumer ces idées porteuses d’une reconnaissance des besoins et non pas seulement du mérite ? 

Ludovic Frobert : Les deux livres que vous mentionnez se répondent. Des Républicains, ou Le roman-vrai des Raspail (Libel, 2019) et Vers l’Egalité, ou au-delà ? (ENS Editions, 2021), tentent, chacun, de revenir sur les espoirs et les savoirs des socialismes et communismes originaux, ceux du premier 19e siècle, disons les années 1830-1848. D’en proposer des enquêtes historiques et complémentairement d’en réfléchir la contemporanéité avec notre temps présent ; et pour cela travailler aussi à l’expression, aux moyens de donner en partage ces histoires loin d’être datées. Mon geste réfléchit aussi ce qui était en cours au 19e siècle chez certains, dont Raspail : la volonté de ne pas voir privatisé le savoir par les experts, et, par opposition, de frayer pour cela une science populaire ouverte à échange, communication, discussion de toutes et tous. C’est la raison pour laquelle, après avoir longtemps publié des contributions classiques, j’ai risqué d’un côté l’écriture d’un roman-vrai, de l’autre celle d’un essai. On découvre je l’espère dans cet essai, Vers l’égalité, ou au-delà ?, qu’en engageant le socialisme à ne pas miser trop exclusivement sur le mérite et l’égalité des chances, ces pionnières et pionniers approfondirent la notion d’égalité des besoins et de là indexèrent le socialisme à l’audace et à la créativité. 

 

Vous conviez alors le lecteur à découvrir trois personnages, que vous présentez au milieu de leur cercle d’alliés, Constantin Pecqueur, François-Vincent Raspail (qui avait déjà fait l’objet de votre précédent livre), et enfin George Sand, qui, s’ils critiquent tous les trois l’idée d’égalité des chances et celle de mérite, abordent toutefois la question de manière quelque peu différente. 

Le premier appartient à un groupe de socialistes fraternitaires, critiques d’une conception de l’organisation de la société qu’ils décrivent comme une concurrence effrénée et nocive, et qui cherchent alors à promouvoir d’autres formes d’organisation, faisant la part belle à l’association des producteurs et à un Etat interventionniste. 

Oui, ce sont une suite de portraits de personnages en leurs milieux, et non pas seuls, isolés que je propose dans cet essai. Et des personnages auxquels je me suis attaché, Pecqueur, Raspail, Sand et leurs cercles respectifs. L’ennemi alors pour eux, c’est l’individualisme que personnifie un Roi-citoyen devenu Roi-Bourgeois (Louis-Philippe), le roi d’un régime justement qualifié de Ploutocratie (Pierre Leroux) et où Argent et Etat pactisent ; un roi qu’Auguste Blanqui va qualifier de « boutique incarnée ». Face à cet individualisme sacralisant le présent des dotations en actes, donc l’inégalité, et que théorisent aussi bien la philosophie de Victor Cousin que l’économie politique de Jean-Baptiste Say s’élèvent des réflexions variées en faveur d’un avenir autre et déjà, d’un présent autre. C’est ce que tente de dépeindre mes portraits de groupes ou de familles.

Pour en revenir à Pecqueur, ce qui est premier chez lui, c’est la recherche d’un ambitieux idéal de justice. Et cet idéal l’amène à donner une définition plus audacieuse, radicale, des trois valeurs de liberté, égalité, fraternité. La liberté est un pouvoir, pouvoir d’expression et d’émancipation qu’une société bien organisée livre à chacun, chacun étant alors en mesure d’éprouver le fait que ses besoins sont identiques à celui d’un ou d’une autre, et l’ensemble permettant à chacun de percevoir l’autre justement comme son prochain, son frère, et de se comporter en conséquence. Pecqueur, mais aussi Louis Blanc et François Vidal, ce que j’appelle la triplette du Luxembourg, pensent alors globalement une politique, une manière de gouverner et non de capituler face à une première déferlante libérale qui sacralise le hasard et la force. Et les institutions permettant de gouverner le politique et l’économique, l’économie politique, sont d’une part les associations (les « ateliers sociaux » qui, de fait sont des coopératives principalement de production), et d’autre part l’Etat. 

 

Le second critique la notion de capacité qui fonctionne comme justification de l’égalité des chances, pour lui opposer l’idée de compétence, porteuse à la fois d’un projet d’émancipation individuelle et sociale, qui passe alors par le développement de la sociabilité au sein de la commune. Mais le concept de « compétences » est tout sauf univoque et il a depuis été abondamment utilisé avec d’autres objectifs. Du coup, pourriez-vous expliciter ce que cette idée recouvre pour F-V Raspail et ceux qui partagent ses conceptions ?

Le Graal à l’époque, c’est de refonder rationnellement l’inégalité ; retrouver un ordre qui ne soit plus l’Ancien régime des castes de guerriers, prêtres et rois, mais qui hiérarchise et classe les individus sur des bases désormais positives, indiscutables, en rapports avec un nouveau monde de l’industrie que flèche la voie unique du progrès.  Et cette quête se trouve aussi bien chez Guizot, que chez les saint-simoniens orthodoxes qui vont d’ailleurs, pensons à Michel Chevalier, rapidement pactiser avec les Doctrinaires et participer à ce que le poète Auguste Barbier appelle « la curée », que même, enfin, chez certains républicains modérés faisant de vertus capacités : on cherche à fonder l’inégalité sur les différentiels de capacités, la capacité étant le maître mot. Lorsqu’on n’en trouve pas une définition ou mesure propices, en termes d’intelligence ou mérite par exemple, on la valide en considérant que les dotations et inégalités présentes ne tombent pas du ciel, ou plutôt tombent du ciel, et qu’un riche n’est pas riche par hasard. Je pense que fondamentalement mes personnages tournent le dos à cette quête et estiment que la modernité, et ici le socialisme, se définit précisément par le refus de cette quête et la reconnaissance de l’égalité radicale qu’exprime l’idée de l’identité des besoins. Et Raspail est probablement celui qui, dans ma galerie, va le plus loin, en définissant la notion de « compétence » qu’on pourrait plutôt traduire par « qualité ». Et la qualité signale la variété extrême des formes d’intelligence, une possibilité et invitation infinie de les cultiver partout et chez toutes et tous, une impossibilité d’établir des hiérarchies qui rend caduque l’idée capitale, par exemple chez les saint-simoniens, de premiers de cordées. Et qui valide en conséquence l’idée que ce n’est que du dialogue de qualités variées, et ce à différentes échelles (mais l’échelle où la « discussion publique » et l’enquête entre tous est la plus efficace, selon Raspail, est encore la commune) que peut procéder la vie, soit l’adaptation politique, économique et sociale.   

 

La troisième, dont on a parfois un peu oublié l’importance de son engagement socialiste, exalte, montrez-vous, dans ses romans de la période, les promesses d’un monde communautaire et solidaire, et elle se place ainsi encore sur un autre registre. Comment pourrait-on alors le caractériser et à quels critères faudrait-il l’évaluer ?  

Mon essai pointe également, en termes de créativité et de partage des idées, l’importance des supports adoptés : l’article de journal et le traité chez Pecqueur, l’almanach chez Raspail, et finalement le roman chez George Sand. Sand se considérait comme disciple de Pierre Leroux. Or la formule de distribution chez Leroux est « Chacun par tous ou Tous par chacun au moyen de la science et de l’amour ». Lorsque le jeune et plus que turbulent frère de Pierre Leroux, Jules esquisse en 1838 les contours d’un monde idéal futur, à réaliser, une utopie qui ne sera pas « un rêve de notre imagination », il précise que c’est un monde où s’établira « l’échange qui règne là où règne l’amour. C’est l’échange qui règne là où les être sont liés mutuellement au point d’être mutuellement les objets de leur activité réciproque ». C’est une science économique autre que celle des épigones de Say, l’Ecole libérale française à sa naissance, que proposent les Leroux car signalant notamment la nécessité de socialiser les instruments de travail, de redonner ainsi aux travailleurs la propriété non seulement de leurs outils, mais de leur vie. Mais dans la formule de Leroux, c’est la science et l’amour qui permettent d’avancer sur ce chemin. A quoi correspond l’amour ? Ce n’est ici certes pas l’amour tel que le concoivent, dans leur carcan capacitaire, les saint-simoniens pour qui « l’amour est le lien principal qui unit le supérieur à l’inférieur », le plus capable au moins capable, cette capacité étant désormais surtout mesurée sur le terrain économique, industriel. Ce qu’expriment alors les romans de Sand, notamment Le Pêché de Monsieur Antoine (1846) que j’analyse dans mon essai, c’est en partie la science (économique) de Leroux, mais aussi le fait que dans le futur, au mieux, mais aussi dans le présent, en partie, l’économie et ses catégories, notamment l’échange, le travail, etc ne définissent pas la modernité. La modernité en tant que progrès se définit par un au-delà de l’économie, et l’utopie signale un monde où, mieux maîtrisées par les progrès tant technologiques que sociaux, l’économie, l’utile passent au second plan par rapport à ce qui importe au mieux pour les êtres humains, à savoir l’amour en toutes ses manifestations.

 

La pensée libérale, d’une part, et le marxisme, d’autre part, ont tous les deux contribué à discréditer les prétentions utopistes des premiers socialistes et, pour le point qui nous occupe, à priver de fondements l’idée d’égalité radicale, dont le socialisme et les penseurs qui s’en réclament, se sont alors, à de rares exceptions (comme Gerald Allan Cohen, que vous citez bien sûr), désintéressés, au moins jusqu’à une période récente… Assiste-t-on aujourd’hui à une inflexion sur ce point ? 

Il y a actuellement un retour sur 1848 et plus généralement ces années. Et ce retour se fait grâce à une évaluation nouvelle de la notion d’utopie   . La fameuse distinction d’Engel sur socialisme scientifique et socialisme utopique a longtemps conduit à stigmatiser ces premiers socialistes et communistes. Or, dans cet essai je signale le geste significatif les ayant convaincus d’endosser ce qualificatif que leur avaient d’abord dédaigneusement accolés leurs adversaires, notamment libéraux. Une expression magnifique se trouve dans une lettre de George Sand au maçon et poète Poncy : « Voilà comment les utopies se réalisent. C’est toujours autrement et mieux ». Ce qui nous interpelle aujourd’hui est cette imagination définissant leur socialisme, l’imagination comme « pouvoir d’écart » disait Jean Starobinski, et ici un écart pouvant aller, par exemple chez Charles Fourier jusqu’à « l’écart absolu ». Bref, créer la possibilité d’imaginer et en partie grâce à cela frayer un monde radicalement différent. Geste aux antipodes de ce que commençaient à imposer le libéralisme économique du temps, à savoir, comme en a fait écho une de ses zélatrices modernes, qu’il n’y a pas d’alternative.