Une analyse à l'échelle locale et une étude de sources photographiques témoignent des nouvelles modalités d’écriture de l’histoire de la Shoah en Europe centrale.

Il reste de nombreux aspects à de l’histoire de l’extermination des Juifs à analyser. La concomitance de la parution de ces deux ouvrages en est l’illustration. Les auteurs ont choisi deux modalités d’écriture et de narration différentes. L’historien Omer Bartov analyse l’extermination des Juifs à l’échelle locale et décrit magnifiquement l’histoire de la ville de Buczacz, en Ukraine, ainsi que les relations entre les différentes communautés et le rôle des Allemands dans l’extermination. L’anthropologue Monika Sznajderman, née d’un couple mixte, utilise une grille d’analyse originale, via la photographie, pour évoquer sa famille et l’extermination de sa branche paternelle. Leur lecture successive permet également d’interroger le destin des Juifs survivants.

Un village ordinaire

Omer Bartov, dont la thèse publiée sous le titre L’armée d’Hitler montrait la participation active de la Wehrmacht à l’extermination des Juifs, a déjà profondément transformé la perception de l’histoire du nazisme. L’historien israélien propose aujourd’hui l’histoire d’une ville à la lisière de l’Ukraine et de la Pologne, Buczacz, qui enrichit considérablement les connaissances sur l’histoire de la Shoah mais aussi sur celles des relations entre les communautés juive, polonaise et ukrainienne avant la Seconde Guerre mondiale. Il a décidé de se lancer dans cette enquête historique au long court après une discussion avec sa mère, qui y a passé son enfance.

Située avant hier dans l’empire austro hongrois, hier en Pologne, aujourd’hui en Ukraine, Buczacz a changé plusieurs fois de nom. Depuis, le XIXe siècle, ces terres paysannes voient les espaces se fragmenter. Avant la Seconde Guerre mondiale, sur les 15 000 habitants qui peuplent l’espace local, la population est juive à plus de 50 % dans la ville, les zones rurales sont inversement composées majoritairement de Polonais qui forment 30 % de la population et d’Ukrainiens pour environ 20 %. L’antisémitisme se développe avec son corollaire de stéréotypes et d’exclusions notamment scolaires. Omer Bartov souligne également qu’en dehors du nationalisme, la politisation de la région était rare. Avant la guerre, seule une grève de paysans touche la région. Quelques groupes socialistes et sionistes émergent mais dans l’ensemble la région est marquée par le conservatisme.

En 1914, l’ensemble de la population participe à la ferveur patriotique, même si l’antisémitisme et la défiance vis-à-vis des Juifs est grandissante. Les actes de violences antisémites se multiplient pendant la Première Guerre mondiale. Elles viennent tant des communautés ukrainiennes que polonaises et se doublent d’une animosité des troupes russes qui ont occupé la ville pendant plus d’un an. A la faveur des mouvements de troupes, les Russes occupent à nouveau à plusieurs reprises la région. La violence de la guerre, les déplacements de population ont favorisé les tensions et le passage à des formes d’antisémitisme encore plus marquées pendant la guerre. Comme les soldats, les paysans se livrent à des pogroms et à des viols.

L’armistice ne marque pas la fin de la guerre dans la région puisque les Ukrainiens et les Polonais se battent pour prendre le contrôle administratif et politique de la ville. Les uns comme les autres s’accordent pour ne pas laisser de place aux Juifs. La bourgade est au total occupée plusieurs fois par les armées des différents pays ainsi que brièvement par l’Armée rouge alors que les populations locales ukrainienne et polonaise s’accusent mutuellement d’exactions. La fin de la guerre civile dans les derniers temps de l’année 1920 permet un retour à la paix et les Polonais deviennent maitres des lieux. La vie culturelle juive reprend avec ses théâtres, ses bibliothèques et l’émergence de nouvelles formes de vie politique. Le sionisme prend une importance considérable. Les organisations juives parviennent à envoyer plusieurs dizaines de personnes par an en Palestine alors que l’antisémitisme latent et institutionnel demeure très vif. Le lycée leur est par exemple de fait interdit.

Si une forme de coexistence pacifique existe, les Ukrainiens sont régulièrement la cible des attaques des Polonais. Cette atmosphère de défiance systématique entraîne des tensions entre les communautés comme les incendies déclenchés par les nationalistes ukrainiens en 1930 pour protester contre les discriminations. Tout événement devient le prétexte à des tensions, ainsi la fête de la constitution polonaise est transformée en fête catholique, excluant de facto 70 % de la population locale. Cette situation perdure durant toute l’entre-deux guerres. Comme le note Omer Bartov, l’exacerbation des tensions entre les communautés intéressent aussi les puissances étrangères avides d’obtenir des agents d’influence ; les services nazis ont ainsi remarqué que le nationalisme ukrainien pouvait leur devenir utile.

La guerre vue du village

Le pacte germano-soviétique du 23 août 1939 et surtout ses clauses secrètes permettent à l’URSS d’entrer en Pologne. Les Soviétiques s’appuient alors sur une infime partie de la société juive pour installer leur pouvoir, faisant ainsi renaître incidemment la propagande sur le thème du « judéo bolchevisme ». Parallèlement, ils utilisent quelques membres de la minorité ukrainienne pour déstabiliser les Polonais. La Soviétisation s’accompagne de l’élimination des élites non communistes quelle que soit leur origine. Les déportations vers le Kazakhstan et la Sibérie sont nombreuses. Ainsi, en février 1940 lors d’une des trois vagues de déportations, 32 000 personnes du district et 3 000 habitants de la ville sont envoyés en URSS. Mais, Bartov note que, dès ce moment, chacune des communautés se sent la seule victime du pouvoir soviétique.

Après l’opération Barbarossa le 22 juin 1941 et l’avancée de la Wehrmacht suivent les commandos mobiles de tuerie qui exécutent plusieurs centaines de personnes dans les premières semaines. Ils sont épaulés par les Ukrainiens qui éliminent leurs anciens voisins et conduisent une véritable extermination ethnique contre les Polonais qui fuient la région. Les Ukrainiens, avec l’accord des nazis, hissent alors leur drapeau sur la mairie de Buczacz. Pour les survivants des exactions des Einsatzgruppen, les autorités occupantes obligent les Juifs à former un Conseil juif et à fournir à partir de 1942, les listes des Juifs à déporter, puis à arrêter les personnes, en participant en deuxième ligne à l’encadrement.

Omer Bartov livre à l’échelle d’une ville l’un des ouvrages les plus profonds sur l’histoire de la Shoah, montrant parfaitement les chaînes d’implication dans le génocide et les conditions de sa réalisation grâce à la passivité, voire la complicité des populations locales.

Une famille judéo-polonaise

Ces thèmes reviennent dans le passionnant livre de Monika Sznajderman, constituant l’un des trop rares témoignages sur la relation judéo-polonaise. L’écriture n’est pas historique. L’autrice, anthropologue réputée, s’adresse à son père directement, expliquant la vie de sa famille et retraçant l’itinéraire de chacun des membres, grâce à un habile jeu de photographies mises en perspective et commentées. L’autrice est issue d’une famille mixte, un père Juif assimilé et une mère catholique issue de l’aristocratie. Ses parents se rencontrent après la guerre. Le père, né en septembre 1929 et décédé en 2020, n’a commencé à parler que tardivement lorsqu’il a reçu des photos de sa famille publiées dans un ouvrage permettant de rendre compte de la vie en Pologne. Outre la description des photos, l’ouvrage porte principalement sur l’antisémitisme et la vie juive en Pologne, où se retrouvent des mécanismes similaires à ceux décrit par Omer Bartov. L’anthropologue évoque les villes de Radom et de Varsovie où la majeure partie de sa famille juive a vécu avant l’extermination, quand l’autre partie de sa famille vivait normalement. Comme Omer Bartov, Monika Sznajderman rappelle l’hostilité, voire la haine des Polonais vis-à-vis des Juifs avant la Seconde Guerre mondiale. Pendant, la guerre, ils sont, sauf exception, au mieux indifférents au sort des Juifs. Elle s’attache à décrire les parcours des uns et des autres pour faire revivre cette étrange société.

Monika Sznajderman rappelle aussi que la violence ne s’est pas arrêtée avec la fin du nazisme puisque l’antisémitisme polonais est une constante. Un de ses oncles a été tué par des Voisins, pour reprendre le titre de Jan Tomasz Gross. Elle livre aussi un témoignage saisissant sur la vie des enfants Juifs de Pologne au sortir de la guerre. Elle s’appuie sur l’ouvrage, non traduit en français, de Maria Thau qui raconte l’expérience de la maison d’enfants de Zatrzebie, fondée dans l’esprit des maisons d’enfants de Janus Korzack, un havre de paix dans lequel vivaient les enfants survivants, qui, comme son père, étaient des rescapés des camps. À la suite de Maria Thau, elle décrit les conditions de vie de cette communauté éducative, traversée par les hurlements nocturnes des enfants survivants.

Monica Sznajderman analyse aussi parfaitement le mécanisme du pouvoir communiste polonais. Alors que l’un de ses oncles est victime de la répression communiste, son frère est promu par le Parti ouvrier unifié polonais. Le père de Monica se plie également à l’autorité communiste, partant travailler comme médecin en Corée pour soigner les soldats communistes, avant de remettre sur pied son oncle polonais, non-juifd, détruit par le même système. Comme dans le livre d’Omer Bartov, celui-ci met en lumière les capacités manipulatrices et destructrices des pouvoirs totalitaires.

 

 

Ces deux approches offrent certes des analyses différentes de la réalité génocidaire et de la vie dans ces régions marquées par la guerre et la violence de masse, mais elles aboutissent à des conclusions communes sur la nature des régimes en place.