Une étude généalogique montre que l'œuvre peint de Géricault se joue entre création, vie et existence.

Tout le monde connaît Le Radeau de la Méduse (1819). On ne saurait néanmoins réduire Théodore Géricault à cette œuvre, uniquement. Pour autant, il n’est pas plus fructueux de multiplier les recherches sur Internet et de collationner, sans rigueur, les tableaux. Jérôme Thélot, professeur à l’université de Lyon et essayiste, souligne cette disproportion frappante entre la puissance de l’œuvre de Géricault et la méconnaissance dans laquelle son œuvre est tenue. Il nous propose un parcours généalogique de la peinture dans l’œuvre de cet artiste.

Généalogie ?

Il convient de préciser ce que l’auteur entend par ce terme, qui fait le fondement de son étude. Généalogie signifie : élucidation des conditions de possibilité d’une donnée empirique, et, dans le cas d'une œuvre d'art : tentative pour exhiber les principes qui la déterminent.


Appliquée à Géricault, l’idée d’une généalogie d'une peinture contribue à essayer de mieux la voir, à admettre que l’on peut lire en elle la compréhension de ses conditions de production, à faire émerger une réflexion sur ses fondements, qui émanerait de l’œuvre elle-même. Pour l’auteur de cet essai, Géricault produit des œuvres dans lesquelles il est possible de lire leur processus d’engendrement, et de révéler les motifs de toute image.
 
En un mot, il s’agit d’apprendre à lire la pensée en acte, immanente à l’œuvre. Il convient donc de suivre cette proposition, qui se déroule au cœur de l’œuvre, en en respectant la chronologie.  

Un tourment originel

Examinant les premières productions de l’artiste, l’auteur repère un trait central : la fabrication de la délimitation humain/animal. C’est dans ce travail de distinction que s’expose une sorte de conscience de soi de la peinture, là où elle se comprend elle-même comme existence humaine, sortant de la vie par la représentation. Tout tourne autour d’une intuition anthropologique : l’acte de représenter (justement parce que Géricault commence par peindre des chevaux) est le propre du peintre, et le propre de l’homme.

Dans la peinture des animaux, Géricault prend conscience de sa propre différence, de sa différence d’homme en tant qu’artiste, producteur d’une représentation. Ce qui revient à découvrir la fonction de la peinture : se saisir elle-même comme fondation anthropologique, comme fondation de la conscience de soi, dans la représentation. Thèse classique, au demeurant, qui puise ses formulations dans le rapport entre la question de la subjectivité inventrice et celle de la représentation de ce qui se dresse en face de la conscience.

L’auteur en conclut, concernant la peinture figurative, que «  la représentation de la vie par la peinture fonde l’humanité du peintre en tant qu’existence qui se distingue de cette vie  ».

Si l’on en revient au tableau intitulé Les croupes (de chevaux, 1813), on entend fort bien que le peintre y explore cette conscience, liée, à cette époque, à une conception du monde dépourvue de sens théologique et dénuée d’arrière-monde, pour parler comme Friedrich Nietzsche. La vocation du peintre est née de sa confrontation inaugurale avec les bêtes, avec l’énigme qu’elles sont, avec la vie qui fuse en elles, une vie qui excède les mots. L’auteur célèbre alors en Géricault la double apparition de l’animalité et de l’art lui-même. Ce que prouve avec un autre accent le Portrait d’un carabinier en buste avec son cheval, 1812-14, dans lequel l’homme sort de l’ombre comme l’existence sort de la vie. L’homme est cuirassé, signe social, et dans l’ombre se devine le cheval qui reste dans sa nuit.

Modernité

L’affaire prend de l’ampleur avec l’Officier de chasseurs à cheval de la garde impériale chargeant (1812). Le tableau est inactuel, montre l’auteur, par rapport à la bataille citée, déjà lointaine dans le temps. Il est aussi inactuel parce qu’il renouvelle la question de la différence entre la conscience humaine et la vie animale.

C’est justement dans cette différence que se loge la représentation de cette conscience. Ce tableau fait ainsi la synthèse des recherches antérieures. La différence entre cheval et cavalier est poussée à son paroxysme. Ardeur de la bête et effroi exorbité d’un côté, de l’autre maîtrise de soi toute en domination, en souveraineté sur soi et sur la monture. La tension de l’image saisit le spectateur, tension entre l’instant du côté de la bête et durée du côté du cavalier. Le sujet de l’image n’est donc pas l’épopée napoléonienne (que le jeune peintre détestait). Ce sont plutôt les deux temporalités impliquées l’une dans l’autre, et qui devraient permettre de répondre à la question : qu’est-ce qu’un humain ?

Humain est celui qui soumet l’énergie pure du splendide animal à l’impassibilité de son métier.

La peinture de Géricault se fait autoréflexive. Une forme humaine et une force animale. Nous sommes alors très loin de la peinture qui asservit l’image aux sommations du prince, à la manière de David (Le premier consul franchissant les Alpes au col du Grand-Saint-Bernard) ou de Gros (Bonaparte au pont d’Arcole).

En un mot, Géricault traite d’une question anthropologique (la différence entre vie et existence) et non d’un commentaire historique. Il examine cette différence, mais la complète de l’examen de la manière dont la vie sociale s’empare de l’existence humaine en la contraignant à porter les valeurs signifiées par les rôles sociaux.

Une réflexion sensible

La peinture de Géricault réfléchit sur l’humain, en tant que sujet de la représentation. Et sur l’art en tant qu’invention. Tout l’œuvre peint s’ensuit : Géricault s’est toujours employé à diversifier les vérifications de sa conscience de soi. Les tableaux cités deviennent, dans l’ouvrage, des preuves de cette autocompréhension de l’art dans la personne de l’artiste, une élucidation de sa production, une philosophie de l’art en acte.

Les termes du débat se renforcent : impassibilité/impatience, forme/force, œil de l’animal/regard humain… et se retrouvent ensuite dans des conditions dans lesquelles ils sont appelés à définir l’art : ce moment de la création durant lequel il est bien question de dompter quelque chose, un dessin, une plume, un pinceau, soit l’artiste transformé en mythe, l’humain artiste affrontant le danger, surmontant esthétiquement l’effroi, élevant la force de l’âme jusqu’au sublime, au sens kantien, de la création qui dompte les éléments. De là, chez Géricault, tant de scènes de domptage, examinées précisément par l’auteur.

L’art se comprend alors comme un dérivé de la violence. Ainsi Jérôme Thélot se rapporte-t-il aussi souvent à Charles Baudelaire, tant à sa conception du combat créateur qu’à sa conception de la modernité (arrachant l’éternel à l’éphémère), pour des contextes semblables.  

Comme il est intrigué par l’intérêt énorme que Géricault porte aux bouchers et aux boucheries, aux abattages et aux bêtes abattues : c’est à nouveau l’écart entre la vie et l’existence qui revient sur la scène, mais il est complété cette fois par un propos sur l’impossibilité de penser cet écart autrement qu’en termes de violence, ou d’arrachage. Retour alors sur les gravures de capture d’animaux sauvages, par des hommes nus à la mode antique, que l’auteur détaille en mode de naissance de la civilisation par le contrôle de la violence. «  Voici, écrit-il, la noce renouvelée de la pulsion et de la représentation, de la passion de vivre et de la pensée qui la retient  ».

La Méduse

Le Radeau de la Méduse : vue sublime, comme le répétera Eugène Delacroix, sans doute, mais de quoi ? D’une vision athée de l’existence. Géricault : un Michel-Ange sans religion, sans foi ! La toile n’annonce aucun arrière-monde. Dans un lieu de détresse, elle invente le mouvement des corps. Que le motif en soit une actualité, nul ne le conteste. La peinture représente un naufrage. Mais le sens du tableau excède ses traits contingents. Il y a d’abord quelque chose de l’ordre de l’intrication du désespoir et de l’espoir, de la résistance du courage à la détresse, de l’égalité entre les hommes, de la critique du pouvoir abusif, de la violence du colonialisme, etc. Pour ces derniers traits, il faut se souvenir que la frégate avait été affrétée par un gouvernement royaliste, en nommant à son commandement un officier de marine de l’Ancien Régime, qui n’avait pas navigué depuis 25 ans.

Mais le tableau a une autre portée. Il déploie une certaine inactualité, laquelle nous fait revenir au début de l’ouvrage. L’œuvre nous donne la révélation de la vie s’arrachant à la mort, et celle de la vitalité plus forte que l’entropie. Et le parallèle avec l’art reprend sens : l’art, c’est aussi cela, une force de vie qui se soustrait à la région de la mort, un moyen de survie, et de supporter l’effort de vivre, voire une intensification du vouloir-vivre. Jérôme Thélot conclut que, devant ce tableau, le spectateur est ouvert à l’instant intérieur de son humanité, l’instant où la vie se défait de la mort.