Que peut léguer la philosophie ?

Un témoignage de vie

Le Testament philosophique de Félix Ravaisson-Mollien (1813-1900), son ultime ouvrage auquel il travaillait avant de disparaître, au titre donné par ses premiers éditeurs, qui le tenait de la bouche de l’auteur, en 1901, n’est pas le simple fruit tardif d’une grande pensée. Il convient de bien saisir le caractère posthume de cette œuvre ne se comprenant pas simplement dans une poétique du tombeau car Ravaisson n’est pas de ceux voulant faire œuvre à part. Contrairement à la symphonie n°4 de Beethoven nommée Eroica, la diction héroïque de la philosophie ne comporte pas de marche funèbre ni ne se comporte comme telle : elle veut dire la belle futurition du geste philosophique. Ce rapprochement d’un texte philosophique et d’une œuvre musicale entend suggérer la méthode de Ravaisson rassemblant ce qui se croit séparé et retrouvant le même aussi bien dans le vivant que dans l’art ou la pensée.

Par rapport au Rapport sur la philosophie en France au XIXe siècle  de 1867, cet ouvrage ne s’arrête pas à un siècle mais délivre de la chronologie la légende de la grande pensée vécue et non abstraite. Il ne s’agit pas de construire une philosophie close et solitaire mais de rappeler à l’activité philosophique la noblesse de sa tâche : non la recherche d’un mien mais du bien, non l’acquisition d’une doctrine d’entendement mais l’invention du partage et l’écoute du meilleur, Ravaisson méditant la parole de Bacon selon laquelle "c’est un pauvre centre pour les actions d’un homme que lui-même"   . Sa lecture ne se recommande pas simplement pour découvrir une source à la morale selon Bergson ou dans la seule histoire du spiritualisme français. Le reproche fait à Bergson d’avoir "bergsonifié" Ravaisson ne dit peut-être pas l’essentiel : l’activité philosophique comme sensibilité et communication.


La grandeur héroïque

Contre le Socrate plébéien de Nietzsche, Ravaisson voit dans celui qui, sans écrire, défendit la philosophie, "un homme d’esprit héroïque, supérieur aux préoccupations vulgaires"   . La pensée ne naît pas du ressentiment mais de la sympathie, l’appellation de héros ne s’obtenant pas par la bravoure dans la canonnade mais par le maintien de "la native magnanimité"ne se jouant pas dans une dialectique maître-esclave. En effet, le caractère héroïque selon Ravaisson ne renvoie pas à un prestige individuel de sorte que, paradoxalement, le trait plaisant de Mlle Aissé selon lequel "il n’y a point de héros pour les valets de chambre" ne constitue pas une objection. La grandeur du héros n’écrase pas une faiblesse de l’autre homme mais exalte à la diffusion du meilleur présent en tout cœur et n’est pas, pour reprendre un poème de Baudelaire, "jalouse" de "la servante au grand cœur", puisqu’elle a également cette grandeur.

La philosophie, en tant qu’elle est d’émanation héroïque, exprime "l’irréconciliabilité" comme "une de ces fictions que rien n’autorise qu’un esprit d’abstraction qui crée des types absolus en supprimant les différences de degrés, caractère général des réalités"   . Ravaisson pense la philosophie comme s’accroissant dans la communication. La citation de quatrième de couverture selon laquelle "la pensée est une fleur de courte durée"   , omettant le "comme", risque ainsi d’égarer. Une telle pensée de la pensée comme fugacité, par opposition à la "philosophie du cœur" ou la "doctrine héroïque" qui se fonde sur "la conscience qu’a d’elle-même la pensée", où penser manifeste la force sourde d’un haut principe, relève de la "philosophie brutale", réduisant les idées à des "feux follets" à la surface du corps. Ce qui demeure, le cœur le fonde.


La générosité comme métaphysique

La philosophie ainsi saisie ne se réduit pas à la seule histoire de l’être qui peut être comprise comme une coupe sur le devenir métaphysique de l’homme. La métaphysique se découvre dans la morale. Montrer l’origine et la destination héroïques de la philosophie ne requiert pas l’emphase d’un sursum corda mais une simplicité de vue. Les cœurs sont toujours hauts, quoiqu’il leur arrive d’oublier cette grandeur et cette bonté dont et pour lesquelles ils sont faits. Si la pensée est piété, selon l’équivalence faite par Heidegger entre denken et danken, une telle philosophie du cœur, de l’intuition des principes et de la finesse le dit en un autre langage dissipant l’opposition de l’ancien et du nouveau afin de ne retenir que le meilleur qui est de tous les siècles et ne s’abolit pas dans une date. Elle ne s’adresse pas aux happy few mais dit l’unité roborative sans passer par la contradiction et la négativité. Il serait beau que le soleil qu’elle donne à voir, pour reprendre une comparaison faite par Ravaisson   , continue de nous teindre, sans avoir de nuages à percer.