Au cœur des débats de société d’aujourd’hui sans toujours être nommée ou assumée, l’assimilation mérite un éclairage historique.

La loi de 2004 sur les signes religieux dans les écoles publiques, la loi de 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, ainsi que le projet de loi « confortant les principes républicains » (ex-loi contre le « séparatisme »), en vote début 2021… toutes sont des lois d’assimilation, nous dit Raphaël Doan dans Le rêve de l’assimilation : elles visent à réduire par le droit et donc la contrainte des mœurs (port du voile, polygamie) considérées comme contraires à la norme, c’est-à-dire aux mœurs majoritaires de la société française. Mais des lois d’assimilation qui ne s’assument pas, tant le concept d’assimilation semble aujourd’hui dépassé, peuvent difficilement être traduites dans les faits. De quel droit la majorité peut-elle demander à l’autre de renoncer à ses spécificités culturelles ? D’autres termes, de sens différents bien qu’a priori proches, lui sont préférés : intégration, insertion, inclusion. La promotion de la diversité aurait les faveurs de la société et des politiques. L’assimilation n’a pourtant pas disparu du droit français, ainsi dans le Code civil « Nul ne peut être naturalisé s’il ne justifie de son assimilation à la communauté française » (art. 21-24).

C’est de ce paradoxe que part Raphaël Doan, normalien et agrégé de lettres classiques, depuis passé par l’ENA, pour interroger historiquement l’assimilation. Encadrés en introduction et en conclusion par une réflexion théorique qui se fonde entre autres sur des penseurs classiques libéraux (John Locke, Benjamin Constant), les sept chapitres du Rêve de l’assimilation portent sur six entités politiques différentes, de la Grèce hellénistique au XXIe siècle. Ce sont autant d’éclairages historiques, bien informés sans être exhaustifs, qui retournent aux textes des principaux intellectuels qui ont, à chaque époque, pensé la question : après avoir abondamment exploité des auteurs antiques comme Tacite, Plutarque ou Arrien, qui relèvent de sa spécialité, Raphaël Doan s’appuie sur les penseurs des Lumières et sur les Républicains français du XIXe siècle pour la France, ou encore sur les pères fondateurs et sur Horace M. Kallen, penseur du pluralisme culturel, pour les États-Unis. Chaque partie prise séparément laissera sans doute sur leur faim les spécialistes, qui pourront ne pas être d’accord avec l’interprétation de la période au prisme de l’assimilation. Mais ces entrées chronologiques trouvent leur valeur dans la comparaison. Raphaël Doan, par ailleurs engagé politiquement à droite et premier adjoint à la maire du Pecq (Yvelines), entend réhabiliter par l’histoire l’assimilation, dans l’espoir de contribuer aux débats contemporains. Son premier livre avait également cet objectif en partant d’un autre concept très actuel (Quand Rome inventait le populisme, Éditions du Cerf, 2019, 180 p.).

 

Redonner du relief à un concept galvaudé

La première mission que se donne Raphaël Doan est de rendre au mot une complexité qui lui serait souvent déniée. Assimiler au sein d’une entité politique, c’est rendre absolument identique un individu ou un groupe d’individus à une population de référence, à la différence de l’intégration qui « suppose seulement de donner une place à autrui dans la société sans lui faire adopter intégralement le mode de vie majoritaire ». Ce qui différencie l’assimilation d’autres concepts proches, comme l’acculturation, c’est qu’elle se fonde sur un projet et donc sur une politique volontariste. La notion recouvre l’ensemble des « pratiques culturelles, politiques et juridiques issues d’une volonté de changer les mœurs d’une population pour transformer des étrangers en semblables »   . Par conséquent, l’attention doit se porter sur ceux qui décident, ou non, d’une politique d’assimilation plutôt que sur ceux qui sont la cible du projet d’assimilation. Ce ne sont pas tant les réalisations concrètes qui comptent, que ce qui les motive.

Ce projet n’est pas propre à la France ni à notre époque. Raphaël Doan en trouve des exemples dans la Grèce hellénistique, après les conquêtes d’Alexandre, sous l’Empire romain, et dans les premiers siècles de l’islam. Même si le sens contemporain d’assimilation ne date que du XIXe siècle, l’auteur écarte par anticipation toute accusation d’anachronisme. Qu’assimilation ne puisse trouver de traduction exacte en grec ancien ou en arabe classique ne doit pas arrêter la réflexion : les phénomènes n’ont pas besoin d’un mot précis pour exister. Réflexion qui permettrait de penser à nouveau frais certaines interprétations historiques qui seraient déconsidérées par la recherche actuelle, plus encline à insister sur la diversité et les résistances culturelles. D’où, par exemple, l’utilité aux yeux de l’auteur d’un concept comme la romanisation, en dépit de toutes les critiques qui ont pu lui être adressées : « Peut-on imaginer que l’Europe soit devenue à ce point romaine sans aucune incitation du pouvoir impérial ? » La citoyenneté romaine (et ses implications juridiques) progressivement élargie sous l’Empire, la diffusion du latin comme langue commune, et surtout l’armée, auraient été des moteurs de l’assimilation à la romaine.

Le projet d’assimilation, qui n’a rien de nécessaire pour un État contemporain et encore moins pour un empire, peut être déployé dans trois contextes principaux : pour homogénéiser culturellement un État constitué dont la population est diverse (la France sous la IIIe République), lorsque de nouveaux territoires intègrent par la conquête une entité politique à l’identité forte (l’Empire islamique des premiers siècles), ou à la suite de phénomènes migratoires, avec la coexistence de populations aux références culturelles diverses (Rome, la France contemporaine). Une même entité politique peut être confrontée à ce contexte simultanément comme successivement.

 

Multiculturalisme américain vs. assimilation à la Française ?

Redonner du relief à l’assimilation, c’est également refuser de réduire chaque nation à un modèle prédéfini et essentialisant. L’histoire des États-Unis ne peut être résumée à la métaphore du melting pot et au multiculturalisme qui organise aujourd’hui le pays. En dépit de la diversité des origines de ses habitants, le pays se serait bien construit autour d’une « anglo-conformité » relativement contraignante et dont étaient exclus les Amérindiens et les Afro-Américains. Le Japon, auquel un chapitre entier est également consacré, ne doit pas non plus être dépeint de façon monolithique comme le pays de la fermeture et de la jalousie culturelle. Il a expérimenté l’assimilation durant sa période coloniale, notamment en Corée.

La France, quant à elle, est étudiée en deux temps : sous l’angle colonial puis métropolitain, depuis l’époque moderne, et jusqu’à nos jours pour le second chapitre. Le pays, dont on voit qu’il n’a pas le monopole de l’assimilation, serait toutefois « la nation qui poussa le plus loin le rêve assimilateur », ce qui ne signifie pas qu’il faille le considérer comme l’envers absolu du multiculturalisme. L’abandon récent du projet assimilateur ne rompt d’ailleurs pas une tradition intangible, mais s’inscrit dans une lignée d’hésitations. Les premiers projets d’assimilation, ou tout du moins d’homogénéisation de la population française, remonteraient à l’Ancien Régime, avant le long processus d’assimilation interne et de définition de la nationalité française au XIXe siècle, entre autres sous la IIIe République. Parallèlement, avec un apogée dans l’Entre-deux-guerres, l’État et la société ont fait preuve d’une puissance assimilatrice à l’égard des populations immigrées européennes, menant à une fusion totale avec les mœurs françaises.

L’attachement de la France à l’assimilation viendrait de son histoire coloniale, de la même façon que le modèle britannique (abordé dans le livre uniquement en miroir du cas français) est héritier de l’Empire britannique où la voie choisie était plutôt la ségrégation, puis l’association multiculturelle. Dans le cas français, le rêve colonial d’assimilation est majoritairement resté à l’état de projet. Prétexte pour la conquête, il s’est heurté à une contradiction originelle : la domination coloniale, la discrimination entre colons et colonisés, s’opposaient fondamentalement au prétexte humaniste et « civilisateur » d’un Ferry. L’assimilation n’était possible qu’à la marge et individuellement, chez les élites.

 

L’assimilation n’est pas celle que l’on croit

Aujourd’hui, en France comme au Royaume-Uni, la question de la place des immigrés et de leurs descendants dans la société se pose avant tout pour des personnes originaires des anciennes possessions coloniales. Le projet français n’est plus l’assimilation, mais l’intégration. Pour Raphaël Doan, cela tient à trois choses. Après 1974, la politique d’assimilation était incompatible avec le discours sur le retour des travailleurs immigrés dans leur pays d’origine. La pérennisation de leur présence en France, et de celle de leur famille, a de plus été accompagnée d’un changement de mentalité qui a progressivement rejeté l’assimilation, suspecte d’autoritarisme à l’encontre de la diversité culturelle. La troisième explication serait enfin l’écart culturel (et religieux) croissant entre les nouveaux immigrés et la société française. La proximité culturelle des précédentes communautés d’immigrés, d’origines européennes, aurait au contraire facilité leur assimilation. Le projet d’assimilation n’a cependant pas entièrement disparu de nos jours, mais la logique qui prévaut est plutôt celle de l’intégration.

 

L’idée forte qui traverse le livre de Raphaël Doan est que l’assimilation serait le reflet d’une « conception universaliste des rapports humains » sans rien de commun avec le racisme, même si ce dernier n’est ici compris qu’au seul sens biologique. Considérer l’autre comme assimilable, c’est déjà le considérer comme semblable à soi. C’est pourquoi l’assimilation, aujourd’hui associée à la droite voire à l’extrême-droite, aurait longtemps été un marqueur de la gauche républicaine. Raphaël Doan rappelle par exemple l’opposition de la droite à la loi de 1889 assouplissant les naturalisations, ou la complète opposition du régime de Vichy à ce principe. Cependant, cette conception universaliste portée par l’assimilation se double le plus souvent d’un sentiment de supériorité culturelle, lequel impliquerait un devoir moral, par exemple à romaniser ou à franciser. Tout se joue donc également dans la façon dont la culture qui doit servir de norme, elle-même évolutive, se perçoit. Le projet assimilateur reflète une identité qui se conçoit forte, à vocation universelle.

L’assimilation ne doit pas être considérée au-delà de ce qu’elle est : un rêve. Une idée, qui suscite des débats souvent durs, et dont la réalisation, lorsqu’elle a lieu, diffère bien souvent de la théorie, par ses limites propres, ses échecs, ses résultats partiels ou inattendus, et les résistances qu’elle peut susciter.