L’écrivain cherche dans l’histoire de son grand-père, Juif polonais exilé à Buenos Aires en 1928, l’origine du silence à la source de toute son œuvre.
« Il y a vingt-cinq ans, j’ai commencé à écrire un livre pour combattre le silence qui m’étouffe depuis que je suis né », explique l’écrivain et scénariste Santiago H. Amigorena en ouverture, avant de rappeler quelques titres de son œuvre autobiographique : Une Enfance laconique (1998), Une Jeunesse aphone (2000), Une Adolescence taciturne (2002). Il s’agit d’un silence hérité de celui de son grand-père, Vicente Rosenberg, heureux dans son exil argentin, avec sa femme Rosita, ses trois enfants qu’il adore, le magasin de meubles qu’il dirige, ses amis qu’il retrouve au café Tortoni, jusqu’à ce que les nouvelles de sa mère et de son frère, restés à Varsovie, deviennent désastreuses, à mesure que le joug nazi s’étend en Europe et que se met en place la « solution finale ».
Un roman bouleversant qui tisse l’Histoire et l’intime
L’écrivain a choisi de citer les lettres de son arrière-grand-mère Gustawa, prise au piège dans le ghetto de Varsovie, et de les éclairer par l’histoire de la destruction des Juifs d’Europe, dont les journaux parlaient alors si peu, et toujours dans les pages intérieures : « Les Allemands […] nous traitent comme des animaux. Dans les rues les gens meurent de faim, et on ne s’arrête même plus pour contempler les cadavres. Hier, j’ai vu par la fenêtre une femme qui faisait des allers et retours sur le trottoir. Elle a fait ça pendant des heures, son enfant mort dans les bras. Elle pleurait et elle hurlait et elle serrait son enfant mort et elle le montrait aux passants, aux centaines, aux milliers de passants. […] Heureusement que tu es loin d’ici, mon Wincenty chéri. Et heureusement que ta sœur a pu partir en Russie. »
Cette lettre, postée dans le ghetto de Varsovie le 6 septembre 1941, a été reçue par Vicente le matin du 13 octobre. L’auteur pointe la coïncidence de date qui fait que « ce même jour, à douze mille cinq cents kilomètres de Buenos Aires, pas très loin de Königsberg, dans la petite ville de Rastenburg, près de la Wolfsschanze, la tanière du loup, le quartier général de Hitler, le Reichsführer Heinrich Himmler rencontrait le chef de la SS et de la police du Gouvernement général, Friedrich-Wilhelm Krüger, et le chef de la SS et de la police du district de Lublin, Odilo Globocnik. […] [Ils] avaient passé deux heures ensemble à discuter sérieusement de ce qui deviendrait le premier massacre institutionnel et industrialisé de l’histoire de l’humanité. »
L’enferment dans le silence
Il est trop tard pour que Vicente fasse venir en Argentine sa mère et son frère Berl. Il s’en veut de ne pas avoir insisté davantage quand il en était encore temps, et surtout de ne pas être allé lui-même chercher sa mère durant les années 1930. Sa culpabilité et son impuissance le poussent à se retrancher dans un silence mortifère pour lui et sa famille. « Plus de mots. Plus de langues. Ni allemand, ni polonais, ni yiddish. Ni espagnol, ni argentin. Plus de mots. Plus de noms. Plus de noms pour rien. Ni pour la musique, ni pour le piano, ni pour la chaise, ni pour la table. Ni vitrine, ni magasin, ni rue, ni voiture, ni cheval, ni ville, ni pays, ni océan. Ni massacre. Ni douleur. Plus. De. Mots. » On laissera au lecteur le soin de découvrir le cauchemar récurrent de Vicente, qui éclaire le titre de façon bouleversante
Santiago H. Amigorena, qui cite Primo Levi, s’inscrit avec ce roman, de manière décentrée (au moins géographiquement), dans la littérature de la Shoah, et propose une réflexion sur le sens de l’oubli et de la mémoire ainsi qu’un hommage à son grand-père, qu’il a peu connu mais dont le silence hante toute son œuvre : « J’ai souvent écrit que l’oubli était plus important que la mémoire. J’ai souvent songé, comme Pasolini, que celui qui oublie jouit plus que celui qui se souvient. » C’est pourtant pour que la vie de ses grands-parents ne se perde pas dans l’oubli qu’il a écrit ce livre en forme de kaddish.