La philosophie se nourrissant de ce qui n’est pas elle, selon la formule fameuse, elle vient ici s’alimenter à un corpus et à des pratiques peu fréquentées : l’innovation.

Les injonctions à être innovant et performant sont permanentes et semblent concerner les individus aussi bien que les organisations. Chacun est sommé d’être de ceux qui prospèrent, en devenant créatif et en se rangeant sans hésiter parmi les premiers de cordée. Par opposition aux partisans attardés et égoïstes d’un ancien monde sclérosé et routinier, les promoteurs de l’innovation sont en marche. Ils portent une vision, celle d’un renouvellement radical mais responsable, attentifs qu’ils sont à la dimension sociale et environnementale des changements qu’ils initient. Ainsi, on a pu soutenir que la digitalisation des services publics ne signifie en rien leur déshumanisation, bien au contraire : elle doit permettre à l’administration de soutenir le développement de mission à forte valeur pour ses agents   . Quant aux grincheux et aux éternels mécontents qui ne percevraient pas les avantages apportés par l’innovation, on les laissera brûler des palettes et distribuer des tracts sur les ronds-points tout en organisant de grands débats, d’où ils seront absents cela va sans dire, mais où des spécialistes traduiront en paroles leur ressenti, bien mieux qu’ils ne sauraient le faire eux-mêmes.

Bref, le terme « innovation » et ses dérivés ont tout du buzzword ou de l’élément de langage, et l’innovation elle-même, tout de l’idéologie. Dans ces conditions, on peut se demander s’il est possible d’aborder en philosophe la question de l’innovation. C’est le défi que va relever Thierry Ménissier, professeur de philosophie à l’Université de Grenoble-Alpes, responsable de la chaire « Éthique & IA » à l'institut 3IA de Grenoble, MIAI. Son ouvrage est rigoureusement organisé en trois parties. La première, « Qualifier le changement », se propose de dire ce qu’est l’innovation, de comparer l’innovation au progrès et d’analyser les conditions de possibilité de l’innovation. La deuxième, « Les Mondes de l’innovation », esquisse une géopolitique de l’innovation, évalue les résistances à l’innovation et envisage ce que serait un monde (relativement) pacifié de l’usager. La troisième, intitulée « Enjeux éthiques et politiques », envisage la dimension imaginaire des sociétés d’innovation, pose des jalons pour une éthique de l’innovation qui, selon Thierry Ménissier, reste encore à instituer, et propose une philosophie politique adaptée à un monde voué à devenir perpétuellement transitoire, si l’on peut oser un tel oxymore.

Innovation et progrès

Chacun de ces chapitres peut se lire, jusqu’à un certain point, séparément : leur objet y est suffisamment bien délimité pour que le lecteur comprenne l’argumentation qui s’y déploie et les conclusions de l’auteur. On relèvera ici ce qui, dans chacune de ces parties semble le plus pertinent et le plus original.

Dans la première partie, c’est le chapitre sur les rapports entre innovation et progrès qui retient le plus l’attention. On entend souvent dire, en effet, que l’innovation est une version contemporaine du progrès   . Un grand mérite de l'ouvrage est donc de clarifier les choses en mesurant la distance conceptuelle entre les deux notions. L’idée est la suivante : le progrès « cumulatif et linéaire »   correspond à la façon dont la science moderne se représente son propre développement. Il renvoie à la volonté de comprendre rationnellement la nature et d’exploiter rationnellement ses ressources : son arrière-plan est la croissance industrielle qui, judicieusement planifiée et contrôlée, apportera à chacun (selon des critères dont la définition met en œuvre autant de théories de la justice qu’on voudra) la possibilité d’améliorer sa condition.

Un tel paradigme, selon Thierry Ménissier, est en crise : la doctrine du progrès ne correspond plus, en dépit des apparences, à la réalité de l’économie soumise aux pouvoirs de la finance, ni aux espoirs sociaux qu’on peut mettre dans la science, ni au salut de l’homme grâce à la technique   . Les catastrophes écologiques, l’industrialisation du champ de bataille, pendant la Première Guerre Mondiale, le déchaînement du feu nucléaire sur le Japon à la fin de la Seconde, la Shoah sont des indices sans équivoque de cette crise. Mais l’innovation renvoie à une autre généalogie. C’est la destruction créatrice de Schumpeter qui permet de comprendre en quoi l’innovation se distingue du progrès. On est ici dans un schéma où c’est l’action et son caractère contingent qui passent au premier plan.

Le sujet premier de l’innovation est l’entrepreneur, qu’il est banal de comparer au surhomme nietzschéen, mais qu’il est plus pertinent de comparer au prince machiavélien : celui-ci, en situation d’incertitude radicale, doit être capable de déceler, dans les difficultés mêmes de la fortune des ressources pour réussir   . En régime d’innovation, pas de place pour l’utopie : l’individu n’est pas un acteur jouant un rôle plus ou moins éminent dans un grand récit qui annonce l’avènement d’un avenir radieux. Il est l’auteur de lui-même, voué à mettre en œuvre des produits, des procédés ou des méthodes nouveaux (ou améliorés). La visée méliorative du progrès existe encore ; mais elle n’est plus globale et collective, voire universelle ; elle est d’abord locale, concurrentielle et individualiste.

Résistances à l’innovation

Dans la seconde partie, ce qui retient surtout l’attention est le chapitre consacré aux résistances à l’innovation. En effet, la perspective adoptée jusqu’alors privilégie le point de vue du sujet de l’innovation, de ceux qui font émerger du nouveau par une démarche originale où des éléments non-classiques de création (sérendipité, abduction) se manifestent. Mais le champ social voit apparaître des contestations de l’innovation, sous de multiples formes (du détournement parodique à la violence brute). Or, les sociétés qui encouragent l’innovation et sont polarisées par la nouveauté sont aussi, pour dire les choses rapidement, des sociétés ouvertes au sens de K. Popper. Au sens strict, ce sont des sociétés où les individus sont confrontés à des décisions personnelles   . Mais, plus largement, ce sont des sociétés de marché ; et ce sont aussi des sociétés libérales au sens politique du terme   .

La résistance à l’innovation  – on ne parle pas ici des firmes qui refuseraient de se plier au jeu de l’innovation et qui seraient rapidement éliminés d’un marché concurrentiel  – est donc une résistance à la modernité techno-libérale. Bien malin qui saurait dire ce qui est essentiellement contesté par les opposants à l’innovation : la modernité (ou même l’hypermodernité) ? l’innovation technologique ? le libéralisme ? un mélange des trois ? Thierry Ménissier a donc bien raison de parler de « résistances » comme il parle d’« innovations »   . Quoi qu’il en soit de ces voix dissidentes, Thierry Ménissier estime qu’elles doivent être entendues car il est sain qu’elles s’expriment. Il prône à leur endroit une posture sceptique : cela ne veut pas dire qu’elles sont disqualifiées à partir d’un point de vue épistémique supérieur qui dévoilerait leurs contradictions ou leurs faiblesses. Bien au contraire, il s’agit d’un scepticisme qui reconnaît la valeur supérieure de la tolérance, entendue comme capacité à admettre la pluralité   .

Dans ces conditions, Thierry Ménissier va défendre le principe de recevabilité de l’innovation, par opposition à la simple acceptabilité de celle-ci. L’idée est la suivante : l’acceptabilité, chère à certains sociologues de l’usage, fait de l’usager un consommateur-client qu’il s’agit de séduire, par le biais d’un marketing plus ou moins sournois. C’est ignorer le fait que l’usage est irrigué par des valeurs sociales, sociétales et éthiques. Pour parler un langage qui n’est pas celui de Thierry Ménissier, par la résistance à l’innovation, les individus font savoir ce qui compte pour eux, ce à quoi ils tiennent. Il importe donc d’intégrer l’usager le plus en amont possible dans les processus innovants afin de prendre en compte ce qu’il exprime et qu’il serait présomptueux de considérer comme une obstination obscurantiste   .

Pour une éthique et une politique de l'ambiguïté ?

Á bien des égards, remplacer le point de vue de l’acceptabilité par celui de la recevabilité est déjà une entreprise éthique et politique. Pour mesurer l’ampleur de la tâche, donnons la parole à Stéphane Richard, PDG d’Orange. Dans un entretien d’août 2019 à France Info, il affirmait en substance que, pour une large part, les usages de la 5G n’étaient pas encore connus et qu’il appartenait aux créateurs, chercheurs et innovateurs de les inventer   . On notera le rôle plutôt effacé des usagers dans ce programme…

C’est qu’en réalité, cette troisième partie est traversée par une tension déjà perceptible au cours des deux premières. Thierry Ménissier admet d’une part, ce qui est d’ailleurs impliqué par la généalogie schumpeterienne de l’innovation, que celle-ci constitue un « concept belliqueux »   de telle sorte que si l’innovation suivait sa propre pente elle serait « sauvage, mue par la conjonction du désir de puissance de ses promoteurs et du désir de jouissance aveugle de ses usagers »   . Il concède que l’innovation a une origine idéologique   , que le modèle dont elle hérite renvoie à une « ruse du capitalisme, habile à maquiller la création de la plus-value sous des artifices »   : l’innovation devient alors synonyme d’exigence de performance et de rendement. Au fond, la thèse sous tendant l’analyse de Thierry Ménissier peut se résumer de la façon suivante : ce n’est pas l’innovation, comme surgissement du nouveau, en tant que telle qui fait problème mais « le productivisme dans lequel elle est née et le mercantilisme auquel elle donne lieu »   . Il s’agit alors de la découpler de son origine dans le discours capitalistique et elle pourra être envisagée pour ce qu’elle est en elle-même.

La situation est un peu comparable à celle qui sous-tend la relation entre le Pr Higgins et Eliza Doolittle dans My fair Lady : si la jolie vendeuse de fleurs à la sauvette peut faire oublier son origine, audible dans l’accent cockney qui accompagne chacun de ses propos, elle pourra passer pour une grande dame raffinée lors d’une réception à l’ambassade de Transylvanie. Mais même si Thierry Ménissier veut distinguer nettement l’éthique de l’innovation et l’éthique des techniques – et il a de très bons arguments pour le faire – c’est une thèse qui évoque tout de même celle selon laquelle l’instauration d’un rapport libre à la technique pourra permettre de prendre conscience de la technicité dans sa limitation ; ce n’est pas une thèse erronée, bien entendu, mais c’est une thèse encore programmatique.

A la façon de Kant  – et d’Habermas, son continuateur contemporain – Thierry Ménissier en appelle à un principe de publicité qui permettra de révéler la chaîne de valeur et de sens engendrée par l’innovation dans laquelle les usagers pourront se reconnaître, l’ensauvagement dont l’innovation est potentiellement porteuse se trouvant alors conjurée. C’est, en effet, indispensable ; mais la réaction spontanée de Stéphane Richard, rappelée il y a quelques lignes, suggère que tous ne sont pas disposés à reconnaître un tel principe. Il en est de même pour la dimension politique du propos. Pour Thierry Ménissier la société libérale est le milieu natif et le laboratoire de l’innovation. On se rapproche ici d’un libéralisme au sens économique du terme, puisqu’il est fait référence   à des théorie de la justice utilitaristes selon lesquelles des préférences individuelles agrégées constituent le plus grand bonheur pour le plus grand nombre. Tout le problème est de savoir si l’innovation pourra s’émanciper de ce milieu natal.

Thierry Ménissier propose un dosage savant entre un républicanisme à la Philip Pettit jouant le rôle de guide pour l’action et un cadre libéral où ce républicanisme pourra opérer. Un tel républicanisme aura pour vocation de mettre en œuvre une théorie de la justice adossée à la théorie des capabilités. Le lecteur comprend bien qu’il s’agit ici d’une philosophie politique et non de directives qui seraient celle d’une politique effective. Mais il est à craindre que les acteurs effectifs de l’innovation soient moins subtils que Thierry Ménissier. Par exemple, ce dernier propose une analyse argumentée, nuancée et documentée du devenir de la notion de souveraineté dans un contexte d’innovations vouées à transformer radicalement les héritages politiques de la modernité   . Mais d’autres font preuve de moins de scrupules. On pense ici à l’invraisemblable opportunisme d’un E. Macron  – pourtant disciple, paraît-il, de Paul Ricœur  – s’appropriant le thème de la Start-up Nation   . Encore une fois, il ne sera pas facile de décoller l’innovation de son ancrage.

Au total, Thierry Ménissier aborde de façon originale – on est presque tenté de dire « innovante » – un thème important. L’émergence du nouveau et de l’inédit a déjà, bien entendu, constitué un objet de réflexion. Mais ce thème était plutôt l’apanage des métaphysiciens du processus (comme Whitehead), des philosophes ou des théologiens de l’évolution (comme Bergson ou Teilhard de Chardin) ou des philosophes-prophètes du progrès (comme Bloch). Ce thème est ici envisagé à l’échelle humaine, par l’intermédiaire des activités d’innovation, technologiques d’abord (de produit et de procédé), puis de commercialisation et d’organisation   . L’ouvrage de Thierry Ménisssier met bien en évidence le caractère inédit  – et ambigu – de la situation qui est la nôtre. Il suggère des relations – et des collaborations – fructueuses entre éthique, philosophie de la technique et philosophie politique. Il est à espérer que le bel élan philosophique qui traverse sa réflexion ne sera pas détournée par ceux qui sont seulement en quête d’habits neufs pour le bon vieux capitalisme prédateur.