Dans Libertalia, Alexandre Audard retrace le parcours inattendu et particulièrement riche d’interprétations qu’a connu cette légende de république des pirates à Madagascar.

À la charnière des XVIIe et XVIIIe siècles, aurait existé à Madagascar une république pirate démocratique et égalitaire. L’esclavage et la propriété privée y auraient été abolis. Toutes les richesses auraient été réparties de manière égalitaire entre les habitants. Trois personnages en seraient à l’origine : le capitaine français Misson, un dominicain italien Caraccioli et le capitaine anglais Tew. Ce lieu utopique, dont les habitants se nomment les Liberi, se serait doté d’une véritable constitution et d’instances représentatives. Malgré ces efforts, Libertalia aurait été totalement détruite après l’attaque de populations malgaches, sans laisser la moindre trace.

Ce récit utopique apparaît en 1728, dans l’Histoire générale des pirates de Charles Johnson, pseudonyme de Daniel Defoe, père de Robinson Crusoé. C’est à ce mythe et à sa postérité que s’attaque Alexandre Audard, doctorant en histoire de l’Afrique à l’Université de Paris, dont les recherches portent sur la ville portuaire de Diego-Suarez, site où aurait été bâtie l’ancienne Libertalia. Dans un ouvrage plaisant à lire, il décrit comment Libertalia a pu passer d’un récit peu connu au XVIIIe siècle à un mythe en passe d’appartenir à la culture de masse, grâce au jeu vidéo Uncharted 4, diffusé à plusieurs millions d’exemplaires.

 

De quoi Libertalia est-elle le nom ?

En s’appuyant sur un registre de sources variées et de première main glanées par exemple aux Archives nationales de l’Outre-mer ou au SHD de Vincennes, Alexandre Audard explore la fabrication du récit de Libertalia au XVIIIe siècle. Les analyses sont d’une grande finesse mais ne sont exemptes de quelques longueurs quand il s’agit de démontrer le caractère fictionnel de Libertalia qui fait aujourd’hui largement consensus. Retenons que Daniel Defoe décrit un lieu conforme aux représentations européennes de Madagascar : une île aux richesses insoupçonnées, un éden luxuriant, un lieu de refuge pour de nombreux pirates. Il introduit, au sein de ce lieu fantasmé, des éléments réels rendant le récit plus crédible, à l’image du personnage du capitaine Tew, l’un des fondateurs de Libertalia, qui a réellement existé. D’autres éléments apparaissent moins crédibles à Alexandre Audard comme le fait que les pirates n’aient aucun contact avec les populations malgaches. Historiquement, ceux-ci s’inséraient volontiers dans les sociétés locales, tant pour le commerce qu’à travers des mariages mixtes. Par ailleurs, aucun toponyme, aucun vestige archéologique, aucun récit oral ne semble devoir attester l’existence de Libertalia à Madagascar.

Mais alors pourquoi Daniel Defoe aurait-il inséré un récit fictionnel au sein de son Histoire générale des pirates, par ailleurs historiquement documentée ? Alexandre Audard y voit un moyen pour Defoe de critiquer les institutions anglaises. Libertalia, en présentant un système républicain élitiste d’esprit égalitaire, strictement régulé, rejoindrait les nombreux exemples d’utopies protestantes indianocéanique écrites au XVIIe siècle.

 

Une légende sujette à de nombreuses réinterprétations

Alexandre Audard décrit avec brio le cheminement du mythe de Libertalia depuis le XXe siècle, qui a été l’objet de nombreuses réinterprétations. C’est alors que l’auteur développe toute une palette d’analyses toujours très pertinentes et documentées.

Libertalia se met d’abord au service de la politique coloniale française à Madagascar. Plusieurs universitaires français, dès le début du XXe siècle, sortent le mythe de l’oubli et lui offrent une historicité. Le récit crée un lien historique entre la métropole et sa colonie. Le capitaine Misson, de nationalité française est considéré comme un précurseur de la colonisation, défendant des valeurs proches de la fameuse « mission civilisatrice ». Dans la seconde moitié du XXe siècle, des courants marxistes et libertaires s’en emparent (Marcus Rediker, de Christopher Hill ou Michel le Bris). Selon eux, Libertalia ferait l’éloge d’un modèle égalitaire, abolitionniste et démocratique. Elle symboliserait l’imaginaire politique de pirates, en lutte contre les marchands capitalistes et esclavagistes du commerce atlantique pour plus liberté et d’égalité. Au prix du détournement du récit lui-même, un courant de pensée indianocéanique fait de Libertalia le symbole du multiculturalisme malgache dans les années 1980. Ainsi, l’écrivain Daniel Vaxelaire dans Les Mutins de la liberté en 1986, en fait une ode au métissage et à la tolérance. Alors que les liens avec les populations locales sont absents du texte de Defoe, il ajoute dans ce but, des scènes de rencontres entre pirates et femmes malgaches.

Alexandre Audard clôture son tour d’horizon chronologique avec la période contemporaine. Depuis les années 1990, le mythe est massivement utilisé par l’économie touristique malgache. La légende correspond aux attentes des touristes occidentaux à Madagascar, à la recherche d’une destination aventure et souvent férus de récits de piraterie. Tous les guides touristiques y consacrent au moins une page entière ; de nombreux hôtels et bars utilisent Libertalia, en particulier à Diego Suarez ; un festival populaire de musique d’Antananarivo porte même ce nom depuis 2013.

 

À travers cet ouvrage riche et stimulant, plus encore dans son dernier tiers, Alexandre Audard parvient à retracer le parcours de Libertalia, longtemps restée méconnue mais en passe d’entrer aujourd’hui dans la culture de masse. Conçue par Daniel Defoe comme une utopie protestante, elle a incarné tour à tour un outil de justification coloniale, un thème de réflexion libertaire et marxiste, une ode au multiculturalisme et enfin un outil commercial mis au service d’un tourisme international. Aujourd’hui, conclut Alexandre Audard, le mythe demeure un fantasme occidental, hérité d’une imagerie coloniale. Les Malgaches se le réapproprient volontiers dans un but économique mais il contribue, d’une certaine manière, à invisibiliser l’histoire de Madagascar.