Entre théologie, autobiographie intellectuelle et témoignage sur l’évolution récente de l’Église, l’auteur insiste sur l’irréductibilité du christianisme aux valeurs aujourd’hui partagées.

Ce livre s’adresse à ceux qui partagent, en théorie et en pratique, les « valeurs » de l’Évangile, inculturées qu’elles sont par vingt siècles de christianisme dans notre société occidentale, et qui pourraient penser qu’elles suffisent et que, consécutivement, s’interroger sur le Dieu de la foi serait « un détour inutile ». Ceux que l’auteur appelle aussi « les enfants du Siècle des Lumières », et qui ont fait leur la devise kantienne « pense par toi-même » font de Dieu l’impensé de leur existence catholique. En effet, dans la mesure où, comme le dit l’auteur, « l’inculturation des valeurs bibliques a été réussie (…) on ne voit plus pourquoi on aurait besoin d’aller chercher « Dieu » » : il semble suffire d’œuvrer au développement des droits de l’homme, de la tolérance à l’égard des autres religions ou des autres cultures, et de l’assistance aux plus démunis. Or, rappelle Louis-Marie Chauvet, prêtre et ancien professeur de théologie à l’Institut catholique de Paris, le jour du baptême, on ne demande pas si on croit à ces valeurs, mais si on croit en Dieu tel qu’il s’est révélé dans la Bible et en Jésus-Christ. Ce constat rejoint celui de la sociologue D. Hervieu-Léger qui parle d’« exculturation » du christianisme pour rendre compte de l’idée qu’aujourd’hui, la référence à Dieu n’est plus utile, qu'on baigne dans des valeurs qui nous ont informés. On est, comme le dit encore l’auteur, « dans un monde où le plus redoutable ennemi de l’Évangile est non pas l’athéisme, mais l’indifférence ».

Et avec ce constat est également dressé celui de la différence entre les générations, donc entre les modalités de la foi et les pratiques, ce dont témoigne la réflexion de l’auteur. Selon les époques, les réactions ne sont pas les mêmes, envers les homosexuels ou les jeunes qui cohabitent avant le mariage, tout comme évolue la pratique dominicale ou le recours aux sacrements. Soulignant les différences entre la foi de ses parents, celle de ses congénères au séminaire et celle des gens qu’il rencontre comme prêtre, Louis-Marie Chauvet souligne la nécessité de s’efforcer de repenser la foi dans un discours audible pour le monde actuel et qui en utilise les instruments de réflexion : la psychanalyse et les sciences humaines d’une part, la phénoménologie et l’herméneutique d’autre part. Et c’est d’ailleurs grâce à ces nouvelles disciplines que, dans la lecture qu’il refait de sa vie, l’auteur explique le sens et la force de son engagement dans l’Église. Il explique en effet qu’un tiers des hommes ordonnés prêtres en 1966, comme lui, a quitté la prêtrise dans les années 1970. Comme il le précise, ce qui lui a permis de tenir, « par-delà bien sûr l’importance et la promesse faite à Dieu (…) ce sont les études que je faisais : d’une part, la théologie en général et particulièrement celle que j’avais élaborée au sujet des ministères ordonnés, me poussait à l’ouverture, mais pas à la rupture. Et mes dialogues avec mes confrères théologiens de la Catho, pourtant fort critiques en eux-mêmes sur le plan intellectuel, me poussaient dans le même sens. D’autre part, la découverte des sciences humaines me permettait de penser qu’on pouvait être à la fois ouvert à la sociologie, la psychanalyse ou la linguistique et vivre heureux en étant prêtre ». Il dit avoir progressivement et de plus en plus pris conscience que la théologie restait légitime au regard de la raison critique, et que dès lors, croire lui paraissait tellement raisonnable à défaut d’être entièrement rationnel.

Pour expliquer les changements dans le rôle et l’importance du discours religieux, L.-M. Chauvet propose de prendre en compte les liens dans une culture et à une époque donnée entre religion, culture et foi. Il remarque que, lorsque les trois sont identifiés les uns aux autres, quand la foi ne joue aucun rôle critique à l’égard de l’alliance entre culture et religion, on se trouve dans une société de type théocratique, comme si la religion pouvait directement commander, sans être, en quelque sorte, médiatisée ou tempérée par quelque chose qui pondère ses exigences. Toutefois, dans le cas le plus fréquent, lorsque la religion et la culture sont liées, quand la culture  est en accord avec la religion, quand la religion structure la culture, mais que la foi permet de prendre un certain recul, les injonctions religieuses n’ont plus valeur d’ordre direct et absolu, mais continuent à informer la vie culturelle. Tel était selon l’auteur le cas de la culture vendéenne de son enfance, comme celui du catholicisme pratiqué dans un certain nombre de pays non occidentaux.  Dans le dernier cas, le nôtre, la religion n’a plus à s’imposer dans la culture, puisque celle-ci est multiculturelle ; dès lors, cette religion vaut ce que vaut la foi religieuse, une foi que personne ne peut imposer (la norme est d’être cohérent avec ce en quoi on croit : il serait, par exemple, inutile d’aller à la messe si on ne « croit » pas ou qu’on croit que ça ne changera rien), trait par lequel s’atteste l’individualisme de notre postmodernité. Et c'est ce changement dans la configuration culture/religion/foi qui explique l’inaudibilité de certains discours religieux traditionnels, inadaptés à l’époque et sa culture.

La compréhension renouvelée des sacrements

L’auteur est surtout connu pour ses travaux sur les sacrements. Aussi un des grands intérêts de cet ouvrage est-il la reprise de certaines de ses analyses sur la question. Il montre en effet qu’il ne peut pas y avoir de concurrence entre la Parole et le sacrement : le sacrement ne peut être compris que comme le point d’aboutissement de la Parole de Dieu. Un sacrement, autrement dit, n’est pas autre chose que la parole de Dieu rendue visible en tant que Parole d’amour du Sauveur qui vient nous rejoindre sur ou même, pour l’eucharistie, dans notre corps. Et autrefois on aurait, selon l’auteur, mal évalué cette idée, un peu considérée comme protestante car accordant « trop » à la Parole par rapport aux sacrements (qui sont dévalués dans le protestantisme). On ne mettait pas l’accent sur la liturgie de la Parole, et on la considérait même un peu comme une sorte d’avant-messe, puisque tant qu’on arrivait avant l’offertoire, la messe était considérée comme valable. Ainsi un sacrement, c’est la Parole de Dieu, en tant qu’elle nous advient sous mode rituel, donc sous mode visible, tangible, corporel, et non plus simplement sous mode verbal ; en tant que, comme un soc de charrue selon l’image de l’auteur, elle vient travailler, labourer, convertir le « champ de Dieu » que nous sommes, le sacrement appelle l’esprit saint pour « tirer » cette charrue, pour que cette Parole puisse effectuer ce travail.

Après avoir remis en lien Parole et sacrement, l’auteur propose une nouvelle conception du sacrement de l’eucharistie, en montrant, à travers son histoire, comment cette conception a été comprise par l’Église et comment se sont opérés les changements de ce que le sacrement représentait. Avant Béranger, par exemple, personne ne mettait en doute le fait que le Christ était présent dans les espèces. Mais alors, s’il est présent, on se disait qu’on devait pouvoir le voir comme à travers du verre. Et l’auteur de remarquer le grand nombre de miracles eucharistiques à cette époque (ce qui confirmerait l’importance de cette question, comme au XIXe siècle, époque où la figure de la Vierge questionnait beaucoup la théologie) auxquels ont succédé les apparitions mariales. De même, du VIIe siècle au début du XIIe, la conception dominante était celle d’Isidore de Séville (théologien du VIIe siècle) pour qui le sacrement ne dévoilait pas la grâce de Dieu (comme pour Augustin), mais la dissimulait. L’eucharistie était alors conçue comme un sacrement qui cachait le corps du Seigneur qui y est présent. Autrement dit, l’eucharistie était pensée comme un double miracle : miracle en ce que le pain et le vin deviennent corps et sang du Christ, et miracle parce que Dieu met un voile dessus pour nous empêcher de le voir et afin de mettre notre foi à l’épreuve. Mais cette manière ultraréaliste de comprendre les choses faisait qu’on croyait mâcher réellement le corps du Christ, ce qui ne va pas sans difficulté. Aussi Thomas d’Aquin (XIIIe siècle) proposa-t-il une solution grâce à la distinction héritée d’Aristote, alors nouvellement découvert en Occident, entre substance et accident. La substance n’est rien de ce que je peux percevoir par mes sens ; ce que je  perçois par eux, ce sont des accidents et la substance permet de dire que ce que je perçois par ses différents accidents forme une unité, unité qui est d’un autre ordre que les accidents. La substance se donne ainsi comme le support des accidents. Ce qu’on appelle alors la transsubstantiation permet alors de comprendre que ce qu’on mange et boit a le goût et l’aspect du pain et du vin (ce sont les accidents de la substance), mais substantiellement, c’est bien le corps et le sang du Christ, même si nous ne les goûtons pas comme tels. Ce que reproche l’auteur à la conception de l’eucharistie comme transsubstantiation, c’est qu’elle ne permet pas de comprendre la présence du Christ dans l’eucharistie en termes de relations puisque la relation est un accident. Or, dans la mesure où aujourd’hui, on est dans un autre âge de la culture, il est plus important de penser  l’eucharistie comme relation que comme  seule présence. Dans l’eucharistie, en effet, la présence du Christ ne se réalise pas pour lui-même, mais pour l’unité et la croissance de l’Église, ce dont témoigne le récit de l’institution, où il est écrit « pour vous ». De plus, une compréhension anthropologique, et non pas seulement littéraliste, du pain et du vin montre que ces mots sont liés au partage, ce qui justifie liturgiquement l’importance de  la fraction du pain. Autrement dit, c’est avant tout comme présence du don que le Christ est rendu présent dans l’eucharistie, dans la façon de comprendre l’eucharistie que propose L.-M. Chauvet.

A partir de là, l'auteur invite à reconsidérer les temps forts de la messe en montrant que le sommet de la célébration est la grande conclusion de la prière eucharistique et non pas la consécration. Cette habitude de penser la consécration comme sommet vient du XIIe siècle, où on a tout centré sur la « présence » du Christ, présence dont on ne doutait pas auparavant mais sur laquelle on n’attirait pas l’attention. Pour manifester la réalité de cette présence, on a commencé à pratiquer la « monstration » de l’hostie puis du calice. Du même coup, le récit de l’institution de l’eucharistie est devenu la « consécration », ce qui a fait interpréter le geste de « monstration » comme un geste d’« élévation ». Or, du point de vue symbolique, une élévation ne peut être qu’un sommet. Sommet atteint, lorsque, par allégorie, on a mis cette élévation en rapport avec celle du Christ lors de l’ascension. Quand des prêtres cherchent à valoriser cette élévation en en faisant un long temps d’adoration, leur piété déséquilibre la prière eucharistique, car le sommet de cette prière, c’est l’élévation du pain et de la coupe au moment de la grande louange « par lui, avec lui et en lui ». A cette occasion, l’auteur développe une belle analyse de l’anamnèse en se référant à la distinction de J.-B. Metz entre mémoire morte et mémoire vive. La mémoire est morte quand elle ne fait que glorifier le passé en oubliant tous les aspects négatifs de ce passé, toutes les luttes qu’il a fallu entreprendre pour s’en sortir. Elle ne devient vive que dans la mesure où justement, elle est aussi mémoire des souffrances, des luttes pour s’en sortir, de l’emprisonnement menaçant, des risques de mort. Du même coup, elle ouvre sur l’avenir. Le souvenir du passé fait bouger le présent et promet un avenir meilleur : telle est, aux yeux de l’auteur, la juste conception de l’anamnèse.

Le rôle trop souvent oublié de l’Esprit

S’il est nécessaire de ne pas se détourner de Dieu en prétextant que les valeurs transmises par la religion suffiraient à guider notre existence, encore faut-il concevoir convenablement ce Dieu. Aussi l’auteur fait-il sien le refrain du pape François, pour lequel la toute-puissance de Dieu se déploie dans sa miséricorde. Une telle conception de Dieu est libératrice, quasiment au sens psychanalytique, puisque le croyant dès lors doit renoncer aux représentations de toute-puissance qui sont en lui et qu’il projette sur Dieu, un Dieu qui n’est plus alors qu’une idole, parce qu’il n’est que la projection des désirs les plus primaires. Cet effacement de la figure toute-puissante et son remplacement par une figure plus aimante et douce se marque dans le texte même de la Bible, dans laquelle à la manifestation de Dieu sur le mont Horeb à Moïse par de violents signes cosmiques (tremblements de terre, feu, tonnerre, vent violent) succède au même endroit la manifestation à Elie sous la forme du murmure d’une brise légère.

Si l’auteur tient à rappeler la nécessité de ne pas évacuer Dieu et de bien comprendre ce qui se joue dans les sacrements, c’est parce qu’il invite aussi à reconsidérer le rôle de l’Esprit dans le christianisme. L’Esprit Saint, en effet, organise et institue l’Église, mais, toujours, vient bousculer l’institué même en son nom. Or, une saine compréhension du rôle de l’Esprit permet de combattre le cléricalisme. Ce cléricalisme, combattu par le pape François, provient de ce que les laïcs, qu’on s’en défende ou non, continuent de projeter sur les prêtres une représentation de supériorité, qui les met à part et les amène parfois à se considérer eux-mêmes comme de simples « aides au prêtre » heureux de rendre service au curé. Si les prêtres n’ont pas pris conscience de ce type de projection, ils en sont d’autant plus facilement dupes que, dans le fond, ce cléricalisme est bien confortable. Il faut vraiment prendre au sérieux le principe de l’égalité de tous en dignité, même si on exerce des fonctions différentes. Le cléricalisme, c’est ce système qui fait du clergé une sorte de caste, où l’on défend alors forcément les intérêts de la caste, avec en plus cette culture du secret qui veut, au nom de l’Évangile, protéger les fidèles de tout scandale. Le cléricalisme semble être devenu ce qu’il y a de plus dangereux pour l’Église, les clercs y sont presque intouchables. Or, le cléricalisme procède d’une mauvaise compréhension de la place de chacun dans l’Église.

L’auteur reprend à Y. Congar le terme de « christomonisme » qui désigne la tendance longue dans l’histoire de l’Église à considérer que le rôle de l’Esprit est comme absorbé par celui du seul Christ, de façon que tout soit centré sur le rôle du Christ que représente le prêtre. Cela limite la liberté de l’Esprit, ainsi canalisé par l’institution de l’Église, au lieu de l’animer. Et l’Esprit, relève l’auteur, était le grand absent des sacrements. Et le théologien d’expliquer les raisons de la discrétion ou de l’effacement de l’Esprit. Dans la révélation biblique, en effet, l’Esprit n’a pas figure humaine, à la différence du Père et du Fils. Sa symbolique n’est pas anthropologique, mais cosmologique. L’Esprit se manifeste dans la Bible par tout ce qui est de l’ordre du vent et du souffle, par la symbolique du feu (Pentecôte) ou de l’eau. Autrement dit, il se manifeste sous la forme de ce qui n’est pas maîtrisable, pas appropriable par l’homme. Aussi, dire que Dieu est Esprit, c’est dire qu’il nous échappe toujours. Et dans la vie de l’Église, l’Esprit est moins objet que dynamisme : on s’adresse au Père, par Jésus, dans l’Esprit.

Ainsi, conscient des risques de déformation ou de détournement de la religion, L.-M. Chauvet conclut que le christianisme n’est plus qu’idole dès qu’il sert à cautionner une vision du monde, à légitimer un ordre politique ou à garantir une bonne conscience. Mais il montre aussi, régulièrement, pourquoi le christianisme peut échapper aux terribles critiques de la religion de l’ère du soupçon : Un Dieu compris autrement que comme la projection de nos désirs de supériorité échappe à une partie des remarques de Freud. Et une croyance en la résurrection - comprise à la manière de D. Bonhoeffer (pasteur luthérien et résistant au nazisme) écrivant dans sa geôle nazie : « ce n’est qu’en aimant assez la vie et la terre pour que tout semble fini lorsqu’elles sont perdues qu’on a le droit de croire à la résurrection des morts et à un monde nouveau » - échappe à la dénonciation marxienne de la religion comme illusion consolatrice, dans la mesure où la religion, justement, s’appuie sur l’amour de cette vie.