Une étude très documentée, contextualisée et stimulante sur un aspect important de la littérature française contemporaine : l’écriture du monde rural.

L’attribution du prix Renaudot 2020 à Histoire du fils de Marie-Hélène Lafon consacre une œuvre située dans un courant littéraire attentif au monde rural et à ses mutations, et qui regroupe plusieurs générations d’écrivains, de Jean-Loup Trassard, né au début des années 1930, à Jean-Baptiste del Amo, né en 1981, ou Cécile Coulon, née en 1990. Entre les deux, la génération née autour des années 1950 a été témoin des derniers feux de la civilisation paysanne, comme cela apparaît dans les œuvres de Pierre Michon, de Pierre Bergounioux et de Richard Millet. Il y avait là tout un corpus (entendu comme un ensemble d’œuvres, mais aussi comme une façon d’être des corps aux prises avec des paysages et avec d’autres corps qui les précèdent dans l’histoire) dont il était temps de proposer une étude approfondie et globale à la fois, même si l’université a déjà largement consacré certains de ces auteurs.

Un excellent travail de contextualisation

Le premier chapitre est consacré à quelques rappels sur l’évolution des campagnes depuis la fin du XIXe siècle et celle, concomitante, de leurs représentations littéraires et culturelles. En s’appuyant sur les travaux d’Eugen Weber (La Fin des terroirs : la modernisation de la France rurale, 1870-1914) et d’Henri Mendras (La Fin des paysans, publié d’abord en 1967 et réédité en 1992), mais aussi sur des sommes comme celle de Georges Duby et Armand Wallon (Histoire de la France rurale, 1975-1976) ou celle de Pierre Nora sur Les Lieux de mémoire (1984-1992), l’auteur propose un parcours de l’apogée à la crise du monde rural, et fait la part belle à « l’âge d’or du roman de la terre », en rappelant que l’expression « roman régionaliste » est attestée en 1898.

L’ambivalence du roman de terroir

Ce genre se développe de la fin du XIXe siècle à la Seconde Guerre mondiale. Mais l’étiquette est ambivalente, comme le rappelle Anne-Marie Thiesse dans Écrire la France (1991), une étude consacrée au mouvement littéraire régionaliste de langue française entre la Belle Époque et la Libération : « Être considéré comme régionaliste, c’est avoir, à partir des années 1910, de bonnes chances d’être publié. C’est aussi risquer d’être enfermé dans une catégorie et de pouvoir difficilement faire reconnaître la singularité de son œuvre. » Cette « littérature moyenne » représente un marché, mais n’est pas reconnue comme « grande littérature ». Le cas de Maurice Genevoix, qui obtient le prix Goncourt en 1925 pour Raboliot, l’histoire d’un braconnier de Sologne, est assez particulier, car il s’agit d’un bourgeois lettré, qui a fait l’École Normale Supérieure et dont les parents étaient commerçants. On peut citer aussi Henri Pourrat, né à Ambert et auteur de Gaspard des montagnes, Grand prix du roman de l’Académie française en 1931. S’ils ont d’abord été réduits à ce contexte « régionaliste », Ramuz et Giono y échappent désormais « par leurs poétiques profondes, où certes la terre est centrale, mais dans une dimension cosmique qui les éloigne du réalisme. » Le roman de terroir sera victime de son instrumentalisation par le régime de Vichy sous l’Occupation, avec le thème pétainiste de « la terre qui ne ment pas », formule célèbre qu’on doit à Emmanuel Berl, et point d’appui de cette « révolution nationale » qui vise le « redressement intellectuel et moral » du pays. Après la Seconde Guerre mondiale, « tout ce qui ressemble à un roman de la terre est disqualifié ». Les grands courants de l’après-guerre (existentialisme, hussards, puis Nouveau Roman) tournent le dos à la terre et à ses travaux, même si l’on oublie que Georges, le personnage central de La Route des Flandres (1962), a choisi la terre après avoir échappé à la guerre et apparaît au volant de son tracteur.

Le mouvement de « retour à la terre » des années 1970

Il s’agit d’un mouvement nouveau, débarrassé de ses connotations réactionnaires par les idées libertaires, anticapitalistes puis écologistes issues de mai 1968. Les revendications autonomistes des régions vont dans ce sens (Occitanie, Bretagne). La télévision,le cinéma et des livres de témoignage comme Le Cheval d’orgueil (1975) de Pierre-Jakez Elias jouent un rôle important dans ce renouveau – sans oublier le rôle des travaux en sciences humaines. Aujourd’hui, il faut dissocier monde rural et agriculture ; les campagnes françaises ont pu retrouver une certaine vitalité, mais sous des formes qui n’ont plus rien à voir avec l’ancienne civilisation paysanne. Et elles sont marquées aussi par de nouvelles formes de précarité.

Un ensemble de très riches analyses débouchant sur un panorama très complet

Jean-Yves Laurichesse procède par commentaires précis d’extraits souvent assez longs pour étudier la géographie littéraire qui prend forme dans les œuvres d’un corpus très copieux, qu’il prend le temps de présenter et de justifier. Il s’intéresse au « temps d’avant », puis aux « campagnes au présent », avant de faire apparaître différentes « poétiques du perdu », dont l’étude constitue sans doute la partie la plus convaincante de ce livre, où il vise toujours à définir les spécificités du style des écrivains qu’il étudie. Selon lui, l’écriture du monde rural ne saurait se réduire à une dimension mémorielle, testimoniale, voire militante : « Si la mimesis y a une large part, la littérature se montrant capable de rivaliser avec les sciences humaines dans la restitution du passé ou la description du présent, le monde rural est aussi une grande réserve de l’imaginaire, et particulièrement dans sa forme ancienne. En travaillant ce matériau, l’écrivain touche au plus profond de la matière et de la psyché, là où elles se mêlent dans un seul mouvement, au plus près du cycle de la nature, de la vie et de la mort. »

Cette étude, qui manquait dans le champ universitaire sur la littérature contemporaine, sait sortir des sentiers battus des études sur les grands auteurs déjà reconnus par l’institution et propose des analyses passionnantes des œuvres d’Emmanuelle Pagano, Aurélien Delsaux ou Frank Bouysse. Cette synthèse magistrale et très documentée sur « la fécondité littéraire du thème rural à partir des années 1980 » incitera peut-être de jeunes chercheurs à creuser à leur tour leurs sillons dans ces « lignes de terre ».