Au croisement de la philosophie et de la psychiatrie, « l’Espérance mélancolique » dévoile en quoi la mélancolie est une « maladie du temps ».
Pourquoi tous les mélancoliques ne se suicident-ils pas ? Telle est l’interrogation qui traverse l’ouvrage de Jérôme Porée, et dont les travaux – dans le sillage de Paul Ricoeur – questionnent la phénoménologie de la douleur, de la souffrance, de l’aveu. Dans L’espérance mélancolique, il s’agit d’aborder le phénomène et non le symptôme mélancolique, et de le mettre en perspective avec le temps. Dans Le temps vécu. Études phénoménologiques et psychopathologiques (1933), Eugène Minskowski qualifiait déjà la mélancolie de « maladie du temps ». Le « tempo » propre aux mélancoliques est donc au coeur de la réflexion de psychiatres sensibilisés à la philosophie (Minskowski, 1885-1972, Binswanger, 1881-1966) et parfois philosophes eux-mêmes (Tellenbach, 1914-1994).
Selon quelles modalités le dialogue entre philosophie et psychiatrie prend-il forme ? Et comment la psychiatrie « existentielle » traite-t-elle du rapport au temps dans la mélancolie, rapport douloureux et paradoxalement sans affect ? Jérôme Porée oriente sa réflexion selon trois directions : il met en perspective Minskowski et la philosophie de la vie de Bergson (1869-1941), Tellenbach et la philosophie de l’existence de Heidegger (1889-1976), Binswanger et la philosophie de la subjectivité de Husserl (1859-1938). Devient possible, dès lors, de comprendre la mélancolie comme un « effondrement de l’élan vital » (Bergson), comme une altération du « projet » existentiel (Heidegger), ou comme une dislocation de la subjectivité (Husserl). Ainsi, comment éclairer la compréhension d’un « désespoir mélancolique » distingué ici de la « douleur morale » (théorie hippocratique des humeurs et ses dérivés), du « syndrome dépressif » (entité médico-psychologique), mais décrit de fort près par Georges Perec dans Un homme qui dort, ou par Kafka dans une page de son Journal ? Grâce à une approche phénoménologique incluant Bergson lui-même répond Jérôme Porée : « La rencontre de la philosophie et de la psychiatrie est donc bien (...) celle de la phénoménologie et de la psychiatrie » (p. 16). De quelle façon le discours psychiatrique croise-t-il la phénoménologie philosophique ? En appréhendant l’essence du symptôme, dans la variété de ses manifestations, à travers sa structure, en ouvrant un espace de rencontre entre le psychiatre et son patient.
La mélancolie comme effondrement de l’élan vital, Bergson et Minskowski
Selon le psychiatre Minskowski, le psychologue a affaire à la durée vécue, celle dont le moi, dans la philosophie de Bergson, a l’intuition (voir l’Essai sur les données immédiates de la conscience). À l’intuition, en effet, la vie apparaît comme ce qu’elle est, à savoir création continuée, jaillissement ininterrompu du nouveau. L’élan vital a donc une portée ontologique : il devient élan créateur. De surcroît, l’attachement à la vie se manifeste dans la confiance, phénomène qui confirme la puissance de création humaine. Dans L’évolution créatrice (1907), Bergson nous instruit du sentiment de joie, absent du vécu du mélancolique, en proie à la dépression. Mais une difficulté se présente ici : comment justifier de la « permanence » du moi ? Ne faudrait-il pas, suggère Minskowski, privilégier paradoxalement le temps (mais un temps étendu, à l’instar de la conception de St-Augustin), et s’interroger sur le « rythme » vécu par le malade, rythme qui le ferme à l’événement. Ce qui manque au mélancolique, c’est donc le synchronisme vécu, autrement dit la possibilité de s’inscrire dans un monde en devenir, mais sous la persistance du moi. D’après Minskowski, le synchronisme vécu maintient en un juste équilibre tendances schizoïdes (détachement) et tendances syntoniques, via un accord entre le temps de l’âme et le temps du monde. La maladie surgit lorsque le contact avec l’ambiance est sévèrement compromis (mélancolie), voire totalement aboli (schizophrénie). Last but not least, le mélancolique entretient un rapport à la mort dramatisé : il la vit au présent A contrario, la vitalité de l’existence se débusque jusque dans la capacité à attendre, dépouillée ici de sa « négativité » : l’espérance devient alors un « mode insigne du temps lui-même » (p. 79). Pour comprendre la maladie, enfin, Minskowski pratique une « réduction vitale » analogue à la réduction phénoménologique, seule méthode qui rende manifeste le chemin allant de l’apparence (le symptôme) à l’essence (« le trouble générateur »), et qui reconduise la constellation des observations cliniques à la structure d’ensemble de la maladie. Dans la mélancolie, les idées délirantes et les affections de tristesse, par exemple, signalent que la forme de la vie elle-même subit une mutation intersubjective. Minskowski emprunte à Bergson l’opposition entre sociétés closes et sociétés ouvertes (cf. Les deux sources de la morale et de la religion) pour appréhender la fermeture au possible, la singularité de la maladie s’apparentant, à ses yeux, au fonctionnement des sociétés.
La mélancolie comme altération de l’être-au-monde, Heidegger et Tellenbach
D’après Tellenbach, le malade ne peut et ne veut ni vivre ni mourir, ressemblant en cela au mélancolique kierkegaardien dans La maladie à la mort (traduit improprement par Traité du désespoir). C’est dire que l’entrelacs entre existence et temporalité est plus aigu encore : inspiré par Heidegger, Tellenbach substitue le concept d’existence au concept de « vie ». Or l’existence, selon Heidegger, est « sortie de soi », et le Dasein (l’être-là, mieux, l’être-jeté) a une « manière d’être » (à la différence des choses). En bref, le temps se temporalise à partir de l’avenir : il donne à l’existence la forme du projet, aventure de la liberté et jamais exécution d’un programme. Mais en révélant sa structure ontologique à travers le « déjà-là », l’« être-jeté » s’expose aussi à la perspective de la mort. Et si l’angoisse se présente comme la tonalité affective fondamentale de l’existence, le lien intime entre historialité et ipséité fait de l’homme un être-pour-la-mort, même si l’historialité, selon Heidegger, est autant héritage du passé, « reprise » créatrice de soi par soi, que répétition stérile (« inauthentique ») de l’identique. Enfin, Tellenbach opère une « réduction existentiale » qui permet par exemple d’envisager l’endogénéité spécifique de la mélancolie comme un « troisième champ étiologique », ni externe ni interne. La maladie procède en définitive d’une circularité entre le typus mélancholicus et certaines situations (« Nous choisissons le monde et le monde nous choisit », p. 114), circularité qui confronte la psychiatrie au redoutable problème de la pathogénie.
Heidegger indique à Tellenbach que le Dasein du mélancolique manque du point d’appui constitué par le projet lui-même, en tant qu’il sert de butée à la compréhension du monde. Dans la mélancolie, le Dasein ne peut assumer son être-jeté, et gît dans une « ambiance » qui clôture son monde. Le souci (Die Sorge) heideggerien se convertit en culpabilité, en réclusion, en désespoir, en perte de liberté : l’altération existentielle laisse le patient « en arrière de soi-même ». C’est même ce type d’inhibition qui attache le mélancolique à l’ordre, au formalisme en général, qu’il s’agisse de la sphère du travail, de ses relations avec autrui, ou, enfin, de la moralité. Assujettti à la norme, le mélancolique a de la difficulté à manifester ses affects (empathie et sympathie), et s’il n’est pas capable de moralité « authentique », c’est qu’il fait preuve d’un excès de sérieux, et exprime « une tendance morbide à l’expiation » (p. 137). En bref, le discernement moral n’est pas son affaire : seule l’injonction de la loi lui parle, mais comme forme négative de l’interdit. En absolutisant la faute, le mélancolique éclipse ainsi le sentiment de la dette, entendu comme « tâche à accomplir ».
La mélancolie comme dislocation de la subjectivité, Husserl et Binswanger
Ici, Jérôme Porée met en perspective la Daseinanalyse de Binswanger et la phénoménologie de Husserl. La doctrine de l’ego déployée par la phénoménologie husserlienne fournit, aux yeux de Binswanger, un « fondement » rigoureux à la psychiatrie elle-même (cf. Idées directrices pour une phénoménologie I). Heidegger indique à Binswanger, il est vrai, que l’« horizon » du mélancolique est obturé, lui qui a perdu la structure de l’être-avec (Mitsein), c’est-à-dire la façon d’être-au-monde avec les autres. Mais l’analyse existentiale heideggerienne ne dispense pas d’une analyse intentionnelle : le devenir du monde est saisi par la « subjectivité transcendantale » lorsque certaines structures - mienneté, socialité, mondanéité – se révèlent opérantes. Et si elles cessent de l’être, c’est que le lien entre vie de la conscience et temps est rompu. La conscience intime du temps, ainsi, tisse une toile de fond à nos actes, fait de nos vécus une chaîne composée d’un seul et même flux et qui résonne en nous : sans le jeu vivant des protentions et des rétentions, faire l’expérience de la vie dans un continuum sans fin, serait tout simplement impensable. Or le mélancolique est étranger à cette logique itérative - conjuguant indissociablement identité et différence (p. 183) - et se voit dessaisi de la propagation temporelle (les synthèses passives) qui donne sens au monde.
Pour autant, l’ego mélancolique a-t-il disparu corps et bien ? Le sujet de la maladie n’est pas dissout, même si son moi est « clivé », clivage qui ne doit rien à l’inconscient freudien ou lacanien, mais tout ou presque à la « réduction phénoménologique ». Si l’ego empirique s’immerge dans la vie, et si l’ego transcendantal est constitutif de l’expérience, l’ego pur - isolé des autres composantes - est le lieu de la maladie, dans son ambivalence même. Le mélancolique a-t-il en effet renoncé définitivement à l’espérance, figure privilégiée de notre rapport au temps ? Les conclusions de l’ouvrage de Jérôme Poré réhabilitent sans réserve le concept d’ « espérance », en le laïcisant, si l’on peut dire. Il faut donc s’y référer pour comprendre que le temps du projet n’est pas totalement anéanti chez un mélancolique qui semble pourtant ne plus rien attendre de l’existence : l’espérance est ce qui reste lorsqu’il n’y a plus rien à espérer. La mise en perspective de la philosophie phénoménologique et de la psychiatrie nous a appris, in fine, que l’espérance est une forme du temps.