La brutalité du maintien de l'ordre en France est très singulière en Europe et tout à fait contreproductive.

Les sociologues Olivier Fillieule et Fabien Jobard ont fait paraître en novembre un ouvrage (Politiques du désordre, Seuil) consacré au maintien de l'ordre en France et retraçant les évolutions de celui-ci sur longue période, qui est immédiatement apparu, face à la brutalité avec laquelle la police des manifestations s'exerce désormais dans notre pays, comme salutaire. En permettant que s'instaure dans l'opinion publique un débat informé sur la question et dépassant le registre des émotions, cet ouvrage et les interventions de ses auteurs ont largement contribué (avec d'autres) à ce qu'une fenêtre soit ouverte pour remettre le maintien de l'ordre sur la voie de la pacification, dont celui-ci s'est dangereusement - et de manière très singulière en Europe - écarté, comme les auteurs l'expliquent en détail. Le rétablissement de la confiance entre les citoyens et la police appelle désormais une désescalade.

Les auteurs ont aimablement accepté de répondre à quelques questions pour présenter leur livre à nos lecteurs.

 

Nonfiction : Le maintien de l’ordre, montrez-vous, est susceptible de prendre des formes contingentes. C’est ainsi qu’à la lente pacification de la police des foules, a succédé depuis le début des années 2000 une « brutalisation », qui, désormais, ne peut manquer de nous interpeller.

De fait, le maintien de l’ordre est indexé, expliquez-vous, à la fois sur le désordre que les manifestants entendent produire ou ne peuvent empêcher et celui que les pouvoirs publics tolèrent ou encouragent. Si l’on prend alors, tout d’abord, ce premier volet, quelques seraient, selon vous, les évolutions les plus marquantes s’agissant des formes d’opposition qui ont pu émerger dans la période ? 

Olivier Fillieule et Fabien Jobard : Les évolutions les plus marquantes ne tiennent pas, comme on l’entend souvent, à la violence des manifestants, mais à la nouvelle morphologie des protestations. La violence n’est à nos yeux pas le phénomène premier. L’histoire sociale est marquée d’épisodes très violents, qu’il s’agisse des mineurs en 1947, des ouvriers de St Nazaire et des émeutes de Nantes en 1955, des agriculteurs en 1953 et 1961, des viticulteurs en 1953 et 1967, des mineurs du Pas-de-Calais et des dockers du Havre la même année, de la grève chez Peugeot en 1965, des affrontements autour des usines textiles à Lyon ou Besançon en 1967, du CIP et des marins-pêcheurs en 1994, du CPE en 2006... Sans évoquer bien sûr Mai 68, que la mémoire collective folklorise volontiers, mais dont les affrontements avec la police étaient autrement préparés et armés que ceux d’aujourd’hui, contre des policiers de surcroît, à l’époque, absolument pas équipés comme le sont leurs collègues d’aujourd’hui et leurs 15 kilos d’équipements individuels de protection. En revanche, la protestation emprunte aujourd’hui des formes nouvelles, qui tiennent à la lente mais certaine désagrégation des corps intermédiaires, d’une part, et au refus de tous les gouvernements depuis Jean-Pierre Raffarin en 2003 d’écouter la rue, de faire droit à la force du nombre. Ainsi, nombre de manifestations ne sont ni déclarées ni encadrées, dépourvues de service d’ordre autant que de banderoles, de musique, de camions-sono, en somme de tout ce qui a contribué au fil du XXe siècle à la ritualisation mais aussi à la pacification de la manifestation. Et le refus des gouvernements de reconnaître, depuis le traumatisme Juppé de 1995, la légitimité du nombre à prendre part à la discussion sur les choix collectifs, a incité maints groupes sociaux à de nouvelles formes de protestation : occupations, ZAD, flash-mobs, détournements d’itinéraires, violence. Autrement dit, en France aujourd’hui, la manifestation ressemble à un jeu dont les parties prenantes connaissent les règles mais ne les respectent plus, soit ne les connaissent pas du tout. 

 

De la même manière, à quels déplacements de la ligne qui sépare pour le pouvoir le désordre acceptable de celui qui est inacceptable a-t-on alors pu assister ?

La ligne de partage entre le « désordre acceptable » (un terme qui marque la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme) et le désordre intolérable a indubitablement bougé. L’usage massif et souvent précoce du gaz lacrymogène en témoigne, qui a sa traduction dans le port presque indispensable de liquide lacrymal dans le bagage de tout manifestant. L’impatience marque désormais les opérations de maintien de l’ordre, alors que le calme et le sang-froid en étaient auparavant des vertus cardinales. La société dans laquelle les opérations s’inscrivent a changé : les images circulent très vite, qui se focalisent sur ce qui est le plus photo- ou télégénique (une voiture ou une poubelle en feu). Un conseiller ministériel, qui a toujours au moins un ou deux écrans d’information continue branchés dans son bureau, est toujours susceptible d’appeler le préfet pour lui demander pourquoi les forces de l’ordre n’interviennent pas sur le feu de poubelle – et bien sûr la question vaudra injonction pour le préfet, qui passera une demande pressante au directeur de l’ordre public en salle de commandement. Laquelle salle, qui relaie l’ensemble des images de vidéosurveillance de la ville, dispose également d’un écran relayant une chaîne d’information continue. C’est tout un art de la patience qu’il convient d’apprendre à nouveau, dans un contexte d’accélération de l’image. 

 

Le maintien de l’ordre use aujourd’hui et pour partie combine des stratégies différentes, la « judiciarisation » d’une part, la prévention ou l’empêchement d’autre part. Pourriez-vous expliquez en quoi chacune d’elle consiste ?

L’emprise du droit s’étend sur le maintien de l’ordre. D’abord par le biais de la « judiciarisation », qui voit aujourd’hui la mission d’interpeller et de juger des auteurs d’infraction comme un nouvel impératif en maintien de l’ordre. Alors que, par tradition, les infractions commises en manifestation n’étaient pas poursuivies, les pouvoirs publics préférant ne pas risquer d’envenimer les situations par des interventions policières au cœur des cortèges, visant à appréhender celui ou celle qui s’y était réfugié. Nous avons évoqué les manifestations de viticulteurs. Celle qui se déroule le 16 mars 1967 à Carcassonne se solde par 53 CRS blessés, dont quatre très sérieusement (victimes de jets de pierres ou de bombes au souffre). Quatre personnes sont arrêtées. Elles sont relâchées, sur instruction du garde des Sceaux. Ensuite, le droit exerce ses effets en amont de la manifestation, avec tous les dispositifs qui permettent d’empêcher de prendre part au rassemblement, notamment par le biais de la loi de 2010 prévue pour contrer les violences entre bandes de jeunes. Celle-ci avait créé un délit de « groupement formé en vue de commettre des exactions ou des violences », sur lequel s’appuient les policiers et les gendarmes pour interpeller et conduire au poste des dizaines voire des centaines de personnes, notamment à Paris, sur le simple fait qu’ils portent du liquide lacrymal ou d’autres équipements de protection. Le procureur ne poursuit pas et relâche mais, pendant tout ce temps, des gens ont été interdits de manifestation. 

 

Enfin, en vous appuyant sur ce qui existe dans d’autres pays, pourriez-vous dire quelle autre forme ce maintien de l’ordre pourrait prendre, s’il devait renouer avec la pacification cette fois, et quelles en seraient les conditions préalables ?

Le maintien de l’ordre est désormais à l’agenda politique. Dix-huit mois de mobilisations de gilets jaunes, 13.000 tirs de lanceurs de balles de défense, 25 éborgnements et 5 amputations, sans parler des décès en 2019 de Steve Maia Caniço à Nantes ou en 2018 de Zineb Redouane à Marseille, mais aussi les protestations dans le sillage de la mort de George Floyd aux États-Unis ou de Adama Traore en France, ont fini par ouvrir une opportunité à la réforme des pratiques. Il faut dire aussi qu’un certain nombre de forces de l’ordre sont pour le moins réservées à l’égard des évolutions récentes : la judiciarisation et l’interpellation, pas plus que l’emploi du LBD ou de forces non-spécialisées comme les Brigades anti-criminalité, ne suscitent l’adhésion des CRS ou des gendarmes mobiles. Le schéma national du maintien de l’ordre, sans doute trop peu réfléchi et en tout cas publié trop vite (le 16 septembre 2020), ou plus encore la toute récente commission d’enquête parlementaire sur le maintien de l’ordre, ouvrent des voies de réforme. Dans le sens d’une meilleure communication avec les manifestants, avec la formation d’unités de police spécialisées, mais aussi d’une meilleure formation de l’ensemble des policiers à cette tâche, une réduction de l’impératif de judiciarisation ou encore une suppression du LBD comme arme de gestion des foules. Le rapport de forces politique complexe entre opinion publique, gouvernement, syndicats de police et manifestants déterminera les suites concrètes de ces mouvements. Il est clair que le maintien de l’ordre n’est plus cette expression univoque de souveraineté régalienne, mais un objet de délibération collective, auquel du reste notre ouvrage aura sans doute contribué. 

Et pour rester très immodestement au chapitre de ce à quoi nous avons contribué, chose neuve, l’expérience des pays étrangers est désormais presque systématiquement convoquée dans le débat public, à satiété pourrait-on dire. Le « modèle allemand » est une figure récurrente chez les politiques et les journalistes, comme le terme de « désescalade ». Il s’agit d’un vrai renversement car jusque nos interventions sur ces questions, en 2016, les pouvoirs publics et les institutions policières étaient convaincus qu’il y avait un « modèle français de maintien de l’ordre » et que celui-ci rayonnait dans le monde entier… sans avoir vu que tout un réseau de polices européennes s’était constitué, le réseau Godiac, pour s’attacher à défendre les principes et pratiques de pacification du rapport aux foules dans un contexte d’émergence des mouvements black blocs et anarcho-autonomes, depuis la fin des années 1990. Aujourd’hui, les équipes spécialisées dans la communication avec les manifestants que veut mettre en place le ministère de l’Intérieur s’inspirent directement des équipes de communication de la police berlinoise. Elles étendent le travail de communication à la plus grande part des manifestants, plutôt que rester dans un dialogue entre policiers spécialisés et leurs interlocuteurs dans les organisations syndicales ou les services d’ordre. Face aux manifestations sans organisateurs, un tel schéma tournait vite court. On peut aussi invoquer le principe de moindre recours à la force, qui avait été employé par la police de Londres, la Met, lors des émeutes de 2011, une police par tradition très attachée au « policing by consent » et au non-port de l’arme. En août 2011, le choix avait été fait de ne pas employer les lanceurs de balles de défense, au regard des risques de blessures qu’ils faisaient encourir et de cristallisation de la colère sur la police. Cette modération dans l’emploi de la force a peut-être, à court terme, encouragé la diffusion des violences et des pillages, et la ministre de l’Intérieur Teresa May fut très critiquée – comme la mairie de Berlin lorsqu’elle entreprit de développer ses politiques de désescalade au début des années 2000. Mais à long terme, ces politiques contribuent à ne pas rompre la confiance en la police et à priver les groupes les plus radicaux de ressources légitimantes.