À l’occasion du deux cent cinquantième anniversaire de la naissance de Beethoven, la traduction en français d'une monographie fragmentaire du philosophe Adorno sur le grand compositeur.

À l’occasion du deux cent cinquantième anniversaire de la naissance de Ludwig van Beethoven (1770-1827), les éditions Rue d’Ulm ont publié en novembre 2020 une traduction inédite de la monographie inachevée d’Adorno (1903-1969) sur le compositeur – occasion de dire deux mots d’un ouvrage dont l’excellente traduction de S. Zilberfarb, à partir de l’édition de R. Tiedemann, fait découvrir au lecteur français la richesse d’une pensée philosophique virtuose et éclairée de la musique.

Écrire Beethoven, tout en fragments

D’Adorno, célèbre sociologue et philosophe allemand du XXe siècle, également compositeur, musicologue et théoricien de l’esthétique, l’on peut retenir, outre une œuvre musicale qui n’est pas anecdotique et des écrits sociologiques de renom, quelques essais d’envergure sur Wagner, Mahler et Berg, une Philosophie de la nouvelle musique et une Introduction à la sociologie de la musique.

La nature originale de l’ouvrage dont il est ici question, et qui paraît aux éditions Rue d’Ulm, ne manquera pas de frapper l’œil, averti ou non, du lecteur : loin de former le tout systématique d’un grand-œuvre philosophique, la monographie d’Adorno sur Beethoven est constituée tout entière de fragments, autant de notes accumulées par le philosophe pendant plus de trente ans. Si, vingt ans après la guerre, à la mort de celui-ci, l’ouvrage n’est encore qu’à l’état d’ébauche, l’on doit au philosophe allemand Rolf Tiedemann d’avoir, par un travail éditorial de grande envergure, rassemblé, collecté, regroupé et complété ces fragments sans ordre ni classification, sur une longueur de douze chapitres.

C’est d’abord à une plongée par fragments dans le détail des œuvres que le philosophe nous invite. Comme le souligne Jacques-Olivier Bégot dans sa préface à la présente édition, le caractère « souvent elliptique et allusif » des fragments contribue à immerger le lecteur « dans l’intimité de l’atelier du philosophe » : avec lui, l’on redécouvre – ou découvre – les grandes œuvres du Maître, de ses premières symphonies à la Hammerklavier et aux derniers quatuors à cordes (« Es muss sein ! »), en passant par la Pastorale, la Waldstein, la sonate à Kreutzer, l’Appassionata, la Clair de Lune, et mille autres. Précisément, à l’opposé d’un système dont l’ouvrage exposerait les tenants et les aboutissants, ces mille et un fragments soulignent la profondeur du détail, le souci de l’analyse, la recherche empirique au plus proche des œuvres qui définissent, pour ainsi dire, la méthode et le travail du philosophe qu’est Adorno.

Or, écrire sur la musique, et plus encore sur Beethoven, requiert d’éviter deux écueils. De même que, d’un côté, il faut s’efforcer de retrouver « l’enchantement » de l’enfant en face de la partition, de ses mots, ses notes et ses indications – enchantement qu’offre et que promet la musique, et qui poussa le jeune Adorno, comme il l’écrit lui-même, à l’apprentissage de la musique, de ses codes et de ses techniques – ; de même, de l’autre, il faut préférer au verbiage sans contenu l’analyse technique et précise.

Aussi s’ouvre au regard du lecteur la perspective d’une plongée sensible dans l’œuvre de Beethoven, qui laisse place et concède légitimité aux images et aux souvenirs de l’enfance, éminemment sensibles s’il en est. Tout au long de ces trois cent soixante-dix fragments ici réunis, les noms des œuvres du Beethoven et les numéros des opus résonnent comme autant de noms chargés d’une force symbolique très personnelle, et c’est bien l’enfance que fait surgir le philosophe : une enfance où le nom « Hammerklavier » évoque « les pianos jouets avec leurs petits marteaux » (frag. 4) ; où « Waldstein » rappelle le chevauchement du cavalier dans les bois obscurs. Et, rappelant cette image qui lui surgissait à l’esprit quand, enfant, il écoutait la Waldstein (« au début de l’œuvre un cavalier pénétrant dans une forêt obscure »), Adorno écrit : « N’étais-je pas ici plus près de la vérité que je ne le fus jamais lorsque, plus tard, je jouai l’œuvre par cœur ? » (fr. 4). Ainsi résonne ce premier fragment comme l’annonce programmatique d’une méthode, mais encore l’affirmation d’une sensibilité qu’on ne saura, à la lecture de l’ouvrage, ignorer : « Reconstruire la façon dont, enfant, j’entendais Beethoven. » (fr. 1, 1940)

D’un autre côté, la difficulté que pose l’analyse musicale est précisément celle de la décomposition des sons jusqu’aux « plus petites unités » (fr. 5). Or, c’est précisément cette analyse, ce souci du détail, cette entrée dans le cœur des œuvres, qui est nécessaire, et qui au plus haut point rend pertinent le travail du critique ou du philosophe, autant que « tout propos sur la teneur de la musique reste pur bavardage aussi longtemps qu’il n’est pas obtenu à force d’analyses techniques » (fr. 8). Autrement dit, de l’analyse précise, technique, au plus près du texte, Adorno fait sa méthodologie, au sens grec : la voie, la marche et le plan par lequel il entend réaliser son étude.

Philosopher avec Beethoven : la musique de Beethoven comme « processus hégélien »

« En un sens similaire à l’idée qu’il n’y a que la philosophie hégélienne, il n’y a que Beethoven dans l’histoire de la musique occidentale. » (fr. 24) Au cœur de l’ouvrage, Adorno déploie une analogie entre la grande musique de Beethoven et la grande philosophie, qu’incarne Hegel ; c’est affirmer, sans ambages, que la musique de Beethoven est un « processus hégélien ». Or, si la musique de Beethoven est un tel processus, elle l’est d’abord par deux aspects : la prégnance du thème, comme médiation qui « met le Tout en mouvement » (fr. 29) – et le Tout, c’est l’œuvre – ; et la réexposition comme perpétuel retour à soi, mais qui, jamais simple, s’effectue toujours sous la forme d’une critique, dont les caractères si nombreux vont de l’humour au tragique.

Précisément, c’est chez Beethoven que l’affirmation de Schoenberg, selon laquelle toute œuvre musicale est « l’histoire d’un thème », est la plus pertinente : car la musique de Beethoven, perpétuelle création ex nihilo, forme sans discontinuité un Tout centré autour d’un noyau thématique, de réexpositions et de développements. De même que, chez Hegel, l’esprit se déploie à travers l’Histoire, qu’il se découvre au fur et à mesure de ses transformations autour d’une identité dont il prend conscience, de même, chez Beethoven, le thème est au centre de toute évolution au sein de l’œuvre. Et si à la musique manque nécessairement le concept, puisqu’elle est un art a-conceptuel, celle-ci n’en dit pas moins quelque chose d’une identité : la forme beethovénienne, comme médiation entre des moments isolés, s’avère à la fin être « la réalisation […] où les motifs apparemment opposés sont compris dans leur identité » (fr. 29). Dès lors, l’identité de la forme beethovénienne se définit comme un « tout intégrateur », dans lequel « chaque moment singulier ne se définit par sa fonction au sein du Tout que dans la mesure même où ces moments singuliers se contredisent et s’abolissent en lui » (fr. 29, 1939) – au point que chaque partie d’une œuvre, chaque élément pris dans sa singularité, ne peut être compris ni envisagé que dans sa fonction au sein de « la reproduction de la société comme tout ».

Si Adorno affirme autant l’analogie entre Hegel et Beethoven, c’est aussi en raison de la dialectique qui, entre thème et réexposition, tonalité et modulation, se joue perpétuellement au cœur de l’œuvre du Maître.

Adorno fait de la tonalité l’un des pans majeurs de sa réflexion : « Comprendre Beethoven signifie comprendre la tonalité. » (fr. 112). Chez Beethoven, la tonalité apparaît comme fondement de l’édifice musical : non seulement le « matériau » au cœur de toute musique, mais encore le « principe », l’essence de toute musique. Les bornes posées par la tonalité sont les bornes d’un Tout dans lequel toutes les transformations possibles sont autant de manifestations de l’esprit, qui revient à son principe en allant à son terme. Le mouvement beethovénien, c’est cette cohésion du Tout, par quoi la tonalité s’accomplit et se réalise dans le détail et le miracle de la forme. Ainsi la tonalité s’affirme-t-elle comme « roche primitive » de la forme musicale.

D’un autre côté, la réexposition marque « en quelque sorte Beethoven du sceau de l’idéalisme, au sens où, par elle, le résultat du travail, de la médiation universelle, se révèle identique à l’immédiateté, qui se résout dans la réflexion (à savoir dans son développement immanent) » (frag. 32). Dans l’abstraction mécanique et abstraite qu’est la réexposition se joue donc quelque chose d’une force spirituelle motrice – force motrice dans laquelle on peut voir une forme d’homéostasie, comme « équilibre biologique des tensions » : par-là, le rapport au sein de la musique « se laisse définir comme rapport de déploiement logique » (fr. 37).

Ainsi Adorno en vient-il à définir la musique de Beethoven comme un mouvement dialectique, qui conduit du rien à quelque chose. En un sens, philosopher avec Beethoven, à partir de Hegel, en lisant Adorno, c’est prendre conscience de la grandeur de ce mouvement créateur, qui est autant l’acte du compositeur, que celui de la musique qui, au-delà de la forme, se déploie.

 

Définir la spécificité du compositeur

Au-delà de cette perspective philosophique, Adorno s’emploie à définir ce qui fait l’essence propre de la musique par rapport aux autres arts – la langue d’un « enchantement » (fr. 12) où se joue une transfiguration, – et la spécificité de Beethoven par rapport aux autres compositeurs : si la musique n’est ni ne fait objet, et qu’elle s’avère n’être rien d’autre qu’un tout sensible dont l’intime vérité peut s’affranchir du concret, Beethoven, lui, est l’artisan de cet enchantement inédit, dans lequel se déploie une vérité que les mots ne savent exprimer : « Beethoven serait la tentative de contourner l’interdit des images. Sa musique n’est pas une image de quelque chose – et pourtant si, elle l’est : image du Tout, image sans image. » (fr. 16).

Alors, quand l’on plonge dans le détail des analyses d’Adorno, qui mènent le lecteur du premier romantisme au style tardif de Beethoven et parviennent à en déceler la grande originalité, l’on s’aperçoit que la spécificité du compositeur réside dans la « synthèse » (fr. 142) qu’il parvient sans cesse à réaliser : c’est-à-dire que la forme n’est pas, chez lui, un cadre abstrait, mais plutôt le creuset dans lequel devient possible la confrontation, pour ne pas dire la collision, entre « l’acte compositionnel » et le « schéma », par quoi naît, et de quoi procède, la musique. C’est par cet acte compositionnel créateur que, comme dans le premier mouvement de l’Appassionata, la musique est investie d’une fonction dramatique nouvelle et inédite.

Ainsi Adorno en vient-il à comparer Beethoven avec, notamment, Mozart et Schubert. Selon lui, la différence entre Mozart et Beethoven réside surtout dans le fait que la musique de Mozart procède de la rencontre parfaite entre le caractère absolutiste et cérémoniel de la musique et la subjectivité bourgeoise ; là où, chez Beethoven, seule la liberté est maîtresse de dicter « la reconstruction des formes traditionnelles » (fr. 143) ; par quoi la musique de Beethoven devient bien, pour retourner à Hegel, une musique éminemment sociale. N’oublions pas à cet égard comment Beethoven ratura d’un terrible coup de plume, au soir du 2 décembre 1804, la dédicace de sa troisième symphonie, originellement écrite en l’honneur de celui qui n’était encore que Bonaparte (et qui par son sacre devenait Napoléon), pour la renommer « Symphonie héroïque » !

Et pourtant, c’est bien une musique profondément et intimement actuelle, au sens étymologique du terme, que celle que prennent pour objet ces quelques centaines de fragments – cette musique qui se déploie, chez Beethoven, toujours comme un équilibre entre le mélos et l’harmonie. Si Adorno le souligne, c’est sans doute pour mieux dire à quel point la musique de Beethoven, dépassant toutes les autres (Schubert du côté des compositeurs et Schnabel du côté les interprètes font d’ailleurs les frais d’une analyse qui, pour être exceptionnelle, n’en est pas moins partiale !), réalise et incarne l’esprit au sens hégélien du terme ; et cet esprit semble exprimer le destin des Lumières, et plus largement de toute une époque : « cela tient à l’absence d’usure du médium, qui prédestine celui-ci à représenter l’humain comme nature, et à un moment historique précis, qui voit la musique, et non la poésie, converger avec la philosophie, du moins en Allemagne » (fr. 69).

Alors, de cette musique pour ainsi dire philosophique et éminemment actuelle, l’on pourra dire qu’elle ne vieillit pas, et que c’est bien là le caractère du chef-d’œuvre – et d’une production dans laquelle tout ou presque est à retenir, et rien à omettre : « Si Beethoven ne vieillit pas, c’est peut-être simplement parce que sa musique n’a pas encore été rattrapée par la réalité : "humanisme réel". » (fr. 78), écrit Adorno.

Dans la dialectique permanente entre rigidité objective et dynamique subjective, par quoi la forme devient le creuset où se réalise une fonction dramatique nouvelle, se laisse entrevoir le mouvement proprement beethovénien : la musique de Beethoven, « au centre de la vaste totalité classique » (fr. 225), n’est rien de moins qu’une immense « réussite philosophique » (fr. 229). En ce sens, nous dit Adorno, le digne successeur de Beethoven n’est autre que Johannes Brahms, qui, « avec un sentiment de la forme d’une insurpassable délicatesse » (fr. 186), sut accomplir, à l’échelle de la grande forme symphonique, la subjectivation de la forme, tant recherchée par l’ensemble de l’œuvre du Maître.

En un mot, un livre à lire, pour découvrir, redécouvrir, ou mieux comprendre Beethoven, à la lumière de la philosophie.