L'auteur recense quatre manières de parler de l’origine et montre le rôle fondateur de la biologie dans l'élaboration du discours scientifique.

Il n'est pas de société humaine qui n'ait soulevé la question de ses origines et notre propre culture ne fait pas exception. Cette interrogation « originaire » apparaît d'emblée dans l'histoire de la philosophie, et, parmi les nombreux discours élaborés au fil du temps sur le thème de l'origine, Pascal Nouvel en dégage quatre : le mythique, le rationnel, le scientifique, le phénoménologique. Le dernier d'entre eux va occuper une place privilégiée aux yeux de l’auteur, dans la mesure où il rompt avec les précédents, suspectés de naïveté. Si le monde dont ils essayaient de décrire l'origine a lui-même une origine en nous, le discours phénoménologique envisage la conscience comme le point à partir duquel doit s'élaborer le discours d'origine. De plus, véritable thèse dans la thèse, l’auteur réexamine le concept de « nature », en montrant que c'est la biologie qui, dans l'histoire des idées, ouvre la voie à la physique. L'ouvrage n'est pas une recherche sur l'origine, destinée à apporter des réponses, mais une analyse philosophique et historique des discours qui ont interrogé le concept d'origine : c'est une sorte d' « originologie ». Comment parlons-nous de ce qui fut avant toute chose ? L'ouvrage se lit comme un parcours à multiples entrées dans l'histoire de la philosophie et un aide-mémoire original de toutes les hypothèses qui, en se succédant, se complètent, se légitiment ou se réfutent au fur et à mesure de nouvelles découvertes.

L 'origine, une interrogation permanente

L'Origo, c'est la source, le commencement, ce qui se lève, ce qui est original ou originel. C'est aussi la responsabilité (être à l'origine d'un accident). L'origine se distingue du fondement (au sens de fondation). Dans la construction d'une maison, le fondement sera toujours là tandis que le moment de l'origine (les ouvriers, le travail, les plans) aura ensuite disparu. Pour rendre compte du commencement, il faut une «arkh», un principe fondateur, une émergence. Mais cette origine n'est jamais directement accessible : elle doit être racontée par un récit qui repose sur des traces au sens où l'archéologie s'occupe des traces laissées par les humains. L'origine est aussi l'essence d'un être, sa forme, son eidos par opposition à la matière. À partir d'une forme « idéelle », la matière va se diversifier progressivement pour créer un objet. Chaque être de la nature renvoie ainsi à un autre qui l'a précédé comme cause et condition de son existence. L'origine de toute chose est donc dans la nature, au double sens de ce mot : la nature d'une chose exprime sa vérité, mais la nature désigne aussi la totalité de ce qui est. Puisant son étymologie dans la «fusis » grecque, la physique sera la discipline qui s'intéresse aux lois fondamentales de la nature.

Ainsi, tant dans le discours mythique que scientifique, la « nature » constitue la donnée première et commune de ces discours sur l'origine. Cela n'interdit pas pour autant au discours d'origine d'incorporer une dimension morale et politique. En disant ce qui est bon et ce qui ne l'est pas, le récit devient légende. Les pharaons d’Égypte, en exemple aux futures dynasties, faisaient établir par des scribes une généalogie les rattachant aux dieux pour légitimer leur autorité. C'est pourquoi, au lieu du terme de récit ou de légende, qui invoque comme une essence et ses prérogatives, Nietzsche préférera celui de « généalogie » qui met en avant les hasards, les paradoxes ou les retournements inattendus.

Comment cette origine est-elle décrite, exposée ou relatée au cours de son histoire ? L'auteur identifie quatre discours principaux parlant de ce qui fut avant toute chose. Comme on le verra, les rationalités sous-jacentes aux quatre structures de récits vont se différencier par la forme de leurs explications : descendantes (discours mythiques), montantes (discours scientifiques), l'une et l'autre (discours rationnels), ni l'une ni l'autre (discours phénoménologiques).

Le discours mythique, premier récit sur l'origine

 L 'imagination humaine, pour répondre au besoin d'explication, a, dès l'antiquité, construit des récits mettant en avant un dieu, un animal, un affrontement entre personnages divins, ou un élément naturel. « ...tout mythe raconte comment quelque chose est venu à l'existence : le monde, l'homme, telle espèce animale, telle institution sociale. Mais du fait que la création du monde précède toutes les autres, la cosmogonie jouit d'un prestige spécial. Le mythe cosmogonique sert de modèle à tous les mythes d'origine » (Mircea Eliade).

Toutes les cosmogonies tentent ainsi de raconter l'origine de l'étant et de toute chose depuis le commencement de l'univers. Ce sont les récits bibliques qui constituent le paradigme de ces discours sur l'origine de ces cosmogonies. Selon les versions, la Création s'opère à partir du rien ou par agencement d'un étant déjà existant. Si Dieu a créé la Terre et le Ciel, il est créant et non créé. Il peut aussi opérer non à partir du néant mais du chaos : quelque chose de désorganisé existe mais Dieu va l'ordonner et le distinguer. Le discours mythique s’appuie sur une explication descendante en postulant une intention organisatrice première, tandis que les cosmogonies scientifiques se référeront à des explications montantes du plus simple au plus complexe. La physique traduira en termes scientifiques la question de l'origine en montrant le rôle du hasard dans la création des choses et en prenant en compte la dimension temporelle qui ne faisait qu'émerger dans les récits d'origine. Tant qu'on ne fait pas intervenir le temps comme facteur quantitatif, la genèse du monde paraît nécessairement mystérieuse et appelle une explication descendante. Pour Mircea Eliade, le discours d'origine a pour fonction de donner un sens à ce qui est en fournissant l'idée d'une provenance. La légende exprimée dans le récit se transmet alors par une tradition sacralisée constitutive d'une culture : le récit devient un mythe d'origine sans créateur identifié et peut se répéter à l'identique pendant de nombreuses générations. Il renforce ainsi la cohésion du groupe en jouant le rôle d'un dispositif d'identification, de reconnaissance et de légitimation de ses membres sans pour autant s'inscrire dans une vérité historique : vrai par sa fonction, il est inexact en tant que narration. Analysant les récits produits par la civilisation grecque, Jean-Pierre Vernant dresse le même constat : les récits mythiques se distinguent par l'absence d'auteurs, l'ancrage dans la tradition, la transmission orale. Ils ne relèvent pas de l'invention individuelle, ni d'une intention créatrice mais de la mémoire collective.

Le discours rationnel contre le discours mythique

Les « physiologues » ne vont pas manquer de dénoncer la faiblesse des discours mythiques en proposant un discours « rationnel » sur l'existence des choses. Mais cette transition n'est pas pour autant une rupture et la philosophie naissante continue à s'inscrire dans la continuité des mythes cosmogoniques. Ainsi, le grand mérite de Thalès, aux yeux de Pascal Nouvel, est non seulement d'avoir repris l'idée de l 'arkhé mais aussi de vouloir l'expliciter, en substituant une explication montante à l'explication traditionnelle (descendante). En allant du simple (l'Un ou métaphoriquement l'eau) à la multiplicité différenciée des êtres organisés qui peuplent la Terre, Thalès introduit la question ontologique. L'ontologie doit procéder la généalogie : le principe est à l'origine et non l'inverse. La recherche du principe des choses permet de désenclaver la question de l'origine, de s'en dégager, sans l'abandonner comme non légitime : l'interrogation « de quoi les choses sont faites ? » devient : « Peut-on identifier un principe qui permette de réduire toute chose à une entité fondamentale ? »

À partir du moment où ce n'est plus Dieu, cause première, qui fournit une réponse toute faite, mais qu’un élément « naturel » est mis en avant, un pas est franchi dans la réflexion philosophique. Ainsi, Platon propose deux manières d'appréhender l'univers : le mode de l'apparence et celui des formes. Dans le Timée, il invoque l'existence d'un créateur des choses nommé Démiurge, Divinité ou Dieu, réponse nécessaire à la question de l'origine. Il rend possible l’existence d’êtres vivants à la fois semblables et différents mais cependant porteurs d'une certaine harmonie intrinsèque. La nature est donc preuve d'une intention divine en raison de l'organisation qu'elle offre. Pour rendre compte de cet ordre, il faut un dieu indépendant de la matière sur laquelle il travaille et présent dès le commencement. Une explication rationnelle de l'origine devra donc être à la fois montante et descendante. Mais il faut attendre Kant pour voir apparaître une véritable approche rationaliste sur la question de l'origine. Après avoir imaginé qu'à partir de la matière ou d'une substance originaire disséminée dans l'espace on pourrait faire un monde, il dénonce cette illusion : la question de l'origine des choses et des structures organisées dans la nature relèverait de la première des quatre antinomies de la raison pure : si l'on distingue la chose en soi et le phénomène, la problématique de l'origine devient la problématique de l'origine du « phénomène monde ».

Si la formulation rationnelle de la question de l'origine des formes vivantes se précise, elle n'est pas pour autant réglée et il faut revenir au finalisme introduit par Aristote pour rendre compte des objets de la nature. Or, nous ne savons pas ce qu'il en est du mécanisme réel qui a guidé la nature pour construire la diversité des êtres. Il est renvoyé au rang de chose en soi, inconnaissable par la raison. Il faudra attendre pour qu'apparaisse un autre type de discours qu'on nommera scientifique.

Les révolutions scientifiques, une réponse ?

La première d'entre elles commence avec Copernic et se termine avec Newton :  le savoir scientifique va désormais s’appuyer sur les lois de la nature elle-même. Il faudra néanmoins attendre Darwin pour que la question de l'origine des formes vivantes et de leur diversité soit abordée par la science : ce sera la deuxième révolution scientifique. En ne faisant intervenir que des causes constatables, Darwin évite le recours à une intention créatrice et fournit une explication strictement montante. La question des origines y sera traitée par disciplines (origine de la Terre, de la vie, de l'homme, des sociétés...). Et la « profondeur du temps » (quantité écoulée depuis les commencements de l'univers) deviendra une dimension essentielle qui faisait défaut aux cosmogonies antiques.

Ce temps donné à la nature permet l'émergence de formes et de structures nouvelles, sans que soit pour autant exclu le rôle du hasard dans ce déploiement. Une émergence, c'est l'apparition de quelque chose qui n'existait pas encore, c'est une « rupture dans le réel » et en même temps, condition de possibilité de ce qui existera plus tard. La nature, à partir de Darwin, commence à être conçue à la fois comme le lieu où se déroulent des processus de transformation mais aussi le lieu où ils ont été inventés. La nature se révèle et montre ce qu'elle contenait. Elle passe de la puissance à l'acte mais n'invente pas ces processus qui lui sont inhérents. Les cosmogonies scientifiques iront plus loin en mettant en avant des processus par lesquels la nature s'est inventée elle-même et que l'auteur nomme « émergences historiques ». C'est en ce sens que l'ouvrage de Darwin constitue un tournant décisif dans l'approche de la notion d'origine : désormais, histoire et nature sont liées, celle-ci englobant celle-là. C'est l'histoire qui va fournir une explication non téléologique sur l'organisation du vivant et sa complexité.

Masse plasmatique d'abord sans forme, la nature va se différencier progressivement dans l'épaisseur du temps, sans qu'aucune intention la guide. Du même coup, la biologie, science de la vie, est aussi histoire de la nature. Les nouvelles techniques génétiques, en retenant la thèse évolutionniste, vont permettre de préciser le type d'histoire à privilégier : elle est rétrospective plutôt que chronologique. À partir du présent, la méthode généalogique remonte vers les origines pour fonder une « histoire des générations » et indiquer les étapes franchies entre le présent et l'origine. Plus près de nous, avec la théorie du Big Bang et de la relativité généralisée, un véritable scenario sur la formation de l'univers se construit. Si celui-ci, comme le propose Einstein, est un objet, s'il constitue un tout, il devient possible de poser la question de savoir d'où il vient et ce qu'il fut dans le passé. Avec le modèle de l'« atome initial », la première grande théorie cosmogonique scientifique apparaît. Les récits scientifiques répondent par des faits à la question que les récits mythiques posaient et résolvaient par une hypothèse descendante en imaginant une sorte de demiurge architecte qui tirerait l'ordre du chaos. Ces faits peuvent engendrer une pluralité de discours et de scénarios qui s'appuient sur des hypothèses compatibles avec les données connues. La méthode mise en œuvre dans le discours scientifique s'appuie sur des traces au sens archéologique, comme l'avait compris Darwin dans sa théorie sur l'évolution des espèces. Son mérite est de décaler la question de l'origine et de la rendre accessible à la science, en privilégiant la problématique du vivant et l'histoire des espèces. C'est la thèse que défend Pascal Nouvel, selon qui c'est la biologie et les sciences de l'évolution et non la cosmogonie qui ouvrent la voie aux discours scientifiques sur l'origine. Cette thèse qui met en avant le rôle moteur de la biologie dans les problématiques sur l'origine est elle-même subordonnée à une thèse principale qui va être présentée dans ce dernier chapitre, le plus fondamental de l'ouvrage.

Le discours « phénoménologique », fin des autres discours 

Dernier décrit, celui-ci n'est pas la simple suite des trois précédents mais constitue une rupture complète avec eux. Le questionnement sur la nature, que celle-ci soit imaginée, objet de raisonnement ou objet d'enquête, doit être revu : la nature nous est d'abord donnée, elle nous « apparaît ». Dans la phénoménologie comme compréhension radicalement différente de l'origine, il ne s'agira plus d'évoquer du factuel pour expliquer le réel mais d'invoquer la constitution même de la conscience de ce qui est à partir de quoi sont posées ensuite les questions d'origine. C'est moins l'origine des choses, leur provenance qui importe que l'origine de la conscience des choses et des opérations impliquées par le terme même de conscience. Par-là, la phénoménologie entend insister sur le fait que la conscience est condition pour que quelque chose se forme. Dès qu'on prend en considération le fait que le monde a lui-même une origine en nous, le problème de l'origine change de structure. On se trouve alors devant un étrange paradoxe. Selon le discours scientifique, la conscience relève d'une histoire naturelle conduisant à l'apparition du cerveau humain tandis que d'un autre côté, la phénoménologie fait de la conscience le mode de constitution du monde comme phénomène. Étant constitutive de tout le savoir qu'elle est amenée à produire sur elle-même, elle ne peut pas être simplement un élément dans une genèse. Mais, dans ce cas, d'où le caractère constitutif de la conscience tient-il lui-même son origine ?

Pour constituer l'objet dont la science fournit une explication en termes matérialistes (le cerveau), il faut bien accéder à la conscience de cet objet. La question de l'origine de la conscience ne peut être posée qu'à partir de la conscience elle-même en tant que « donatrice de phénomènes » et non en termes matérialistes (le cerveau). Ce renvoi permanent d'une explication à l'autre montre que sciences de la nature et phénoménologie sont inconciliables. L'être de l'objet n'existe que pour autant que l'objet peut apparaître à une conscience humaine constituante. C'est le réel seul qui me donne accès à l'étant, c'est la chose seule qui me donne accès à l'objet. Autrement dit, le réel est premier, la chose est première et c'est vers la constitution du réel et de la chose qu'il faut se tourner si on entend poser la question de leur origine. Si la conscience humaine est constituante, cela implique aussi que toute investigation du réel est, en fait, une investigation du réel en tant qu'il est constitué par la conscience humaine. Les deux manières de rendre compte de l'homme soit par quelque chose qui le précède (explication naturaliste montante), soit par quelque chose qui l'englobe (explication théologique, descendante) doivent être renvoyées au profit d'une explication qui s'enracine dans l'homme seul. Le discours d'origine que compose la phénoménologie prend son point de départ dans la conscience humaine en tant que celle-ci « constitue » les choses qui l'environnent.

Pascal Nouvel, et c'est là le mérite de son ouvrage, a cherché à clarifier une notion souvent confuse et embrouillée, en classant les discours qui la décrivent.

Il redonne toute sa place à la biologie et à son pendant, l'histoire de la nature et ouvre la porte à une thèse originale : ce n'est pas la nature qui fonde la possibilité de la conscience, mais c'est la conscience qui fait apparaître les choses et leur nature. Il évoque d'autres prolongements vers des cultures plus éloignées, indienne en particulier, ou les travaux des anthropologues. Il souligne aussi l'usage du terme d'origine dans le discours politique contemporain sur la mondialisation. Au risque d'encourir le reproche d'encyclopédisme et même si le recours à l'histoire de la philosophie pourra paraître parfois érudit et répétitif, la richesse et la pertinence des références historiques ainsi que l'originalité de la démarche font de cet ouvrage une référence sur la typologie des discours relatifs au concept d'origine.