Avec Terra Incognita, l’historien du sensible Alain Corbin propose une histoire en négatif des sciences, qui explore le terrain fertile de l’ignorance et de la méconnaissance.

Alors qu’elle semble ne plus suffire aux ambitions humaines, nous nous inquiétons pour son avenir. Nous avons dû nous projeter dans l’espace pour mieux l’apercevoir, et à force de l’observer de haut, nous commençons à mieux la comprendre. Nous savons que le climat est capricieux et, si nous ne pouvons prévoir ses emballements, nous pouvons à présent les expliquer. Cette Terre qui nous supporte, nous en connaissons les recoins, de ses mers et de ses terres : les cartes n’ont plus de secrets. Le constat de son évolution climatique et écologique semble acquis, objet d’un savoir reconnu et immuable, malgré quelques résistances idéologiques. L’ignorance que ce savoir est progressivement venu combler ne s’oppose pourtant pas frontalement à lui, puisque c’est bien notre ignorance qui a été l’origine de tout ce savoir.

L’ignorance comme base du savoir

Pionnier de l’histoire du sensible, de la représentation et de l’imaginaire social, Alain Corbin donne corps à une histoire de cette ignorance en accordant à la Terra Incognita toute la place qu’elle mérite. Après avoir abordé des termes aussi variés que l’intimité des corps, le paysage sonore ou les loisirs, son attention se porte ici sur ce lieu inexploré, ce non-lieu qui parsemait les cartes et invitait à la découverte, faisant peu à peu passer l’Homme du domaine de l’ignorance, vers celui de la connaissance.

L’histoire de cette « Terre inconnue » débute avec l’extension à une nouvelle foule de curieux de la libido sciendi, ce désir de savoir que l’auteur fait naître en 1755, par l’émotion provoquée par le tremblement de terre de Lisbonne. Dans ses Lettres Persanes, Montesquieu assimile cet évènement naturel à une « catastrophe », inaugurant une nouvelle acception du terme, toujours usitée de nos jours. Ce sont donc les représentations, puis les savoirs, de la Terre qui intéressent l’auteur : et plus particulièrement, le point de rupture où on a arrêté de ressasser ce que l’on savait de la Terre, pour interroger ce que l’on ne savait pas encore. Si l’imaginaire palliait les contraintes physiques, lorsque des mers ou des terres étaient inaccessibles, l’imagination stimule également les moyens d’apporter la connaissance.

L’inconnu et le désir de savoir

Face au développement de l’histoire des savoirs, Alain Corbin nous montre l’importance de compléter l’illustration culturelle des sociétés du passé en nous présentant une réalité déculpabilisante : c’est par l’ignorance que tout commence. Cette constatation met en valeur une histoire compréhensive qui permet de se plonger dans un passé sans être encombré par nos connaissances contemporaines. En effet, lors de la collection des savoirs anciens au XVIIIe siècle, les sociétés modernes réalisent l’amplitude de leur ignorance, stimulant ainsi toutes les imaginations, ce qui déclenche la quête du savoir. En inversant la perspective, Alain Corbin rééquilibre ainsi l’image des conquêtes de la connaissance en faisant apparaître la fertilité des terres de l’ignorance, donnant une représentation plus juste de la vision mentale des sociétés du passé.

Cet état de méconnaissance peut s’évaluer sur une échelle de la société, lorsqu’aucune découverte n’avait pas été faite, ou bien à l’échelle d’une catégorie d’individus, lorsque ceux-ci n’ont pas les moyens d’accéder à des formes de compréhension acquises par certains de leurs contemporains, dévoilant une réelle différence sociale : la richesse et la pauvreté du savoir est une prise en compte essentielle pour comprendre une société. Le livre évoque également les différents caractères de la planète : ses tremblements, son âge, sa structure interne, ses pôles, ses abysses marins, ses montagnes et ses glaciers, ses volcans, les météores, les vents, l’air…

L’image de cette Terre capricieuse, parfois dangereuse, toujours mystérieuse, a été le sujet de toutes les représentations possibles, caractérisant ainsi les sociétés, dont les conceptions sont toujours spécifiques. La curiosité pousse l’homme à l’expérience, jusqu’à la révision et la mise à jour des savoirs hérités. Face aux connaissances nouvelles qui se développent dans les sociétés exploratrices, la puissance des savoirs traditionnels entre en conflit avec ce phénomène d’ouverture de l’esprit critique. A-t-on envie de tout savoir ?

Entre croire et savoir le monde

Parler de l’ignorance, c’est évoquer le rêve, l’imagination, la perception sensorielle chère à Alain Corbin, et un rapport avec son passé que l’on souhaite protéger ou dépasser. Cette étude s’intéresse également au rapport de l’ignorance à la métaphysique : passer du local, du commun que l’on maîtrise, à l’illimité, à l’ouverture vers des mondes inconnus, c’est passer de la croyance de Dieu à la connaissance de la Terre. Comprendre le monde dans lequel nous vivons enlève peu à peu au territoire de l’imaginaire religieux et les mystères terrestres entrent alors dans le monde séculier. Ils deviennent un enjeu politique que les autorités cherchent à faire fructifier.

Si l’ignorance fait peur et pousse à imaginer des explications à tout évènement, la volonté de savoir conduit à expérimenter, pour connaître et peut-être voire maîtriser. La compréhension totale est au contraire l’apanage de Dieu, ou de ces théologiens pour qui tout s’explique à partir de la Vérité révélée. Etudier les phénomènes naturels, au contraire, permet de donner une explication qui n’est plus donnée, mais expérimentale.  Repousser l’emprise de Dieu détermine la possibilité qu’a la culture de se développer et de créer de nouveaux courants de pensée qui stimulent la recherche. La concurrence, qui créé une course aux explications, est également un élément important de l’exploration de l’ignorance. Alain Corbin nous donne encore à voir que plusieurs facteurs influencent les découvertes, comme le climat, l’économie ou le politique. La réunion de conditions favorables dans l’ensemble de ces domaines est nécessaire pour accéder à cette ouverture de la connaissance. Alors, l’histoire de l’ignorance est tout aussi transversale que son pendant, celle du savoir.

Sortie de l’ignorance

Terra Incognita est un ouvrage qui nous montre que, collective ou individuelle, l’ignorance, à l'image du savoir, est une accumulation, une sélection de représentations qui forme une culture propre à un temps, à un lieu, à un milieu. Le développement de l’alphabétisation, de la presse, puis de la télévision, participe au recul des récits épiques et mondialise la vision d’une Terre que l’on maîtrise. Alain Corbin nous porte à voir la Terre alors qu’elle acquiert sa propre histoire, indépendante des évènements bibliques, de 1755, lorsque la première « catastrophe » fait naître une passion populaire pour les questions de la Terre, jusqu’à la date symbolique de 1900, marquant le renouvellement du regard posé sur la Terre. A cette date, l’âge de la Terre est connu, ainsi que les strates géologiques, l’érosion, la circulation des eaux et les contours de la carte. Depuis les années 1880, ces savoirs sont complétés par les dessins de la géographie des profondeurs marines, d’où la faune et la flore ont également été extraites. Au-delà de cette augmentation des données, le XXe siècle marque également l’amélioration de la circulation des idées : en rapidité, par les transports, et en facilité, par les organes de presse et l’alphabétisation, qui offrent un meilleur accès aux avancées de la recherche.

Si constater son ignorance, ou l’ampleur de ses savoirs erronés, est la première étape vers le savoir, l’accepter est un pas vers l’évolution des questionnements et la réorientation de la réflexion sur une Terre que l’on ressent fragile, par la naissance des débats et bouillonnements intellectuels.