Pour réussir la transition vers une économie respectueuse de l'environnement, il faudra allier efficacité et sobriété, tout en recentrant nos activités créatrices de richesses sur l'humain.

Pierre Veltz, ingénieur, économiste et sociologue, attentif aussi bien aux transformations des stratégies et des organisations des entreprises qu'aux dynamiques des territoires, deux domaines dont il est un spécialiste, vient de faire paraître L'économie durable. Sortir du monde thermo-fossile (Seuil, 2021). Il a aimablement accepté de répondre à quelques questions pour présenter ce livre à nos lecteurs.

 

Nonfiction : Vous aviez publié en 2017 dans la même collection de La République des Idées un petit livre (La société hyper-industrielle, Seuil) consacré aux principaux traits du nouveau capitalisme productif, où vous étudiiez notamment la convergence entre industrie et services et le rôle du numérique dans celle-ci, avant d’aborder les implications au plan géographique de ces évolutions. Vous consacrez aujourd’hui celui-ci (L'économie désirable) à montrer comment ces tendances pourraient être rendues compatibles avec l’urgence écologique, à condition de conjuguer efficacité et sobriété. Peut-être pourriez-vous indiquer pour commencer quels seraient les principaux leviers à activer selon vous dans ces deux registres et préciser les bénéfices que l’on pourrait en retirer...

Pierre Veltz : Ces thématiques étaient esquissées dans la « société hyper-industrielle », je les ai développées dans la première partie de ce nouveau livre. Un constat de départ est que nos sociétés sont beaucoup plus efficaces (en termes d’énergie mais aussi de consommation de matières, deux grands sujets différents, mais à regarder ensemble) que celles d’il y a cinquante ou a fortiori cent ans. Il y a en particulier une tendance à la dématérialisation relative (moins de ressources matérielles pour une performance donnée) très forte. Il faut évidemment poursuivre ces efforts, et de nombreux travaux, comme ceux des chercheurs de Cambridge-UK ou de Wuppertal en Allemagne indiquent qu’il y a encore de grandes marges de progrès.

Mais il y a deux diables dans la boîte. Le premier est l’effet rebond (ou Jevons) : avec la démographie et l’augmentation des revenus, on arrive à une croissance de la consommation qui annule, et au-delà, les gains d’efficacité. C’est un effet  que l’on rencontre dans d’innombrables domaines. Je donne l’exemple peu connu de l’éclairage, qui a fait des progrès immenses en termes d’efficacité, mais dont l’usage a cru beaucoup plus vite : aujourd’hui on voit la terre illuminée depuis l’espace. Le numérique est aussi très fortement marqué par l’effet rebond, de même que le chauffage, etc.

Le deuxième effet est moins documenté. J’ai proposé dans le livre de l’appeler effet de « profondeur technologique ». Prenez l’automobile : les voitures sont (beaucoup) plus efficaces en termes de consommation de carburant, par exemple, mais elles sont incroyablement plus sophistiquées, avec beaucoup de fonctions ajoutées pas toujours utiles pour les usagers. Or tout cela finit par coûter très cher, en énergie (indirecte) notamment.

L’idée de régler les problèmes du climat ou de l'épuisement des ressources minérales par la seule efficacité est donc une illusion. Il faut absolument activer l’autre volet, c’est-à-dire la sobriété : consommer moins, et surtout consommer autrement.  

 

Mais vous insistez également sur la nécessité d’inscrire ces actions dans une perspective globale, qui pourrait être, pour la France et l’Europe, celle d’une « économie humano-centrée », qui pourrait relancer la croissance ou tout au moins accompagner la transition écologique de nos économies, tout en permettant de satisfaire des aspirations humanistes. Pourriez-vous éclairer la manière ou les étapes selon lesquelles une telle conversion pourrait s’opérer ?

La sobriété ne peut pas se concevoir comme la réduction homothétique, toutes choses égales par ailleurs, de nos paniers de consommation, ou d’investissements. En fait, on pourrait distinguer trois niveaux : sobriété individuelle (manger moins de viande, être plus mesuré dans ses achats de vêtements, etc.) ; sobriété systémique, liée aux contextes d’organisation de nos sociétés, infrastructures, règlements, etc. (pour développer le vélo il faut des pistes cyclables…) ; mais aussi sobriété globale, jouant sur les priorités même de nos économies, la répartition sectorielle de nos activités.

Il faut donc réfléchir à une trajectoire économique d’ensemble répondant à la question du « quoi produire », et pas seulement du « comment produire », et qui satisfasse aux deux conditions suivantes : être globalement plus sobre en énergie et en ressources que l’économie actuelle ; être désirable, c’est-à-dire inscrire la transition dans une perspective qui ne soit pas punitive, qui n’augmente pas les inégalités sociales (comme dans les scénarios de décroissance habituels) et qui soit positive, créant des emplois (c’est crucial) et augmentant la valeur produite pour les personnes et les communautés. Il m’a semblé que les secteurs que j’appelle « humano-centrés », et qui se trouvent être ceux qui connaissent aujourd’hui les plus fortes croissances - et des croissances riches en emplois - répondaient à ces critères. Évidemment, le mot « humano-centré » ne doit pas induire en erreur et orienter vers une vision « bisounours » du sujet : la santé, l’éducation, le loisir, l’alimentation, la sécurité, sont des enjeux majeurs pour les plateformes numériques, par exemple. Les batailles pour la captation de valeur y sont et y seront féroces. Le numérique est essentiel pour développer ces secteurs. Mais c’est d’abord une économie du lien interpersonnel qu’il s’agit de construire et de consolider, avec des emplois de qualité, et valorisés comme tels.

La question de la trajectoire du changement que vous posez est très difficile, car il se trouve qu’une grande partie de cette économie est très fortement socialisée. La première étape est bien sûr de sortir de raisonnements comptables budgétaires, et non économiques, pour comprendre que les activités liées à la santé par exemple, sont créatrices de valeur au même titre que celles qui sont en général considérées comme faisant partie du système « productif ». Elles sont en fait au cœur de la base productive que j’appelle « hyper-industrielle ». Mais leur modèle économique est différent, et leur développement ne peut se penser que dans une économie de plus en plus « mixte », publique/privée

 

Comment penser l’articulation entre inscription locale et connexions globales dans une telle perspective ?

Nous sommes aujourd’hui confrontés à une vague localiste puissante. Pour beaucoup de gens il y a désormais une sorte d’identité entre écologie et proximité. Mon point de vue sur la question est nuancé : oui, le local est un moyen puissant de susciter l’innovation, de fédérer les énergies, de mettre la société en mouvement ; non, le tout-local est une impasse, l’autonomie locale est une illusion et un risque.

Il faut rester conscient des interdépendances qui nous relient et qui traversent les territoires ; et il faut valoriser davantage les coopérations inter-territoriales, à toutes les échelles. Le climat et la biodiversité sont des biens publics mondiaux, et nous avons plus que jamais besoin d’une approche globale. Le drame est que les excès de la mondialisation industrielle et financière des décennies récentes (excès incontestables ; bien qu’il y ait aussi des réussites, notamment le fait d’avoir tiré de la misère un nombre sans précédent de personnes, ce qui n’est pas rien, tout de même !) ont dévalorisé l’idée même de mondialisation, au moment où nous en aurions le plus besoin. Les replis nationalistes sont dans l’air du temps, mais potentiellement dévastateurs. 

 

Vous évoquez pour finir les politiques publiques qui sont mobilisées avec pour objectif de favoriser l’émergence d’économies « bas carbone », en montrant leurs limites, tout en expliquant que le changement de paradigme qui est désormais requis ne pourra pas s’opérer sans impulsion de l’Etat. Quelles modalités celle-ci devrait-elle alors prendre selon vous ?

Mon constat est simple : tous les grands changements de paradigme (imposition de règles sociales au capitalisme industriel ; relance de l’économie mondiale après-guerre ; développement du numérique) ont été conduits par des États se donnant de grandes missions, dépassant de loin la création de règles ou d’incitations pour permettre aux investisseurs et aux marchés de fonctionner.

Aujourd’hui, si on veut que la finance verte cesse d’être marginale et que les « green tech » décollent vraiment, il faut des impulsions et des investissements publics de cadrage plus puissants que ceux qui sont envisagés. L’argent existe, il est (hélas) gratuit. Mais sans « piste sur laquelle danser » (Janeway) les projets restent trop rares et trop peu ambitieux. La France, en particulier, reste un État tatillon, omniprésent, mais très faible en termes de projets vraiment novateurs...