Trois sociologues reviennent sur l’expérience d’un des premiers centres de « déradicalisation » ouvert en France à la suite des attentats de 2015.

Le premier « Centre de Prévention et d'Insertion à la citoyenneté » de Beaumont-en-Véron s'est ouvert en juillet 2016 sur le site de Pontourny. Projet emblématique lancé par Manuel Valls après les attentats de 2015, le centre a tout de suite attiré l’attention des médias. Le parcours proposé dans cet internat semi-ouvert devait permettre aux bénéficiaires de se désengager, de développer leur sens critique et de construire, une fois sortis, leur projet professionnel. A travers une série d'entretiens ciblés, les trois auteurs, sociologues, dévoilent les désaccords et les conflits qui ont peu à peu invalidé une expérience conçue dans la précipitation. Celle-ci devait préfigurer l'ouverture de treize autres centres similaires, un dans chaque nouvelle région métropolitaine. Chaque centre est constitué juridiquement sous la forme d'un groupement d'intérêt public [GIP] et placé sous la responsabilité du Comité Interministériel de Prévention de la Délinquance et de la Radicalisation [CIPDR]. D'une capacité maximale de 25 places, il est censé accueillir de jeunes adultes signalés pour « radicalisation », mais n'ayant aucun antécédent judiciaire et n'étant pas « fichés S » par les services de renseignement.

 

Un projet de déradicalisation

Avant d'évoquer les modes d'intervention envisagés pour juguler ce phénomène, il faut interroger la problématique de la radicalisation et de la « radicalité politicoreligieuse ».

« Par radicalisation, on désigne le processus par lequel un individu ou un groupe adopte une forme violente d'action, directement liée à une idéologie extrémiste à contenu politique, social ou religieux qui conteste l'ordre établi sur le plan politique, social ou culturel » pour reprendre les termes du sociologue Farhad Khosrokhavar (EHESS).

Les causes avancées sont nombreuses : absence de perspective d'insertion sociale, fêlure d'ordre narcissique, carence éducative, décrochage scolaire, traumatismes passés, option politique délibérée... En réponse aux premières expressions de radicalisation, les initiatives se multiplient à partir de 2012, la plus visible étant le Plan d'Action contre la Radicalisation et le Terrorisme [PART] (mai 2016) qui jette les bases du projet.

Le programme de travail du Centre de Prévention et d'Insertion à la Citoyenneté [SPIC] se décline à travers quatre axes nommés « plates-formes thématiques pluridisciplinaires » qui mettent l'accent sur la distanciation, l'engagement citoyen, l'approche thérapeutique et l'insertion professionnelle. Se déroulant sur une période de dix mois maximum, le cursus débute par une phase d'évaluation destinée à cerner la situation personnelle de l'intéressé et à comprendre les facteurs de sa radicalisation. Cette phase est mise à profit pour lui expliquer les raisons de son inscription dans cette démarche et lui présenter les objectifs et le contenu du programme. Un temps d'écoute est également consacré aux proches. La personne, si elle est majeure, peut choisir d'être accompagnée, les mineurs l'étant systématiquement. La deuxième phase a pour objectif de travailler sur l'emprise, de la desserrer et de rétablir les liens sociaux de l'intéressé. Enfin, la troisième phase a pour but de déconstruire les certitudes de la personne et de la mobiliser sur un projet d'avenir (éducatif, professionnel, etc.), l'objectif étant qu'à la fin de cette phase, elle ait commencé à acquérir un regard critique sur son engagement radical. Cette phase de déconstruction, la plus critique sur le plan psychologique, peut fragiliser les individus.

Le centre de Pontourny emploie 27 personnes dont cinq psychologues, une infirmière psychiatrique, neuf éducateurs spécialisés et cinq personnes travaillant la nuit. Il est également fait appel à des intervenants extérieurs. Après avoir été paradoxalement occultée – cet oubli constituant un élément supplémentaire de perturbation –, la dimension religieuse sera finalement prise en compte par la nomination d'un aumônier religieux présent quinze heures par semaine. Le lieu de culte musulman le plus proche est à une heure de route. Un bilan est tiré à la fin du programme et les personnes sont systématiquement invitées, sur la base du volontariat, à un nouvel entretien dans un délai de six mois à l'issue du programme.

En raison des départs anticipés – aucune personne n'étant restée plus de cinq mois –, le programme n'a pu être mis en œuvre dans sa globalité et la direction du centre a été conduite à proposer en urgence des tutorats additionnels pour maintenir le lien avec les personnes qui avaient quitté le centre.

 

Un bilan mitigé

C'est hâtivement et à la faveur d'une opportunité politique, que le Centre de Prévention et d'Insertion à la Citoyenneté [CPIC] remplace un Centre Educatif et de Formation Professionnelle [CEFP] appelé à disparaître.
Non sans enthousiasme, une partie importante de ses éducateurs et travailleurs sociaux accepte de rejoindre le projet. Les autres formateurs proviennent d'Établissements Publics d'Insertion de la Défense [EPIDE]. Très rapidement, cette cohabitation, prometteuse de richesse et de complémentarité, se heurte aux différences d'origine, de conception éducative, de formation et de statut entre les formateurs et les éducateurs, les premiers issus du milieu de la défense privilégiant cadrage et autorité, les seconds du travail social favorisant l'écoute et l'accompagnement.

Confusion dans les objectifs, difficultés d'une prise en charge commune, complexité de la question religieuse, hésitations sur le mode de l'encadrement, controverses sur les conceptions de la radicalisation, surmédicalisation du centre, gestion inadaptée et budget insuffisant auront raison au bout d'un an seulement des efforts considérables déployés par les travailleurs sociaux, non sans amertume et souffrance. L’attitude à tenir face au danger de la radicalisation ainsi que la place et la gestion de la dimension religieuse ont particulièrement cristallisé les oppositions, jusqu'à prendre une forme conflictuelle.

De nombreuses questions resteront en suspens tout au cours de l'expérience : faut-il privilégier le volontariat et la libre adhésion ? Le milieu rural se prête-t-il facilement à une réinsertion ? Faut-il regrouper plusieurs personnes radicalisées sous le même toit ? L'approche choisie autour des valeurs de la République, avec la levée du drapeau chaque matin, était-elle adaptée à ce type de pensionnaires ? Présenté comme expérimental pour être reproduit, le centre devait être exemplaire. Or la multiplication de maladresses relayées par voie de presse attire rapidement la défiance de la population locale et le sentiment d'insécurité. Certes, comme le rappelle constamment sa direction, aucun incident à l'extérieur impliquant les personnes accueillies n'a été à déplorer depuis l'ouverture du centre. Plusieurs personnes entendues à l'occasion du déplacement des rapporteurs du projet ont déploré que le message adressé par la direction du centre se résume à un discours mettant en avant les points positifs et à admettre uniquement des erreurs de communication. Plus fondamentalement, le centre est critiqué pour son absence de résultats : à sa fermeture, le centre est vide après avoir fonctionné, au mieux, à moitié de sa capacité d'accueil maximale. Sur 22 personnes prises en charge au cours des huit premiers mois de mise en œuvre du programme, (dont une moitié de mineurs), aucun pensionnaire n'a poursuivi jusqu'à son terme le programme envisagé. Six mois après son ouverture officielle, le centre n'avait accueilli simultanément, à sa plus forte affluence, que neuf personnes.

 

Quels enseignements en tirer ?

Les auteurs concluent qu'au-delà des erreurs qui ont émaillé la mise en place du dispositif expérimental, la question de l'efficacité d'un « centre de déradicalisation » est clairement posée même si l’expérimentation a eu le mérite d'être tentée.

Selon eux, le déracinement des personnes accueillies de leur milieu d'origine pour une destination éloignée et isolée ne favorise pas nécessairement la réussite de tels programmes. À l'inverse, une politique locale spécifique de prévention de la radicalisation à côté d'un service de prévention de la délinquance chargé d'assurer la sensibilisation des écoles (enseignants, directeurs, etc.) ou des hôpitaux, serait sans doute plus adaptée. Cela permettrait également de suivre des programmes personnalisés en fonction des parcours de chacun (visites à domicile, rencontres avec des assistants sociaux, accompagnement administratif, présence de référents pour l'emploi, accompagnement avec un duo imam-professionnel, rencontres avec des psychologues, etc.).

En effet, le volontariat sur lequel repose le programme crée par lui-même une fragilité et entraîne des départs anticipés avant terme rendant le suivi aléatoire et dépendant de la bonne volonté de la personne.

Nos trois sociologues montrent aussi les limites d'une solution répressive : le port de l’uniforme, la levée de drapeau ou la récitation de l’hymne national sont autant de symboles difficiles à accepter par les éducateurs spécialisés, qui peinent à y trouver un sens éducatif. À cela s’ajoute le cadre disciplinaire imposé par la direction, qui use d’une pédagogie reposant sur l’autorité et l’intimidation, que certains éducateurs assimileront à de la maltraitance. Deux conceptions de la « déradicalisation » vont opposer rapidement les éducateurs, adeptes d’un travail éducatif ordinaire marqué par la relation de confiance et le développement d’un esprit critique, et les partisans d’une formule militarisée du travail social.

En définitive, si, comme l'indiquent les auteurs en conclusion, il y a là « un observatoire des évolutions de la société française », on peut néanmoins regretter que ceux-ci n'aillent pas plus avant dans les recommandations adressées aux pouvoirs politiques. Cette lacune n'enlève pas son intérêt à cette enquête sociologique menée avec rigueur qui s'appuie sur des entretiens authentiques et souvent émouvants.

 

Et après ?

Les tentatives qui ont succédé à l'expérience de Pontourny, s'il nous est permis de les rappeler pour conclure, n'ont pas davantage permis d'éliminer le phénomène de radicalisation.

Après l'échec du centre de Pontourny, plusieurs associations ont répondu aux appels d'offre de l'autorité judiciaire, soucieuse de compléter les actions de déradicalisation menées dans les prisons par les SPIP [Service pénitentiaire d'insertion et de probation]. Ainsi, le Centre de Recherche et Intervention contre les Extrémistes [RIVE] a construit un dispositif de prise en charge en milieu ouvert dans la plus grande discrétion. Il a privilégié une approche pluridisciplinaire grâce à l’apport de chercheurs en psycho-criminologie avec pour objectif de favoriser le désengagement de la violence extrémiste ainsi que la réinsertion des personnes. L'association Artemis a pris le relais en ouvrant quatre centres (Paris, Lille, Lyon, Marseille). Ces laboratoires de l’après-terrorisme, qui suivent aujourd’hui 77 personnes de 18 à 44 ans, portent très officiellement l’appellation de centres de prise en charge individualisée pour des infractions de nature terroriste ou de droit commun susceptibles de connaître une problématique de radicalisation. On ne parle plus de déradicalisation – terme au demeurant peu signifiant – mais de désengagement par le travail, l’emploi, le logement et la réinsertion.

Néanmoins, comme le rappellent les acteurs du Comité de Prévention et de Déradicalisation [CIPDR], il n’existe pas de baguette magique. Depuis trois ans, l’administration pénitentiaire se bat contre la fatalité, celle d’une radicalisation islamiste impossible à désamorcer, alors que chaque année des dizaines de condamnés pour terrorisme finissent par sortir de prison. Ils étaient 30 dans ce cas en 2018, 40 en 2020, sans compter les prisonniers de droit commun radicalisés, qui ont été plusieurs dizaines à sortir de détention ces trois dernières années.