Le parcours d'André Honnorat, par ses choix et ses convictions, offre un regard éclairé sur le premier XXe siècle français.

Guillaume Tronchet propose une biographie issue de longues et solides recherches sur le sénateur André Honnorat. Du journalisme au Parlement, de l’affaire Dreyfus au ministère de l’Éducation nationale, sans même détenir le baccalauréat, son ascension ne doit pas occulter un parcours construit sur des convictions fortes. Favorisant l’accès au savoir et aux soins pour les plus démunis, il participe également à l’accueil des réfugiés durant l’entre-deux-guerres et s’abstient de voter les pleins pouvoirs au maréchal Pétain.

 

Nonfiction.fr : La biographie est souvent un exercice auquel on se confronte en fin de carrière. Vous avez pourtant rencontré André Honnorat dès vos études et y avez consacré une quinzaine d’années. Ce travail est donc l’aboutissement de solides recherches. Comment avez-vous rencontré cette figure du premier XXe siècle et sur quelles sources vous êtes-vous appuyé ?

Guillaume Tronchet : J’ai commencé à travailler sur la figure d’André Honnorat quand j’étais étudiant en maîtrise d’histoire (on ne disait pas encore « Master 1 ») à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, sous la direction de Patrick Weil qui, lors de ses propres recherches sur l’histoire de la nationalité française, avait croisé la route des papiers Honnorat aux Archives nationales et pressenti qu’il y avait là matière à une biographie intéressante.

J’ai très vite été attiré par le contraste entre le fait que cet homme soit peu – voire pas – connu du grand public alors que son parcours, si riche en réalisations, avait en réalité profondément marqué l’histoire de notre pays sans qu’on le sache toujours. Tour à tour journaliste, haut fonctionnaire, parlementaire, président-fondateur de grandes institutions et associations, André Honnorat a en effet eu une influence décisive dans des domaines très divers (éducation, santé publique, accueil des étrangers et des réfugiés, diplomatie, heure d’été, etc.). La multiplicité de ses champs d’intervention rendait toutefois complexe l’analyse et il m’a fallu plusieurs années pour cerner le personnage, comprendre les dynamiques sociales et les réseaux au sein desquels il avait évolué, et croiser différentes historiographies : histoire politique et parlementaire, histoire de l’éducation et des universités, histoire de la santé publique, histoire de l’immigration et des réfugiés, histoire des relations internationales, de la diplomatie culturelle et de ce que j’ai appelé la « diplomatie universitaire » dans ma thèse de doctorat.

D’un même pas, les archives à consulter étaient nombreuses : archives privées déposées aux Archives nationales mais aussi aux Archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence, sa terre d’élection, archives de l’Assemblée nationale et du Sénat, archives gouvernementales, archives d’institutions créées par Honnorat ou avec lesquelles il a travaillé en France et à l’étranger : Cité internationale universitaire de Paris, Bibliothèque La Contemporaine, Institut Pasteur, Dotation Carnegie pour la paix internationale (dont les archives sont déposées à l’Université Columbia, à New York), etc.

La recherche demande du temps et il m’en a fallu pour arpenter cette masse documentaire, déconstruire ce qui devait l’être afin de ne pas être prisonnier des catégories des acteurs et élaborer des grilles d’intelligibilité en vue de répondre à la question principale qui m’intéressait pour ce livre : comprendre les coulisses de l’action publique et en quoi le fonctionnement de la démocratie parlementaire sous la IIIe République, loin de coller à l’image d’impuissance ou d’instabilité que cherchent à donner d’elle ses contempteurs adeptes d’un pouvoir exécutif fort et personnel, fut au contraire un puissant levier de transformation au service du progrès social et républicain.

 

Son parcours est impressionnant. Parti de rien, il commence par le journalisme en s’opposant au boulangisme et on le retrouve à mettre en œuvre la loi de la séparation de l’Église et de l’État, à développer l’accès à la culture, à ouvrir les soins au plus grand nombre, à favoriser l’accueil des Juifs dans les années 1930 et à s’abstenir de voter les pleins pouvoirs au maréchal Pétain. Comment expliquez-vous une telle ascension et une telle longévité politique ?

C’est l’un des axes majeurs du livre, comme toute biographie qui se respecte d’ailleurs, à savoir comment restituer la spécificité d’une trajectoire individuelle tout en l’insérant dans les dynamiques sociales et collectives qui la rendent possible. C’est d’ailleurs la question que se posait l’historien Pierre Renouvin à la mort d’André Honnorat, dont il fut l’un des proches : comment expliquer qu’Honnorat ait pu avoir un parcours aussi riche d’idées et de réalisations ?

Il y a trois niveaux d’explication selon moi, que je résume à la fin du livre. En premier lieu, il y a les caractéristiques d’un individu passionné par l’action publique, doté d’une immense force de travail, doué d’une grande capacité de séduction et de conviction, d’une maîtrise totale des mécanismes de la décision politique et d’une habileté à construire des compromis entre des forces pourtant opposées de l’échiquier politique. Ces caractéristiques sont bien évidemment objectivables et, pour reprendre Pierre Bourdieu, s’ancrent dans un habitus structuré par différents processus de socialisation que j’essaye de restituer dans le livre (enfantine, familiale, amicale, militante, etc.).

En deuxième lieu, la trajectoire d’Honnorat prend appui sur plusieurs dynamiques collectives. Il y a celle du républicanisme solidariste, née dans les années 1890-1900, auquel Honnorat a adhéré et contribué, et qui a porté et maintenu au pouvoir toute une génération de la gauche libérale jusqu’au début des années 1930. Il y a par ailleurs l’appartenance d’Honnorat à ce que Christian Topalov appelle la « nébuleuse réformatrice », qui a fédéré dans la durée et offert des opportunités de carrière à des réseaux d’acteurs politiques, administratifs, journalistes, savants et philanthropes investis pour faire émerger au tournant du XIXe et XXe siècle un nouveau modèle social dans des domaines encore peu pris en charge par la puissance publique, comme l’hygiène, le logement, la famille, la culture, etc. Cette nébuleuse réformatrice s’inscrit aussi dans une toile internationale et des réseaux transnationaux auxquels Honnorat a appartenu et qui confortent son capital social. Le pouvoir d’influence et d’action d’un parlementaire sous la IIIe République est encore une autre clef de lecture, qu’on peut avoir du mal à se figurer au regard des prérogatives des députés et des sénateurs français actuellement. En réalité, comme l’écrit Patrick Weil dans la préface du livre, ce pouvoir parlementaire ressemble alors plutôt à celui d’un sénateur américain aujourd’hui, qui est considérable.

Enfin, le dernier niveau d’explication est à situer dans le cadre d’une analyse relationnelle. Quand on rapporte la trajectoire d’André Honnorat à toutes ces dynamiques, on se rend compte qu’il est ce que les sociologues Michel Crozier et Erhard Friedberg appellent un « marginal-sécant », c’est-à-dire un acteur pris dans de nombreux réseaux (politiques, hygiénistes, universitaires, diplomatiques, etc.), insuffisamment positionné au centre de ces réseaux pour en être la figure dominante (raison pour laquelle on l’a d’ailleurs en partie oublié aujourd’hui), mais qui tire parti de son multipositionnement pour se faire l’intermédiaire indispensable entre chacun de ces réseaux, ce qui lui confère sa capacité d’influence et d’action, et sa longévité. On pourrait aussi tout à fait appliquer à Honnorat la grille d’analyse que propose un récent numéro de la Revue française de science politique, consacré à la sociologie politique des « passeurs » et au rôle de ces derniers dans la construction des normes et des politiques publiques.

 

L’un de ses premiers combats est l’affaire Dreyfus où il dénonce aussi bien les ligues d’extrême-droite qu’Esterhazy. On connait l’impact de cette période sur nombre d’intellectuels et d’hommes politiques. Quelle place occupe l’affaire dans sa carrière ?

André Honnorat est en effet un dreyfusard de la première heure. Il signe dès janvier 1898 le premier manifeste des intellectuels lancé par Zola après la parution de son « J’accuse ! ». En tant que journaliste, dans un contexte où la majorité de la presse de l’époque est antidreyfusarde, il n’hésite pas à être l’un des porte-voix de la cause dreyfusarde en publiant des articles courageux contre l’extrême-droite ligueuse et antisémite, contre l’armée, contre le gouvernement, ce qui lui vaut insultes et provocations en duel. Il participe aussi à des meetings et à des manifestations pour la défense de la République. Et il se retrouve même impliqué dans un épisode de la procédure judiciaire, en étant à l’origine des révélations sur le repentir du capitaine Freystatter, un des jurés ayant condamné sans preuve Alfred Dreyfus en 1894.

Christophe Charle a écrit quelque part que l’Affaire Dreyfus avait été un événement fondateur pour la génération des 20-30 ans, un peu comme l’ont été la guerre d’Algérie ou Mai-68 pour d’autres générations. Pour André Honnorat, qui a 30 ans quand éclate l’Affaire en 1898, cet épisode est effectivement un tournant. Il cristallise une conscience antiraciste dont on retrouve trace tout au long de sa vie, que ce soit lors de l’accueil des réfugiés juifs dans les années 1930 ou face à l’antisémitisme du régime de Vichy. L’Affaire Dreyfus conforte aussi chez Honnorat une confiance inébranlable dans la République, en tant qu’elle a permis aux défenseurs d’une juste cause, quoique minoritaires au départ, de triompher à force de conviction et d’arguments. C’est un ferment de la ténacité dont il fera preuve dans tous ses engagements, depuis ses combats en faveur des familles nombreuses et de la lutte contre la tuberculose jusqu’à la création de la Cité internationale universitaire de Paris. Enfin, la mobilisation d’Honnorat au sein des réseaux dreyfusards permet au journaliste sans diplôme qu’il est de socialiser avec un milieu politique et intellectuel qui, lors de l’arrivée au pouvoir du gouvernement de Waldeck-Rousseau en 1899, va l’inviter à rejoindre le cabinet du ministre de la Marine, dans un contexte de républicanisation des forces armées. L’Affaire Dreyfus constitue bien une étape décisive de sa carrière politique.

 

Vous consacrez tout un chapitre au fait qu’il ait proposé la création de l’heure d’été en pleine Grande Guerre pour les besoins de l’industrie. Malgré les impératifs du conflit, cela a suscité de vifs débats et une contestation protéiforme. Comment s’est organisée une telle opposition ?

La première instauration de l’heure d’été en France, qui date de la Grande Guerre, est une histoire qui m’a particulièrement intéressé, d’abord parce qu’elle n’avait encore jamais été étudiée jusqu’ici autrement que sur le ton de l’anecdote, mais surtout parce qu’il s’agit d’un objet d’histoire qui croise tout à la fois des enjeux politiques, sociaux, économiques et culturels, et qui met au prise la société dans son ensemble : tout le monde est concerné par la mise en œuvre de l’heure d’été, quel que soit son sexe, son âge, son origine géographique, sa profession, etc. C’est d’ailleurs l’enjeu même de la mesure proposée par André Honnorat en 1916 : adapter l’heure légale à la lumière du jour, afin non seulement de faire des économies d’énergie bénéfiques à l’effort de guerre, mais également parce que c’est précisément une mesure susceptible de mobiliser l’ensemble du corps social autour de l’effort de guerre. L’initiative, qui bouleverse les usages sociaux du temps quotidien, va alors faire l’objet d’une controverse, au sens où Bruno Latour a appelé à en faire la « cartographie », c’est-à-dire un débat autour d’une question scientifique ou technique qui, dans les mesure où elle ne repose pas sur des connaissances stabilisées et partagées, devient une « affaire », publique, médiatisée, entremêlant des arguments de toute nature, scientifiques, mais aussi économiques, politiques, moraux, etc., jusqu’aux plus irrationnels.

Dans le cas de l’heure d’été, tout commence par une proposition de loi d’André Honnorat, en mars 1916, à laquelle la presse donne immédiatement écho : les uns rigolent avec force sarcasmes, chansons et dessins grivois à l’appui, les autres accusent son auteur de vouloir bouleverser l’ordre du temps et « la course du soleil », d’autres encore redoutent des accidents de navigation et de chemin de fer, les sociétés savantes en débattent… Au domicile du député Honnorat, d’innombrables lettres d’insultes et de menaces de mort pleuvent, sur fond de ras-le-bol de la guerre et d’antiparlementarisme. Et quand, en avril 1916, les Allemands prennent la France de vitesse en adoptant l’heure d’été, d’aucuns ont beau jeu de fustiger « l’heure boche » sur laquelle il paraît inconcevable de s’aligner.

Pour réussir à imposer l’heure d’été, il va falloir des trésors d’habileté politique et diplomatique aux partisans de la mesure – dont Paul Painlevé, ministre de la Défense nationale – ainsi que le soutien des pays alliés de la France, dans le cadre d’une circulation transnationale des politiques publiques en temps de guerre. Le débat, qui dépasse de loin André Honnorat, va reprendre de plus belle après-guerre, opposant une France urbaine, ouvrière et commerçante, favorable à l’heure d’été et sensible aux arguments sur les bénéfices de la lumière du jour pour ses loisirs, dans un contexte d’appels à la réduction du temps de travail, face à une France rurale et agricole, attachée à ses traditions et hostile à l’« heure de Paris ». La crise politique et parlementaire est alors évitée de justesse. Cet épisode est largement méconnu, et l’heure d’été, supprimée lors de la Seconde Guerre mondiale, est plutôt associée aujourd’hui dans les mémoires au septennat de Valéry Giscard d’Estaing, au cours duquel elle a été rétablie en réaction au choc pétrolier.

 

Dans les années 1920, la France connaît une crise démographique. André Honnorat, parmi d’autres, voit l’accueil des étrangers comme une solution à ce problème. Quelle a été sa politique d’accueil vis-à-vis des étrangers ?

André Honnorat est une figure ce qu’on appelle le populationnisme, un courant qu’il a contribué à fonder à la fin des années 1890 et qui a porté sur les fonts baptismaux les politiques républicaines de la famille, de l’immigration et de la nationalité. À la fin du XIXe siècle, les élites françaises sont préoccupées par la forte natalité des puissances européennes – de l’Allemagne en particulier – qui contraste avec la baisse du nombre des naissances en France, laquelle est la conséquence d’un processus de transition démographique entamé avant les autres. On ignore cependant qu’il s’agit d’une phase transitoire. Le sentiment est plutôt que la France se dépeuple par rapport à ses voisins et concurrents.

Or, comme l’a montré Paul-André Rosental dans ses travaux sur « l’intelligence démographique », les élites françaises associent la puissance d’une nation à sa santé démographique : moins de naissances, c’est moins de Français à aligner sur les champs de bataille en cas de conflit, moins d’ouvriers pour travailler dans les usines, etc. Afin d’y remédier, Honnorat est alors de ceux qui vont faire de la lutte contre le « fléau de la dépopulation » un enjeu national et un axe d’intervention de l’État. Il fait partie en 1896 des fondateurs de l’Alliance nationale pour l’accroissement de la population française, un lobby de plus en plus puissant dont il est le secrétaire général pendant vingt ans, et qui va contribuer à la mise en place des premières politiques familiales (allocations familiales, aides aux femmes enceintes, dégrèvement fiscaux pour les familles nombreuses, etc.), tandis qu’en parallèle il est un des pionniers des politiques publiques de lutte contre les maladies infectieuses, comme la tuberculose ou la syphilis, puisque la santé des corps est le symbole de la santé de la nation.

Mais à la différence d’un courant dit « nataliste », pour lequel il s’agit seulement de doper la croissance des naissances, André Honnorat est un « populationniste », qui entend faire de l’immigration et de la naturalisation un autre levier de la puissance démographique. Il est ainsi un partisan d’une large ouverture de la France aux étrangers et à leur naturalisation, position qui se traduit par différents engagements, que ce soit dans des associations comme le Foyer français, laquelle aide alors les étrangers dans leurs démarches administratives, ou que ce soit par le rôle central qu’Honnorat joue dans l’adoption de la réforme de la nationalité de 1927 puis à la présidence de la commission des naturalisations, qui accordent aux étrangers la nationalité française après seulement trois ans en France, voire un an pour un étudiant étranger diplômé d’une université française, un libéralisme inédit qu’annihilera le régime de Vichy. Cet engagement est à l’origine également des combats d’Honnorat en faveur de l’accueil des réfugiés universitaires lors de la Première Guerre mondiale ou au moment de la crise des années 1930, et bien sûr de la création de la Cité internationale universitaire de Paris. Pour lui, puissance nationale et ouverture internationale ont profondément partie liée.

 

3 % des députés se sont abstenus de voter les pleins pouvoirs à Pétain le 10 juillet 1940. André Honnorat faisait partie de ces 20 députés. Quelles étaient les raisons de ce choix ?

En 1940, André Honnorat est un partisan de la continuation de la guerre. Il a d’ailleurs soutenu jusqu’en juin 1940 le projet inouï d’union franco-britannique, que valide cependant trop tardivement le cabinet Churchill, et pour la conception duquel Honnorat a pris une part importante, même si on n’y associe généralement que le nom de Jean Monnet. C’est aussi un fervent républicain, né avec la République et qui ne jure que par elle. Accorder à cet égard les pleins pouvoirs à un projet qui en est la négation lui paraît impossible. Reste que la figure du Maréchal Pétain, considéré comme un héros de la Grande Guerre, lui inspire à ce moment un certain respect. Voilà pourquoi il s’abstient le 10 juillet 1940. Cette abstention est cependant clairement un vote d’opposition puisque, comme l’a montré Olivier Wieviorka dans Les orphelins de la République, lors des inscriptions des votes les rares abstentionnistes volontaires sont sommés de se manifester comme tels, dans un climat de terreur politique où l’on souhaite les identifier afin de bien les différencier des partisans des pleins pouvoirs. Très vite, André Honnorat est d’ailleurs obligé de se cacher, craignant les représailles, et ce n’est que peu à peu qu’il refait surface, sous surveillance de la police de Vichy, dans un contexte où tous ses référents, ses réalisations et ses réseaux se sont écroulés, en particulier ses réseaux de la philanthropie juive, si décisifs pour le soutien à ses projets culturels, scientifiques et diplomatiques de l’entre-deux-guerres, comme la Cité universitaire de Paris.

 

Avec la biographie, vous vous êtes livré à un exercice particulièrement complexe, d’autant plus que la figure d’André Honnorat suscite l’admiration. Quelles précautions avez-vous prises pour réussir votre premier « pari biographique », pour reprendre François Dosse ?

Aucun type d’histoire n’est facile, dès lors qu’on s’y attelle avec rigueur et méthode. Mais il est vrai que la biographie est un genre intranquille, qui n’a cessé d’être discuté, délégitimé, relégitimé, réinventé, sans doute parce que « la trame et l’unité apparente d’une vie », comme l’écrivait Jacques Le Goff, sont ce qu’il y a de plus complexe à restituer du fait qu’il demeure toujours une part de mystère de l’individu à laquelle l’historien ne peut accéder, même s’il peut tenter de lever un coin du voile en faisant appel à la sociologie ou à la psychanalyse. Après les nombreux débats qui ont eu lieu de la fin des années 1980 au début des années 2000 autour de cet exercice, quand on se lance dans une biographie aujourd’hui, on sait qu’on se situe en terrain mouvant.

L’une des premières précautions est de s’empêcher de rattacher à toute fin chacun des actes de la vie du biographé à une cohérence d’ensemble, selon une vision téléologique de la trajectoire étudiée, ce qui est souvent le propre des notices nécrologiques. En réalité, une vie connaît toujours des aléas, des renoncements, des ruptures, des échecs, et c’est d’ailleurs souvent dans les impasses de la vie d’un individu que se dessine, en miroir, l’horizon de ses possibles. C’est pourquoi j’ai fait le choix, dans certains passages du livre, d’insister sur ce qui, au fond, peut paraître comme anecdotique au regard des réalisations d’André Honnorat et de son parcours d’homme d’État, et qui ne figurait d’ailleurs dans aucune de ses nécrologies officielles, mais qui sont des éléments importants pour comprendre sa trajectoire, comme ses difficultés à obtenir des piges quand il est journaliste, l’opportunité manquée d’une carrière en Indochine quand il a une vingtaine d’années, ses tentatives ratées d’homme d’affaires ou le rétrécissement de ses possibles politiques lors de la montée des extrêmes à partir du milieu des années 1930.

Un second garde-fou est bien sûr de proscrire la psychologisation et de ne pas imputer des croyances ou des raisonnements au biographé, en évitant par exemple l’usage de formules comme « il pense », « il veut », etc. Car que sait-on vraiment de ce qu’a ressenti et pensé la personne dont on fait la biographie ? Le biographe ne fait que recueillir les échos de la vie d’un individu, à travers les traces de ses actes, de ses discours et des effets qu’il a produits dans les champs sociaux dont il a été partie prenante. Ces traces ne sont que des projections de soi, des images travaillées, déformées, manipulées par le biographé lui-même ou par les témoins, partisans ou adversaires, qui l’ont connu. L’historien doit s’appliquer à les objectiver sans cesse, sans hagiographie ni réquisitoire, par le croisement des sources et la méticuleuse reconstitution des conditions de possibilité permettant d’expliquer pourquoi, à un moment donné, le biographé a pu être en situation de dire ce qu’il a dit et de faire ce qu’il a fait, avec une distance qui ne doit cependant pas pour autant déshumaniser l’analyse. À cet égard, le biographe marche sur une corde raide et, sans aller jusqu’à dire avec Le Goff qu’il s’agit de « l’une des plus difficiles façons de faire de l’histoire », il est certain que l’exercice biographique est bien toujours un peu un « pari ».

 

*L’interviewé : Guillaume Tronchet est haut fonctionnaire et historien, spécialisé dans l’étude des politiques universitaires internationales. Agrégé et docteur en histoire de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chercheur associé à l’Institut d’histoire moderne et contemporaine (ENS-PSL, Paris 1, CNRS), il est également responsable à l’École normale supérieure du projet de recherche GlobalYouth, lauréat de l’Agence nationale de la recherche en 2017. Il a publié André Honnorat. Un visionnaire en politique (Hémisphères éditions, 2020) et codirigé avec Dzovinar Kévonian La Babel étudiante. La Cité internationale universitaire de Paris, 1920-1950 (PUR, 2013) ainsi qu’un second volume sur l’histoire de la Cité des années 1950 à nos jours, à paraître en 2021. Il prépare avec Antonin Durand un ouvrage sur l’histoire des étudiants étrangers en France à paraître aux éditions La Découverte. Parmi ses publications récentes autour d’André Honnorat, une anthologie de textes parue dans Le Grand Continent ou encore une petite histoire de l’heure d’été pendant la Grande Guerre pour The Conversation.