Nos sociétés du vieillissement ou de longévité se retrouvent confortées à des enjeux économiques nouveaux, dont on peine à prendre la mesure, et qui appelleraient un changement de paradigme.

Spécialiste notamment des enjeux éonomiques du vieillissement démographique, l'économiste André Masson vient de faire paraître chez l'autreface, une toute nouvelle maison d'édition, un ouvrage (Nos sociétés de vieillissement entre guerre et paix) sur les rapports entre les générations qui frappe à la fois par la profondeur de la perspective avec laquelle il aborde le sujet, ce qui le conduit à questionner en particulier la pertinence de la notion d'équilibre en la matière, et par l'orignalité de son traitement et des préconisations qu'il en tire. Il a aimablement accepté de se prêter à cet entretien pour présenter son livre.

Comment mieux partager entre générations les efforts d'ajustement aux évolutions de long terme (augmentation de la longévité, ralentissement de la croissance), comme aux chocs affectant notre système économique et social ? Faire toucher du doigt aux différentes générations leur intérêt commun à s'épauler mutuellement, et mettre en place des incitations adéquates ? Quelle appréciation porter, au regard de ces réflexions, sur les réformes engagées concernant les retraites ou encore la prise en charge de la dépendance ? Enfin, comment appréhender la crise actuelle, à la fois sanitaire, économique et sociale, dont une particularité, désormais souvent relevée, tiendrait à l'exposition différenciée selon l'âge aux différents risques que celle-ci induit ? Autant de questions essentielles, qui méritent qu'on y réfléchisse. 

 

Nonfiction : Comment aborder en économiste les rapports entre les générations ? Comment distinguer ces différentes approches le cas échéant ? 

André Masson : Dans mon livre, je montre que les conceptions des rapports entre générations qu’adoptent les économistes comme les chercheurs d’autres sciences sociales sont très diverses et relèvent de jugements a priori. Plus précisément, ces conceptions présentent un caractère « idéologique » (dans le bon sens du terme) en ce qu’elles peuvent être rapportées à des visions du monde rivales. Des visions qui reposent chacune sur des postulats d’ordre « métaphysique », c’est-à-dire inobservables et hors de toute expérience possible, et donc échappant dans leur généralité au test et à la réfutation empirique : la seule observation des faits ne suffira pas pour trancher entre elles. 

Les différentes conceptions des rapports entre générations découlent ainsi de trois vues polaires autour des oppositions entre lutte et coopération, équité et solidarité. 

Pour certains auteurs, la lutte entre les générations pour la domination serait devenue le moteur de l’histoire (en lieu et place de la lutte des classes), autour de l’enjeu de la succession des générations : comment prendre la place des aînés ? Ce courant se méfie de toute invocation de la solidarité entre générations, quel que soit le sens que l’on prête à cette dernière. Au plan des politiques de transferts publics et sociaux, cet appel à la solidarité masquerait une lutte intergénérationnelle inégale dont les aînés sortiraient immanquablement vainqueurs. Leur poids dans les urnes (lié au fait que ceux-ci votent beaucoup plus que les autres générations) leur permettrait en effet de confisquer les dépenses publiques aux dépens des jeunes. Et ils pourraient, pour ce faire, jouer sur la difficulté des enfants à brimer leurs propres parents : don’t shoot, we are your parents.

Cette position est notamment partagée par le sociologue Louis Chauvel dans son livre Le destin des générations (PUF, 2002, 2010). Elle l’est tout autant par l’économiste Larry Kotlikoff, l'auteur de The Clash of Generations (MIT Press, 2012), qui adopte une vision très pessimiste des rapports (américains) entre générations. Dénonçant les dérives de l’Etat-providence, ce dernier soutient que, depuis des décades, les vieux consomment trop, cotisent trop peu, et que les transferts sociaux des jeunes aux plus âgés ont toujours été trop élevés. Ce déséquilibre rémanent serait néfaste à l’épargne, à l’investissement productif, aux salaires et à la croissance. Pourquoi, demande-t-il, faudrait-il donner socialement à tous les vieux (y compris aux plus riches d’entre eux) ?

D’autres économistes dénoncent les tares de la situation actuelle au nom de la justice entre générations. Mais le concept d’équité intergénérationnelle reste d’un maniement délicat. Il peut conduire à des conclusions très différentes selon que l’on compare les générations aux mêmes âges ‒ et donc à des dates différentes ‒, ou à la même date ‒ et donc à des âges différents, comme le font les indicateurs de parité de niveau de vie entre actifs et retraités. Dans une société stationnaire, où chaque cohorte suit le même profil de cycle de vie, l’équité longitudinale est parfaitement respectée. Or cette société demeure profondément injuste si elle s’apparente à une gérontocratie avec des inégalités choquantes entre jeunes et vieux.

Mais surtout, l’équité suppose des comparaisons entre semblables, ce qui n’est pas le cas des générations, surtout éloignées, dont les vécus historiques sont par trop différents, les expériences si dissemblables. Il faudrait pouvoir définir une situation de référence égalitaire, ou mieux juste, par rapport à laquelle on évaluerait les écarts observés entre cohortes successives, même distantes. L’entreprise semble vouée à l’échec au regard des vicissitudes de l’histoire. Certains économistes ont bien proposé de se référer à la croissance à long terme, dont les gains devraient être équitablement partagés entre toutes les générations présentes. Mais ce concept de croissance, largement hypothétique, fait lui-même fi des accidents de l’histoire, de ses côtés imprévisibles ou tragiques. Comment, par exemple, « compenser » les générations aînées du baby-boom, « qui ont eu vingt ans dans les Aurès », pour leur participation forcée à un événement peu glorieux de notre histoire, la guerre d’Algérie ?

La troisième conception est celle d’une coopération entre générations qui soit (en espérance) mutuellement avantageuse par rapport aux mécanismes du marché. Cette coopération passe notamment par des réciprocités indirectes entre trois générations qui échappent en général aux échanges marchands, car faisant intervenir une troisième génération qui n’a pas été consultée dans l’établissement du « contrat ». Ces réciprocités peuvent être ascendantes à l’image des droits acquis dans le système de retraite par répartition : nous cotisons actifs pour les pensions de nos aînés à charge pour nos cadets de faire de même à notre égard quand nous serons retraités. Elles peuvent également être descendantes comme dans le cas de l’éducation : nous « remboursons » l’éducation que nous avons reçue de nos parents moins par l’aide que nous leur garantissons lorsqu’ils seront âgés (réciprocité directe) qu’en procurant à notre tour une éducation convenable à nos propres enfants.

 

Comment peut-on alors se représenter ces réciprocités ? 

Particulièrement adaptées à l’irréversibilité temporelle inhérente à la succession des générations, ces réciprocités indirectes sont appelées à se répéter en chaîne indéfiniment. Le souverain bien commun est alors la chaîne transgénérationnelle dont chaque génération constitue un maillon et dont la préservation est indispensable au bon fonctionnement des réciprocités en question. Si cette chaîne se brise, la dernière génération à avoir contribué n’aura pas de retour. Chacune doit avoir confiance dans la solidité de la chaîne dont le maintien conditionnerait la survie même de nos sociétés. Les économistes parlent de « croyances appropriées ». Dans le cas de la retraite par répartition, par exemple, chaque génération doit être persuadée qu’il est plus profitable pour elle de verser d’abord une pension à ses aînés ‒ plutôt que d’épargner sur les marchés ou de tricher en tablant sur la bienveillance de ses successeurs, par exemple ‒ et qu’il en est de même pour toutes les générations à venir.

Qui assure cette confiance et ces croyances ? Par ses institutions, ses règles et ses lois, en premier lieu l’Etat en tant qu’arbitre entre les générations et garant des coopérations désirées. Pour les réciprocités ascendantes, il doit veiller aux intérêts des générations aînées, en s’assurant de la bonne coopération des générations suivantes. Pour les réciprocités descendantes, il doit veiller aux intérêts des générations plus jeunes et futures, en s’assurant de la bonne coopération des générations plus âgées.

 

Pourquoi l’idée de « solidarité de combat » vous paraît-elle plus appropriée que celle de rapports équilibrés lorsqu’on s’intéresse aux normes susceptibles de régler ces rapports ? Faut-il écarter définitivement cette idée de rapports équilibrés ?

Le désir d’obtenir des rapports équilibrés entre générations relève d’une conception de ces rapports en terme de justice, telle que je viens de la développer. C’est un objectif parfaitement louable si l’on s’éloigne d’une approche trop stricte de l’équité intergénérationnelle. Il y a cependant une difficulté. Cette conception oublie les leçons de l’Essai sur le don de l’anthropologue Marcel Mauss. Ce dernier insiste sur l’ambivalence du don dans les sociétés anciennes, dont les pratiques concrètes conjuguent dans des proportions variables les aspects agonistiques et non agonistiques, de lutte et de coopération. Dans son livre de 1996, L’énigme du don, Maurice Godelier souligne clairement que cette ambivalence irrigue encore les transferts et les échanges entre générations, au niveau public et plus encore familial. Donner institue instantanément un double rapport entre celui qui donne et celui qui reçoit, un rapport de partage, d’entraide ou de générosité, et un rapport de supériorité, de domination ou de violence : le don fait du bénéficiaire son obligé.

La donation familiale illustre de manière frappante cette dualité. Le thème de l’ingratitude filiale parcourt ainsi la littérature. Dans la pièce du Roi Lear, le fou déplore que le Roi « se soit fait l’enfant de ses filles » en donnant ses biens à ses deux aînées, qui déclareront certes leur attachement au père mais ne feront rien pour lui après. Le père Goriot, ce « Christ de la paternité » sera, lui, ruiné par ses filles pourtant plus aisées que lui. Dans La Terre de Zola, les enfants du père Fouan, qui leur donne en partage tous ses biens, l’assurent en retour de leur piété filiale, mais mégotent l’instant d’après sur le tabac du père, l’utilité de garder son vieux chien, « qui mangeait gros, sans utilité », et finissent par se quereller entre eux.

Rappelée par le psychanalyste Eric Toubiana, l’évolution du droit de la donation est encore plus éclairante. Jusqu'au XVIe siècle, la donation ne constituait pas un engagement irréversible et pouvait ‒ comme un testament ‒ être revue ou modifiée, selon le principe : promettre et tenir sont deux. Cette possibilité de reprise de la donation en cas d’ingratitude du bénéficiaire, saluée encore par Montaigne dans ses Essais, soumettait le donataire à la pression du donateur. Accusée de détruire les liens de la famille, la donation était parfois devenue, paradoxalement, une véritable entrave à la transmission du patrimoine. Confronté aux débordements qu’entraînait une telle pratique, le législateur a cherché depuis lors à en limiter la diffusion et les abus. Conformément à l’adage donner et retenir ne vaut (voir l’expression enfantine : « donner c’est donner, reprendre c’est voler »), il a pour ce faire imposé son irrévocabilité en n’introduisant que peu de cas d’exception, précisément codifiés, telle l’ingratitude caractérisée du bénéficiaire, qui se rendrait coupable de sévices, de délits ou d’injures graves envers le donateur (ou refuserait de satisfaire à l’obligation alimentaire).

Viser à des rapports équilibrés entre générations, certes, mais à condition d’adopter une double vue de ces rapports, qui ne peuvent se réduire ni à une collaboration sans nuages, ni à de simples rapports de force déguisés en désintéressement.

Plus fondamentalement, des rapports équilibrés entre générations renvoient in fine au concept de société en équilibre, cher à beaucoup d’économistes et à leurs modèles. Il y a certes du risque, de l’incertain ou de l’imprévu au niveau individuel, mais pas au niveau global, au-delà des fluctuations conjoncturelles. Pas de choc majeur imprévu ou imprévisible, telle la crise de 2008 ou la crise sanitaire actuelle. C’est bien sûr une fiction, mais une fiction utile pour calculer, gérer, contrôler et prévoir : ainsi les projections en matière de retraite tablent sur un « retour à l’équilibre » du système vers 2040 ou 2050, après le passage des générations nombreuses du baby-boom, mais sans tenir compte des chocs qui risquent d’intervenir d’ici là.

 

Vous montrez dans le livre qu’on gagne à opposer à cette notion d’équilibre celle de solidarité…

Cette société en équilibre se caractérise d’abord par les arbitrages auxquels elle procède entre la liberté et l’égalité, sous toutes leurs formes. La troisième valeur républicaine, la fraternité, intervient moins, sans doute pour mettre de l’huile dans les rouages et produire des rapports (entre générations) plus apaisés, plus harmonieux, plus humains si l’on veut. Elle est d’ailleurs souvent oubliée ou édulcorée, au profit d’autres « troisièmes » valeurs, telle la laïcité.

La fraternité retrouve un rôle central dans les sociétés réelles, imprégnées d’histoire, d’imprévu, voire de tragique. Mais elle ne le fait qu’à la condition de lui substituer un concept plus large, celui de solidarité, comme le proposent Léon Bourgeois, père du solidarisme, et plus récemment Alain Supiot, professeur de droit social au Collège de France, qui mettent l’accent sur les interdépendances entre individus et sur les liens, tant sociaux qu’intergénérationnels. Pour le premier, « la quête de mon propre bien [individu ou génération] m’oblige à vouloir le bien des autres ». Dans la chaîne de coopération entre générations, qui est censée profiter à toutes, chaque génération est dépositaire ou usufruitière (trustee) d’un capital indivis accumulé par ses aînés, qu’elle a la charge de sauvegarder et encore d’accroître.

Alain Supiot va dans le même sens, en assimilant les liens solidaires à une « colle », qui renvoie à l’image d’une société « soudée ». Citons-le : « Dans son sens le plus large, [la solidarité] désigne ce qui solidifie un groupe humain, sans préjuger de la nature et de la composition de la colle qui fait tenir ensemble les membres de ce groupe. Elle a ainsi une généralité et une neutralité que ne possèdent ni la notion de charité et encore moins son avatar contemporain : le care, ni celle de la fraternité (qui postule un ancêtre mythique) ». Loin de reposer seulement sur l’altruisme ou une collaboration irénique, la solidarité entre générations introduit ainsi une dépendance entre elles : elle tire sa force de l’intérêt bien compris de chacune dans la poursuite d’un objectif partagé, qui suppose la sauvegarde de la chaîne transgénérationnelle.

Supiot mentionne encore que le concept de solidarité est apparu dans le vocabulaire juridique à la fin du XVIIe siècle et qu’il a eu au départ comme équivalent celui de solidité (que l’on retrouve dans l’expression juridique in solidum). Qu’est-ce qu’un objet solide ? Un objet qui résiste aux chocs sans se détruire. C’est bien ce dont il s’agit : dans une perspective dynamique, la solidarité entre générations se mesure ainsi au degré de solidité de la chaîne transgénérationnelle et à sa capacité à surmonter les épreuves rencontrées. C’est en ce sens que Mauss invite à penser la « solidité » (le lien social) mais aussi la « perpétuation » (le lien intergénérationnel) du « tout » que constitue la société considérée.

Au sein du trio de la devise républicaine rénovée, la solidarité devient ainsi la valeur primordiale lorsque la société est mise en danger, que sa survie même est en cause. Dans le livre, je propose un exercice de pensée. On vient de découvrir qu’une grosse météorite va frapper la terre dans 60 ans, détruisant toute vie humaine. Mais un équipement au coût très lourd permettrait de détourner sa trajectoire. Engrange-t-on sa construction ? Et si oui, comment son coût sera partagé entre les différentes générations (et de même au sein de chacune) ? Dans ce cas, l’égalité des conditions n’est de toute façon pas respectée : les seniors ne sont pas directement concernés. Et la liberté individuelle atteint ses limites si certains seniors revendiquent le respect de leurs droits acquis (et après moi le déluge). C’est une sorte de stress test ou de crash test pour nos sociétés. Si elles ne sont pas assez soudées ou solidaires, selon l’adage « tous pour un, un pour tous », le financement n’aura pas lieu : les plus jeunes ne voudront plus payer les retraites, ne feront plus d’enfants… et la société « explosera », socialement parlant, bien avant l’arrivée de la météorite…

Nos sociétés, devenues fragiles, doivent anticiper de tels chocs, savoir à l’avance qu’elles peuvent compter sur la mobilisation de tous en cas de circonstances exceptionnelles imprévues, qui ont d’ailleurs tendance à se répéter. C’est pourquoi il s’agit d’une solidarité de combat, un peu à l’image du « nous sommes en guerre » d’Emmanuel Macron au début de la crise sanitaire, même si l’expression lui a souvent été reprochée. 

 

Nous vivons désormais dans des sociétés de vieillissement, qui mettent sous tension notre modèle social. Quels sont les traits de celles-ci qui sont, selon vous, susceptibles de poser le plus problème ? Comment gérer ces situations ? Quels remèdes privilégier ?

Je commencerai par citer Angela Merkel dans un entretien bien connu de fin 2012 au Financial Times : « L’Europe représente aujourd'hui à peine plus de 7 % de la population mondiale, environ 25 % du Produit intérieur brut (PIB) mondial et doit financer 50 % des dépenses sociales au monde, alors il est évident qu'elle devra travailler très dur pour maintenir sa prospérité et son mode de vie ». Fondés sur la socialisation des risques (protection), l’aversion à l’inégalité (redistribution) et l’investissement en capital humain (éducation, formation santé), nos modèles sociaux européens constituent notre fierté mais doivent être adaptés aux conditions actuelles.

Les critiques qui dénoncent « l’obésité » du modèle social français placent la France vis-à-vis de l’Europe dans une position un peu comparable à celle de l’Europe dans le monde. Nous sommes plus ou moins les champions des dépenses sociales (un tiers du PIB), du fait notamment d’un poids des retraites en pourcentage du PIB plus élevé qu’ailleurs, de 4 % supérieur à ce qu’il est en moyenne chez nos voisins du Nord et en Allemagne. Ce poids élevé des retraites s’explique par un niveau de vie relatif des retraités en moyenne supérieur à celui du reste de la population et qui a encore un peu augmenté en 2020 (alors qu’il s’étage plutôt entre 80 et 90 % ailleurs en Europe), mais aussi par un âge de retraite plus précoce qu’ailleurs (62 ans en moyenne) et donc des durées de retraite plus longues. Parallèlement, les seniors français (60 ans ou plus), un quart de la population, reçoivent chaque année, en transferts sociaux (retraite, santé, dépendance), à peu près 20 % du PIB, soit autant ou un peu plus que les moins de 60 ans en transferts sociaux et en dépenses publiques d’éducation. 

Ce « déséquilibre » en faveur des seniors est-il souhaitable ? Est-il soutenable à terme, si l’on considère les efforts que sa poursuite demande aux actifs ? Nuançons un peu : les projections à 2040 indiquent que, pour une gamme de scénarios de croissance, la France rentrerait plutôt dans le rang, hors toute réforme des retraites : le niveau de vie relatif des seniors baisserait en moyenne de plus de 10 %, l’âge d’entrée en retraite augmenterait de 2 ou 3 ans, le poids des retraites diminuerait un peu, alors qu’il augmenterait chez nos voisins.

A cette réserve près, la cause paraît entendue. L’injonction d’Angela Merkel s’applique tout particulièrement à notre pays : les Français doivent travailler plus et plus longtemps. Le discours de politique générale d’Edouard Philippe, le 12 juin 2019, en défense de la réforme des retraites, s’inscrit dans cette voie : « Il faut que les Français travaillent plus longtemps. [C’est la] clé de la réussite du pays. [Chacun fera] son choix en liberté et en responsabilité [en réponse à] des incitations à travailler plus longtemps. [Pour cela], la réforme sera accompagnée d’un grand plan pour l’emploi des seniors ».

Ce remède paraît s’imposer par la force de l’évidence. Il n’implique cependant en rien les retraités, dispensés en l’occurrence de tout effort. Il soulève par ailleurs une série de paradoxes exposés dans mon livre. Mentionnons-en deux :

« Comme on vit plus longtemps, il faudra travailler plus longtemps ». Oui et non. Les générations actives devront travailler plus longtemps pour assurer l’équilibre financier du système de retraite non du fait de leur propre espérance de vie mais en proportion de la longévité des seniors actuels, et aussi du poids des générations nombreuses du baby-boom et des « choix » de fécondité passés de ces dernières (peu fécondes en Allemagne, Espagne ou Italie). Ces générations actives se retrouvent ainsi pénalisées par une situation démographique dont elles ne sont pas responsables. L’équilibre financier de la répartition demande beaucoup à la solidarité entre générations. Ce qui justifierait des retours de solidarité de la part de seniors qui bénéficient de l’effort accru des générations actives.

Deuxième paradoxe, « Il faut développer les incitations à travailler plus longtemps pour sauver les retraites ». Oui, mais dans le contexte actuel peu favorable du marché de l’emploi pour les seniors, ces incitations vont favoriser les personnes en bonne santé et éduquées, aux emplois stables, épanouissants et bien rémunérés, qui percevront ainsi des pensions plus élevées… sur une durée plus longue car elles cumulent les critères favorables à une espérance de vie élevée. Pour ces dernières, c’est une vraie liberté de choix. Mais pour les autres, moins privilégiées en santé ou emploi, ce sera surtout une contrainte. Les incitations vont donc engendrer des inégalités sociales indues, alimentant le débat sur un système de retraite plus redistributif (prise en compte de la pénibilité, taux de remplacement diminuant avec le revenu, etc.).

La situation française actuelle appelle à relancer l’emploi et la croissance. La France possède les forces vives nécessaires (du fait d’une fécondité plus élevée qu’ailleurs), mais son taux d’emploi comme les durées de travail, annuelle ou sur la vie, sont trop faibles, et la qualification insuffisante. Aussi peut-on se demander si l’effort ne devrait pas porter en priorité sur l’éducation ou la formation et l’organisation du marché du travail avant de réformer les retraites publiques.

Parmi les remèdes possibles à cette situation, je choisirai, dans la ligne de cet entretien, de privilégier la piste des politiques du lien, notamment intergénérationnel. L’objectif de ces politiques, largement inédites, serait de mieux partager (entre générations) les efforts d’ajustement aux évolutions de long terme ‒ augmentation de la longévité, ralentissement de la croissance ‒ comme aux chocs affectant notre système économique et social. Dans ce but, il faut créer les incitations qui orienteraient vers un moindre déséquilibre des rapports intergénérationnels ou, aussi bien, lier le sort des générations entre elles par l’instauration de contraintes fiscales ou institutionnelles. J’en donnerai deux exemples.

On pourrait envisager des politiques qui lient globalement les dépenses publiques pour les jeunes (éducation-formation) et pour les plus âgés (retraite et autres). Envisagées au sein d’un même package, les deux types de programme seraient débattus ensemble en contrôlant le ratio à terme entre les dépenses publiques d’éducation et de retraite, par tête mais aussi en masse. Au lieu de fixer à l’avance un budget limité pour les dépenses publiques pour les jeunes et les aînés, où ce qui serait donné aux uns serait forcément pris aux autres, les deux types d’institution devraient s’épauler l’une l’autre afin qu’une décision conjointe permette de définir un chemin de croissance équilibrée qui améliore à terme le bien-être de toutes les générations. Plutôt que de se focaliser sur le rendement de ses cotisations retraite, chaque génération devrait alors prendre conscience qu’elle ne peut se sauver seule, mais que le versement d’une pension suffisante à la génération précédente et l’investissement approprié dans le capital humain de la suivante (fécondité et éducation) sont les conditions requises pour recevoir à son tour une retraite adéquate. La promesse conditionnée de la retraite garantirait ainsi les investissements requis en éducation.

Des politiques d’indexation originales permettraient par ailleurs de lier le sort des retraités aisés à celui des jeunes déshérités. Au-delà d’un certain seuil, les retraites élevées seraient indexées sur un indicateur ‒ à définir ‒ de la réussite de ces jeunes, qui s’appuierait sur le salaire d’embauche et le taux de chômage des jeunes non qualifiés, sur la part de ceux qui ne sont ni en éducation, emploi ou formation (NEET), ou tout autre critère qui affecte en priorité les plus démunis parmi les nouvelles générations. Il ne s’agirait pas d’un mécanisme de redistribution, mais d’un partage des risques entre les aînés favorisés et les jeunes en difficulté : si ces derniers vont bien, les retraites élevées ne seraient pas amputées. Les retraités aisés seraient ainsi directement intéressés à la réussite des jeunes les moins favorisés. La mesure d’indexation leur ferait peut-être accepter plus facilement des programmes publics renforcés d’éducation, de formation et d’apprentissage pour ces jeunes. De manière plus ambitieuse, elle serait susceptible de changer à terme les normes sociales si l’indicateur du sort des jeunes pauvres pouvait acquérir un impact médiatique ou politique important. La retraite engendrerait alors une vraie solidarité entre « vieux riches » et « jeunes pauvres ».

 

Quelle appréciation portez-vous alors, plus précisément, sur la réforme des retraites que le gouvernement souhaite mettre en œuvre ou encore sur les dispositions qui pourraient être adoptées concernant la prise en charge de la dépendance ? Vous semblent-elles de nature à réduire ces tensions ou sinon comment conviendrait-il d’envisager ces réformes, selon vous ?

Plutôt bien accueilli au départ, le projet d’un système de retraite universel et contributif (à points) a connu depuis lors nombre de péripéties et de vicissitudes avant de s’enliser dans les sables, au point de susciter des réserves même au sein de ses sympathisants. Après son adoption au forceps par l’Assemblée nationale (article 49-3), il a été stoppé par l’épisode dramatique du coronavirus. La question est de savoir pourquoi. Avec le recul, il est évidemment plus facile de répondre. Je me contenterai de suggérer ici quelques pistes de réflexion sans entrer dans les détails plus techniques (mais malheureusement importants).

Le système universel proposé s’est révélé trop ambitieux, couvrant la très grande majorité des actifs jusqu’à 3 plafonds de sécurité sociale ou 3 PASS et requérant de ce fait une transition particulièrement longue, eu égard à la situation actuelle. Il vaudrait mieux viser plus modestement un système de base commun à 1 ou 1,5 PASS, associé à des régimes professionnels complémentaires, quitte à en créer un également pour la fonction publique.

Cet objectif d’universalité plus modeste n’empêcherait pas de rechercher une convergence accrue entre les différents régimes de retraite professionnels. L’effort devrait d’abord porter sur une plus grande harmonisation entre salariés, au sein desquels les mécanismes d’ajustement (traitement des primes pour les fonctionnaires, 25 meilleures années pour les salariés du privé) apparaissent trop disparates même si leurs effets globaux sont souvent comparables. Plus généralement, les droits dérivés, notamment familiaux (prise en compte des enfants, pension de réversion) pourraient relever de règles communes.

Par ailleurs, le COR (Comité d’Orientation des Retraites) envisage dans ses projections différents scénarios de croissance à long terme, mais jamais en dessous de 1 % l’an. Quid d’une absence de croissance ? Plus fondamentalement, l’impact de chocs brutaux possibles (crise financière de 2008, Covid) n’est pas envisagé. Outre la constitution à cet effet de réserves dédiées, il faudrait concevoir, en cas de telles circonstances exceptionnelles, des mécanismes solidaires qui garantissent que l’effort d’ajustement soit partagé entre générations. Cet effort ne devrait pas seulement être supporté par les actifs (comme dans les régimes à prestations définies), ni seulement pas les retraités (selon une logique de cotisations définies). 

La leçon plus générale est de faire comprendre aux actifs que les droits à la retraite en répartition sont des droits acquis, pour eux mais aussi pour les retraités, et à ces derniers que ces droits acquis sont néanmoins contingents, fonction de la capacité à payer des générations suivantes ‒ de leur nombre, de leur taux d’emploi et de leur degré de qualification ‒, mais aussi de leur volonté à payer.

Le système de retraite par répartition doit encore remplir un objectif de justice sociale : les écarts de pension doivent être plus resserrés que les écarts de revenu d’activité pour une série de raisons dont la première a trait aux différences d’espérance de vie selon le revenu. Au passage, il faut indiquer clairement pourquoi les différences d’espérance de vie entre hommes et femmes n’auraient pas à être prises en compte.

La réforme des retraites devrait ainsi établir un moyen terme, adapté aux temps actuels, entre deux écueils. D’un côté, le système par répartition ne doit pas se transformer en un dispositif financier soumis à des choix individuels, où chacun jugera d’abord de la rentabilité de l’opération « épargne » pour lui-même. Mais de l’autre, il ne doit pas conduire, sous le prétexte d’une solidarité mal comprise, à générer des rentes indues au bénéfice de certaines générations (aînées, par exemple) ou de groupes sociaux mieux protégés que d’autres.

L’allongement de l’espérance de vie et la remontée des risques liés à la longévité militent par ailleurs pour l’instauration d’une assurance obligatoire et inclusive du risque de perte d’autonomie. Ce risque se prête idéalement à la mutualisation : son occurrence reste limitée mais, en cas de réalisation, les conséquences financières en sont dramatiques et peu prévisibles. De plus, les coûts de la dépendance risquent de croître avec un soutien de la famille plus aléatoire, dû notamment à l’éloignement géographique de ses membres. Pour diminuer ces coûts à terme, il faudrait par ailleurs augmenter dès aujourd’hui les dépenses de prévention qui améliorent le bien-être et la continuité de la vie face à une perte d’autonomie qui est souvent un choc brutal, tel un accident. Or ce risque est actuellement mal couvert par le marché : taille limitée, couverture imparfaite et partielle ; taux de refus d’assurer élevé, etc.

Ces considérations militent en faveur d’une couverture publique obligatoire plus étendue de la dépendance (lourde) au domicile et surtout en établissement (Ephad). Bien qu’elle ait été prévue dès 2007 dans notre pays, une telle assurance publique, type 5e risque, achoppe toujours sur le problème de son financement, en complément des moyens déjà disponibles (APA et autres), surtout si l’on ne veut pas augmenter le coût du travail. Jusqu’ici, on a vécu plutôt d’expédients, telles les « journées de solidarité » qui font que les actifs paient seuls pour la perte d’autonomie.

Comment faire pour que ce financement complémentaire ne creuse pas davantage encore les inégalités entre générations et ne pèse pas sur un coût du travail déjà élevé ? La solution consiste à éviter de faire cotiser des actifs déjà pressurisés et à mutualiser le risque de perte d’autonomie entre les seniors. Ce point de vue rejoint celui d’André Renaudin, directeur général d’AG2R La Mondiale (qui a créé le premier contrat privé dépendance en 1985) : « Actif, je cotise pour ma retraite. Retraité, je me prépare au risque de dépendance ». Ce point de vue vaudrait d’autant plus que la durée de retraite s’est allongée et se divise désormais en deux périodes de longueur comparable, soit le « bel âge » du senior robuste (avant 75 ans ?) puis la phase progressive de fragilisation, de repli ou de relégation sociale. Renaudin affirme ainsi que la « mutualité des retraités a globalement les moyens de financier le coût de la perte d’autonomie » par la solidarité nationale et l’assurance privée : pour faire court, le 3ème âge paierait pour le 4ème âge.

Détaillée dans mon livre, la solution d’une assurance publique conséquente permettrait de réduire les inégalités entre générations mais aussi intragénérationnelles. Les cotisations seraient prises sur les revenus de pension mais aussi sur le stock de patrimoine, ce qui diminuerait les inégalités de richesse entre seniors et inciterait à la donation du patrimoine.

Pourquoi imposer le patrimoine des seniors (plutôt que leurs revenus du capital comme le fait la CSG) ? En raison de leur épargne surabondante, qui n’a fait qu’augmenter, en moyenne, depuis la crise sanitaire. Nous n’avons pas encore évoqué le phénomène de patrimonialisation massif qu’ont connu nos pays depuis 1980 et qui a notamment été analysé par Thomas Piketty. Un phénomène provoqué, entre autres, par le ralentissement de la croissance, la fin de l’inflation sur les prix à la consommation, la hausse des plus-values d’actifs (immobiliers en France), et les effets d’inertie ou d’hystérésis, via notamment sa transmission familiale, d’un patrimoine accumulé lors de périodes de croissance plus fastes (Trente Glorieuses). L’épargne des ménages est élevée mais très inégalement répartie (moins cependant dans la zone euro qu’aux Etats-Unis). En outre, on assiste en France (comme chez ses voisins) à une concentration croissante du patrimoine aux mains des générations aînées, qui a abouti à la règle des 3 fois 60 : les seniors, 60 ans et plus, détiennent 60 % du patrimoine non financier (surtout immobilier) et aussi 60 % du patrimoine financier.

Qui plus est, et nous parlerons ici de crispation patrimoniale des seniors, l’épargne financière de ces derniers est investie en majorité dans des actifs peu risqués et à horizon relativement court (quasi-liquidités, assurance-vie). Dans les conditions actuelles, marquées par les difficultés d’une intermédiation financière trop court-termiste, elle sert peu pour les investissements d’avenir particulièrement requis aujourd’hui, qu’il s’agisse des investissements productifs (infrastructures, révolution numérique, énergies bas carbone, R&D, innovations) mais aussi sociaux (éducation, logement pour les jeunes, dépendance). Or un des facteurs de la crispation des seniors, de leur épargne de précaution et de leur thésaurisation massives, vient précisément de l’absence d’une vraie assurance dépendance publique, obligatoire et inclusive.

Vous me demandez si ces réformes, en matière de retraite et de dépendance, sont susceptibles de réduire les tensions qui affectent notre modèle social. Sans doute, dans la mesure où elles visent à ne pas pressurer davantage les actifs ou, du moins, à mieux partager les efforts d’ajustement requis entre générations. Elles poursuivent également un objectif de justice sociale. C’est particulièrement important dans le cas des inégalités de patrimoine entre seniors ou retraités, qui ont tendance à se creuser au cours des années récentes, les plus aisés continuant souvent à s’enrichir au cours de la retraite alors que d’autres, plus nombreux, voient leur maigre patrimoine disparaître. Or ces inégalités deviennent plus « impactantes » au cours de la retraite. Plus jeune, le patrimoine des classes moyennes s’apparente surtout à une réserve de consommation différée. Mais à ces âges, il devient de plus en plus un substitut à un capital humain en voie de fragilisation : il sert aussi bien à la prévention ou au recours à des services professionnels contre la perte d’autonomie qu’à maintenir son statut social, ses relations ou son indépendance d’agir.

Il y a cependant un risque de contradiction majeure, source de tensions potentielle. Nos modèles sociaux, les transferts aux plus âgés en particulier, constituent une réponse souhaitable à l’allongement de l’espérance de vie. Mais ils sont en même temps une machine à créer de la longévité et du vieillissement démographique : on vit plus longtemps, on fait moins d’enfants (qui servent moins de bâton de vieillesse), autant d’évolutions qui pèsent sur l’équilibre de la protection sociale. Cette contradiction prend un tour plus aigu dans la relation entre la prévention de la perte d’autonomie et l’assurance retraite. Une politique de prévention ou du bien vieillir réussie, qui passe par la promotion du souci de soi, le maintien de la forme, des activités socialisées, retarde l’arrivée de la dépendance et diminue sa prévalence. Elle est bénéfique pour le retraité, son moral et son sentiment d’utilité, pour sa famille comme pour la société. Mais la hausse de l’espérance de vie en bonne santé qui en résulterait aurait une forte contrepartie : la hausse concomitante de l’espérance de vie globale induirait une forte pression financière sur le système de retraite...

 

La crise actuelle semble lue, certainement plus souvent que les précédentes, à travers un prisme générationnel, mais qui met surtout l’accent, pour l’instant, sur l’exposition différenciée selon l’âge aux différents risques que celle-ci induit, sans en tirer encore véritablement d’implications en matière de solidarité. Ne pensez-vous pas qu’il puisse y avoir là une opportunité de réfléchir alors à ce que pourrait-être une société plus inclusive à la fois sur ce plan, mais aussi globalement ?

La réponse la plus urgente à votre question est de débloquer, d’une manière ou d’une autre, la situation patrimoniale actuelle que j’ai évoquée plus haut. Comment orienter l’épargne abondante des seniors vers les investissements d’avenir productifs ou sociaux ? Comment s’affranchir d’une France héritière et rentière, où l’on devient le plus souvent riche en devenant vieux, avec la réception en pleine propriété d’un héritage de plus en plus massif, mais aussi de plus en plus tardif ? 

La solution que je détaille dans le livre consiste à combiner une surtaxe successorale sélective, ciblée en ligne directe sur les seuls héritages familiaux (l’objectif n’est pas de devenir le plus riche du cimetière), avec l’offre innovante de placements financiers longs, éventuellement transgénérationnels : ces produits seraient largement exonérés de droits de succession pourvu qu’ils soient détenus sur une durée minimale de 25 ans par exemple, au besoin successivement par les parents puis les enfants. Ces placements devraient alimenter des fonds dédiés aux investissements d’avenir, biens communs générateurs de croissance mais dont la rentabilité s’inscrit dans le temps long. Ces fonds seraient gérés par des investisseurs de long terme avec les critères appropriés : ISR (investisseurs socialement responsables), ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance).

Pour financer des investissements d’avenir massifs, une autre solution est souvent évoquée. Dans les circonstances actuelles particulièrement favorables, l’Etat pourrait recourir à un large emprunt public. Mais si l’on veut, pour de multiples raisons, que les acquéreurs soient d’abord Français, alors le dispositif proposé ci-dessus apparaît approprié. L’offre financière pourrait alors prendre la forme d’une nouvelle assurance-vie allongée à 25 ans, qui financerait cette dette spécifique. Les avantages fiscaux de l’assurance-vie actuelle en matière de transmission seraient alors transférés à ce nouveau placement de long terme.

Plus généralement, le thème d’une société inclusive, aux rapports équilibrés ou harmonieux, revient depuis quelques années sur le devant de la scène face aux fragmentations de la société française : de plus en plus multiple et divisée, celle-ci est qualifiée « d’archipel » par Jérôme Fourquet. Pour les économistes, le mot renvoie à croissance inclusive, qui ne laisserait personne sur le bas-côté, n’exclurait aucune génération. D’autres économistes invoquent une société de confiance dans les rapports à autrui, la confiance ayant précisément, selon le prix Nobel Kenneth Arrow, la vertu principale « d’économiser sur les coûts de transaction ».

L’épisode de la Covid nous rappelle qu’il faut sans doute aller plus loin. Société fraternelle ou solidaire ? Les termes sont peut-être trop galvaudés aujourd’hui. Je proposerai plutôt une société d’amitiés, à condition d’accorder au mot amitiés, mutatis mutandis, le sens que lui prête Aristote dans l’Ethique à Nicomaque, véritable ciment social avec ses multiples formes et gradations, depuis l’amitié réciproque du maître et de ses serviteurs (oublions les pages peu glorieuses du livre sur le statut équivoque de l’esclave), en passant par les relations confraternelles entre marins ou frères d’armes, jusqu’à l’amitié ou l’amour des parents pour leurs enfants, chair de leur chair. Comment ce faisceau d’amitiés hétérogènes que chacun tisse avec les autres, comment ces liens d’appartenance à des communautés multiples et diverses peuvent-ils tenir ensemble et donner une identité cohérente à l’individu ? L'appartenance à la cité (polis), à une société politiquement organisée, fournit la clef de voute recherchée : « Toutes les communautés ou associations particulières, constituées en vue de l'avantage de ses membres, […] ne sont, pour ainsi dire, que des fractions de la communauté politique, […] et semblent bien être subordonnées à la communauté politique, [qui] n’a pas pour but l’avantage présent, mais ce qui est utile à la vie tout entière […]. C’est que les intérêts que [ces communautés ou associations] défendent demeurent privés et particuliers, et doivent être absorbées dans l’intérêt général qui est l’objet de la cité »   .

Ces considérations peuvent sembler des truismes ou des vœux pieux aujourd’hui, mais il n’est pas inutile de les rappeler face à la montée de l’individualisme et de l’atomisation sociale. La réussite individuelle doit céder un peu le pas à la réussite collective et l’enjeu est de faire ou de refaire Nation (avant de faire éventuellement Europe).

Prenons l’exemple des papy-boomers français. Leur discours médiatique dominant (dont je retrace les évolutions dans l’annexe à mon livre) traduit le « génératio-centrisme » de ces soixante-huitards. Leur obsession semble être de « durer plus », de perpétuer à tout prix leur bel âge, avec le souci unique de prolonger de quelques années supplémentaires leur espérance de vie en bonne santé. La poursuite forcenée et exclusive de cet objectif risque de tendre à l’extrême les rapports avec les générations suivantes, censées financer à vau-l’eau ce bien vieillir de leurs aînés. Or beaucoup de ces papy-boomers ont encore le temps disponible, les ressources assurées et les facultés voulues pour poursuivre en parallèle une autre « obsession » : laisser derrière eux un monde meilleur et transmettre les valeurs qui structurent nos sociétés, non seulement à leur descendance familiale mais également à l’ensemble de leurs successeurs…