En réunissant les préfaces que Jean-Yves Tadié à donné aux ouvrages de Malraux, cette édition conduit au jour une manière de regarder le monde en son ensemble et le monde de l’art en particulier.

Dans sa préface à cet ensemble de préfaces et d'introductions publiées dans différentes éditions des ouvrages d’André Malraux (1901-1976) chez Gallimard, Jean-Yves Tadié rappelle que cet auteur a révélé au public de son époque des pans entiers de l’histoire de l’art (la Gaule, les Steppes, les Coptes, etc.) dont nul ne tenait plus compte. L’Asie et l’Afrique élevées au même rang que l’Europe, les rapports de l’Orient et de l’Occident, ou du Nord et du Sud, s'en trouvaient réévalués. D’autre part, les enfants de Vichy, de la guerre d’Indochine et de la guerre d’Algérie se voyaient proposer une alternative aux idéologies identitaires. Chez Malraux, la grandeur de l’art vient se substituer aux enfermements, mais aussi aux larmes et à l'oubli. Au reste, nous pourrions à notre tour nous interroger sur l’effet de ces préfaces sur les lectrices et les lecteurs de Jean-Yves Tadié, mais dans ce dessein, il nous faudrait disposer d’enquêtes ou de réactions dont nous n’avons pas le premier mot.

Ceux qui connaissent bien Malraux demanderont toutefois si cette révérence pour les œuvres permet de s'accorder avec ce que l'on sait de sa vie d’aventurier, dont les personnages qu'il a créés dans ses romans donnent le reflet. Tadié contourne cette thématique, non sans résumer cependant la vie de Malraux à partir de la carte de ses rencontres, de ses amitiés, de ses amours et des grandes figures du temps. Ce qui permet de se pencher sur le regard de l’écrivain tel qu’il le porte sur le monde et d'en faire une histoire. Ce regard n’est pas seulement celui de l'esthète regardeur Malraux, mais aussi celui, plus général, que l'homme porte sur les événements qui l'ont traversé.

La préface rédigée en 2004-2010 pour l’édition des Ecrits sur l'art, dans la bibliothèque de la Pléiade, domine le volume de Tadié et privilégie toutefois « l'écrivain d'art », pour utiliser l’expression de Germain Bazin à propos d'auteurs semblables : Huysmans, Goncourt, Fromentin et Elie Faure. « Ce ne sont pas des théoriciens mais des poètes, Baudelaire et Mallarmé précisément, qui ont l’instinct le plus sûr de la peinture de leur temps » écrit Jean-Yves Tadié. Malraux sans aucun doute aussi, pour qui l’œuvre n’est ni ce qu’elle dépeint, ni ce qu’elle imite, ni ce qu’elle raconte, ni même ce à quoi elle ressemble. Le sujet ne compte pas.


Par ailleurs, Tadié ne cache pas son admiration pour les écrits de Malraux, et n'évite pas toujours le piège de l'hagiographie un peu agaçante ou désuette, lorsque, par exemple, il répète à l'envie que Malraux serait le « premier théoricien du musée ».

Au rebours de l'histoire de l'art

De même qu'il change le regard ordinaire porté sur les arts, l'écrivain estime que, pour voir les œuvres, on doit ignorer l’histoire de l’art telle qu’elle se pratique.

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les anciennes modalités de cette discipline n’ont plus de sens : trop européennes, trop classiques, trop ignorantes de l’espace mondial. Malraux substitue un autre esprit à celui de l’enfermement identitaire (masculin, blanc, occidental...). Tadié précise : à l’époque, l’histoire de l’art était sous l’empire de ce qu’elle appelait les « faits ». Ceux-ci consistaient surtout en séries de dates et en enchaînements de cause à effet. Cette histoire semblait couvrir ces « faits », de la préhistoire à nos jours, et les rangeait en ordre chronologique avec une grande prétention scientifique et un grand déterminisme. Une histoire dont la méthode tourne (au moins depuis Hyppolite Taine) autour des sources des styles ou de l’influence du passé sur le présent.

Or, Malraux participe de ce mouvement pour lequel l’histoire peut se dire à rebours : non des cavernes jusqu’à nous, mais de nous aux cavernes. Autrement dit, il faisait toute sa place à l’art moderne, conçu comme nouveau commencement et moteur d’un regard sur le passé.

De surcroît, il s’intéressait aux images de manière différente. Déjà Aby Warburg avait travaillé à porter un regard différent sur elles. Malraux reprend ce trait. Il utilise abondamment les images et cherche à montrer comment une image répond à une autre dans un accord serein. Ce qui permet de cerner avec précision la notion de « métamorphose » si importante pour lui. Et c'est pourquoi Malraux n'est pas ici historien de l’art, mais écrivain, à la manière de Charles Baudelaire.

C’est aussi pourquoi l'intérêt n'est pas de saisir chez lui une perspective historique mais le type de regard qu’il construit, tout en vivant cette histoire nouvellement engendrée. Tadié a beau jeu alors de tenter de retracer l’itinéraire d’un esprit et d’un regard, plutôt qu’une méthodologie d’histoire de l’art, au travers des œuvres de Malraux. Un itinéraire qui est aussi celui d’un style.

Et c’est ce style qui en rebute plus d’un et rassemble certains professionnels de l’art contre lui, ceux dont on ne pouvait espérer qu’ils lisent les ouvrages d’un simple amateur d’art.

D'ailleurs, pour achever de situer ses recherches dans le champ littéraire, Malraux ne se contente pas d'écrire sans cesse sur les œuvres dont la vue l'a bouleversé : il remplit ses autres écrits et ses Mémoires de références artistiques, comme pour attester qu’il s’agit toujours de la même méditation.

Un art du regard... sur les arts

Au fond, cet ensemble de préfaces écrites par Jean-Yves Tadié expose, en partant du regard de Malraux sur les œuvres, une déduction du regard de Malraux sur les arts.

Avec le Musée imaginaire, et sans remplacer l'Histoire de l'art, quelque chose d’absolument décisif est né, que l’on pourrait appeler, par contrepoint, une « anti-histoire ». Tadié précise l’objectif général : « les faire vivre [les œuvres], et nous les faire aimer ».
Ce qui produit, chez l’auteur, l’intérêt que l’on connaît pour les illustrations des Écrits sur l’art – même si sur trente mille documents disponibles, il n’en retient pourtant que sept cent trois, dont aucun ne se contente de servir d’illustration – le texte n’étant jamais séparable des images à lui intégrées. Et ce qui fait de ces ouvrages des moyens de possession du destin, d’une part, mais aussi des œuvres qui peuvent aider les humains à vivre. Face au destin, l’homme doit s’ordonner, en choisissant sa part la plus haute, l’art.

L’ensemble de ces écrits ne se contente pas d’ordonner des événements artistiques majeurs de toutes provenances à partir des coups de foudre du rédacteur, et notamment ceux qu’il ressent dès ses 17 ans. Il y a plus chez Malraux. D’abord, si coup de foudre il y a, il se renouvelle à chaque tableau, chaque statue. Ensuite, Malraux s’impose la volonté de ne pas s’attarder sur les questions banales (qui est le modèle ? qui aimait le peintre ?), mais de s’attacher à l’événement créateur. Enfin, il produit une réflexion qui s’affirme comme un système de pensée dont l’objectif est de rendre compte de l’univers des formes tel que nous le vivons et de donner sens au monde, à l’heure de la reproductibilité des images et de la dissolution définitive de l’imitation, du fait de l’art moderne.

Tadié remarque à juste titre que, lorsque Malraux parle d’un tableau, c’est la signification du geste pictural qu’il découvre. En particulier, le rapport de ce geste à la mort. Le besoin de l’œuvre d’art, souligne-t-il, comme celui de la vérité, est la défense profonde de l’artiste contre la mort. Malraux écrit à ce sujet : « Il n’y a rien à faire avec la mort qu’aller au-delà, comme on peut ».

Bien sûr, il n’est pas question de sacrifier au beau idéal (à la manière de Stendhal), pas non plus nécessaire de se focaliser sur la subjectivité sociale de l’artiste. D’ailleurs, explique Malraux, le moi créateur de l’artiste n’a rien à voir avec son moi social. Ce qui importe, c’est l’artiste, dont on comprend vite, à lire Malraux, qu’il ne triomphe du destin qu’en jouant avec l’art. C’est ainsi que pour lui les civilisations ne meurent pas ; ce qu’il affirme contre Paul Valéry   .

Or, l’exercice de ce regard porte ses fruits dès lors qu’il prend l’aspect d’une politique. Entendons ici que le regard de Malraux garde sa portée lorsqu’il devient ministre. Néanmoins, en tordant un peu l’objectif de ce regard, puisque, parlant des musées, Malraux écrit qu’il s’agit d’un « domaine au moins où le monde regarde encore la France », en contrepoint d’Elie Faure qui, lui, méprise le musée, compris comme un cimetière. Encore faut-il faire confiance aux artistes du temps de pouvoir en ressusciter l’apport au génie de l’humanité. De même, à propos des commandes publiques, il exalte l’art porté par un savoir ouvert sur le public. C’est vrai notamment dans son commentaire du plafond commandé à Chagall (Opéra, 1964). C’est vrai de l’organisation à laquelle il préside de l’exposition Goya (1969).

La création

Mais si Malraux n’est pas historien de l’art, ni philosophe de l’art, ni proche de Taine, il reste pourtant obsédé d'une certaine idée de l’histoire. Il réfute les conceptions traditionnelles, celles que l’on véhiculait alors sous l’égide d'Oswald Spengler, histoire linéaire et téléologique. Il n’est pas de progrès en art, souligne Malraux.

Cependant, qu’est-ce qui survit des civilisations disparues ? La mort des civilisations n’est jamais complète. Elles nous lèguent des œuvres qui leur survivent. L’art, on le sait, dans la bouche de Malraux, est un « anti-destin ». Mais un anti-destin qui donne la possibilité de métamorphoses infinies autour desquelles les arts se déploient. L’art doit donc créer l’irréel. Sa valeur centrale est celle du rapport entre la plastique proposée et l’imagination du créateur.

Pour Tadié, Malraux est ainsi proche de Friedrich Nietzsche. Peut-être d’une lecture un peu partielle du philosophe, celle qui insiste sur l’idée selon laquelle l’art est rebelle au monde des apparences.  Ou l’on retrouve une conception du rapport au passé qui n’a de sens que relativement au présent : « C’est seulement à partir de la plus haute force du présent que vous avez le droit d’interpréter le passé ». Mais pour cela, il faut avoir le sens de la création. Et sans doute aussi le sens du tragique qui, lui, est bien au cœur des pensées de Nietzsche et de Malraux. Et peut-être, plus encore, de celle de Blaise Pascal.

Des autres écrits

Jean-Yves Tadié commente aussi l’écriture romanesque de Malraux, et surtout, plus original pour ceux qui ne connaissent pas toute son œuvre, les récits de jeunesse de l’écrivain, entre fantastique à la Hoffmann, fantaisie à la Jarry et visions à la Rimbaud. Découverts tard, ces récits élaborent déjà les figures de la mort. En 1920, Malraux précise déjà son esthétique poétique ou la cruauté et la mort dominent. Il y est question de voyages en des pays que Malraux visitera par la suite, voyages imaginaires. On n’écrit bien que ce que l’on désire, dira l’écrivain. Et Tadié de conclure : il faut inventer le plus d’images possible pour créer un monde à notre image.

Clara et André Malraux à Moscou en 1934 au moment du premier Congrès des écrivains soviétiques, par le photographe B. Koudoïarov

En juin 1934, André et Clara Malraux voyagent. Certes, il y eut l’expédition aérienne au Yémen à la recherche du royaume de la reine de Saba. Mais surtout, il est invité en URSS. Le prix Goncourt pour La Condition humaine n’y est pas pour rien. Malraux songe alors à un nouveau roman. Il assiste au Premier Congrès des écrivains de l’URSS, dont le but était d’unifier les mouvements d’écrivains sous la ligne du XVIIème Congrès du Parti. Les débats tournent autour du réalisme socialiste. Le discours de Malraux, pourtant, n’épouse pas cette cause. Tadié n’explicite pas tout, mais indique l’essentiel.

Les Carnets de voyage donnent à lire des phrases retenues par Malraux, confiées par diverses personnes. Il note aussi des clichés sur les Français. Les notes politiques sont rares. Plus généralement, il faut rappeler que Clara de son côté a retenu ceci : « Nous croyons ce qu’on nous dit ». Mais, pour nous, aujourd’hui, la question est moins de savoir ce que Malraux a vu ou cru que de saisir ce dont il se resservira : une scène de cinéma qui reviendra dans Le Temps du mépris, par exemple ; un propos sur l’esthétique du roman occidental comparé au roman russe ; un énoncé sur l’espoir dont il retient les propriétés euphorisantes, etc. Pour autant les reportages n’ont pas fait naître de roman sur l’URSS, comme il s’y disposait.

Il n’en va pas de même pour les notes portant sur le Front populaire (1935-1936). Chaque note devient vite une matrice d’idées, pour reprendre le mot de Maurice Merleau-Ponty. Tadié en retient surtout la belle scène de foule du Vel’d’Hiv, où Léon Blum parle. Malraux cite les paroles de Blum, mais c’est pour donner des indications de théâtre. D’une certaine manière, ce sont des textes dans lesquels on rencontre les acteurs officiels de la période. Et du côté de Malraux, ce sont surtout des questions qui émergent. Jean-Yves Tadié nous les fait entendre.