Nous croyons savoir ce qu'est le terrorisme, mais est-ce si sûr ? Deux chercheurs nous invitent à réintégrer de la complexité là où règne le simplisme politico-médiatique.

Emmanuel-Pierre Guittet, universitaire, spécialiste des politiques de radicalisation et de sécurité, et François Thuillier, ancien membre des services de renseignement et antiterroristes, tous les deux chercheurs associés auprès du Centre d'étude sur les conflits, liberté et sécurité, ont publié cet été un petit ouvrage, Homo Terrorismus. Les chemins ordinaires de l'extrême violence (Temps présent, 2020), qui contredit une bonne partie des idées reçues à propos du terrorisme. Ils ont aimablement accepté de répondre ici à quelques questions pour présenter leur livre pour nos lecteurs.

 

Nonfiction : On identifie désormais en Occident le terrorisme à l’islamisme radical (et l’adjectif qu’on lui accole est déjà une indication de la façon dont on prétend lutter contre lui). Mais si « Le terroriste, c’est l’homme quelconque », comme vous l’écrivez, cette identification et la prévention de la radicalisation, qui va avec, ont de fortes chances de rater leur objet. Pourriez-vous expliquer pourquoi ? 

Emmanuel-Pierre Guittet : Dans cet ouvrage nous avons effectivement essayé de porter la critique et la contradiction là où cela nous semblait à la fois opérant et nécessaire. A commencer par cette croyance saugrenue, mais néanmoins largement partagée, que le terroriste pourrait s’écrire au singulier d’un profil type, estampillé anormal, pathologique et par conséquent hors du champ du normal et de l’ordinaire. A beaucoup d’égard, cette croyance est rassurante car elle permet de s’absoudre de toute réflexion sur soi-même et nos sociétés. Elle permet de nous déculpabiliser à moindre frais de nos propres contradictions sociales mais aussi de nos atermoiements, de nos manquements ou encore de nos erreurs politiques. Les individus qui ont pris le chemin des armes ou qui passent par la violence en politique n’émergent pas hors de nos sociétés, au contraire, ils sont le reflet intime de ce que l’on préférerait ne pas voir ou tout simplement oublier. Lorsque l’on parle de « l’homme quelconque », c’est à la fois cette douloureuse gémellité du « terroriste » mais aussi la « banalité du mal » que l’on convie comme prémisses nécessaires au débat public. 

François Thuillier : Or, ce débat est aujourd’hui truqué. La lutte contre la radicalisation que vous évoquez représente un bon exemple de l’impasse dans laquelle nous a conduit la guerre contre le terrorisme dans laquelle nous nous sommes lancés à notre tour. Au départ pensée par et pour des pays de tradition communautaire et de religion d’Etat comme le Royaume-Uni (où l'on aura ainsi tôt fait d'attribuer le crime à un dévoiement collectif), soit l’exact inverse de notre République (qui sera plus portée à considérer que c'est au citoyen et à lui seul de répondre de ses actes), cette approche nous a longtemps servi de repoussoir et de contre-exemple jusque 2013, où, à la faveur d’une remise en cause de notre politique antiterroriste et de l’affaiblissement de nos services après l’affaire Merah, les partisans de cette doctrine se sont engouffrés dans la brèche et ont importé ce modèle contre-nature qui n’a de fait jamais été évalué, malgré la fragilisation de notre tissu social qu’il semble provoquer et l’argent public qui lui est consacré, puisque au bas mot la prévention en matière de lutte antiterroriste a déjà coûté 9 milliards d’euros de dépenses supplémentaires depuis 2015 selon la Cour des comptes. Sans compter que ses fondements théoriques apparaissent des plus fragiles ; entre l’idée d’un « processus » de radicalisation graduel et jalonné dont les étapes laisseraient apparaitre des « signes » tangibles qui permettraient ainsi de le repérer – et éventuellement indiquer un chemin de désescalade – à la place de l’islam dans les déterminants du passage à l’acte qui, là encore, laisse sceptiques les sciences humaines et sociales. Quand ce n’est pas les musulmans eux-mêmes. Tout cela est pour le moins gênant pour une politique qui devrait susciter l’adhésion de l’ensemble de la population, s’appuyer sur des principes scientifiques solides et offrir une efficacité supérieure à ses éventuels effets pervers. 

 

Outre le fait de rater son objet, ériger le terrorisme en ennemi absolu, comme le fait la sphère médiatico-politique, induit d’autres effets non voulus ou en tout cas certainement non souhaitables sur lesquels il conviendrait de s’interroger, en matière de politique intérieure tout d’abord. Pourriez-vous éclairer ce point ?

EPG : Le discours politique, tout comme les moyens policiers et de renseignement sont largement tournés vers cette seule crainte d’une radicalisation de la population musulmane, d’une jonction mortifère entre violence et religion musulmane, au mépris d’une compréhension plus fine des possibles violents et d’une véritable logique de prévention. La discrétion entretenue autour du terrorisme d’extrême droite, pourtant en expansion, est étrange ! Les amalgames grossiers qui sont opérés au quotidien dans les médias et dans les discours politiques entre pratique de l’islam et « islamisme », donc « djihadisme », sont à la fois inquiétants et particulièrement malsains. Cette focalisation sur le terrorisme dit djihadiste relève d’une obsession dangereuse et arc-boutée sur ce que l’on pourrait appeler un laïcisme identitaire quasi religieux, une illustration, si nous en avions besoin, de cette véritable difficulté que nous avons en France à comprendre et à assumer le pluralisme de notre société. Mais ce qui nous parait plus inquiétant c’est que la lutte antiterroriste a libéré un discours identitaire, xénophobe et hostile qui s’exprimait auparavant en catimini. 

FT : La lutte antiterroriste a en effet permis de blanchir le vocabulaire et les idées de l’extrême-droite. Qui aurait pu imaginer il y a encore quelques années un président français utiliser le terme d’« hydre islamiste » ou taxer de séparatiste un courant religieux dont la communauté de référence est régulièrement invitée à s’interroger sur sa place au sein de la République. La droite disons « orléaniste » actuellement au pouvoir semble ainsi se laisser entrainer sur le terrain du libéralisme autoritaire et courir dès lors derrière le discours de la droite extrême et identitaire face à la menace terroriste. Des passerelles, aujourd’hui sémantiques, dessinent des cousinages étranges qui demain pourraient préfigurer un passage de relais sans heurts entre ces deux forces majoritaires qui se partagent le paysage politique et dont la politique antiterroriste aura malheureusement servi de table de noces. 

 

Mais on observe le même phénomène en matière de politique extérieure, où cette manière d’appréhender le terrorisme justifie, montrez-vous, une agressivité sans bornes, dont on peut se demander si, là encore, elle ne produit pas l’effet inverse de l’effet recherché… 

EPG : Oui, effectivement, la révolution néo-conservatrice américaine, la promotion d’un exécutif fort et viril, est devenue le socle commun de cette mentalité du droit à la riposte agressive qui innerve l’ensemble de la politique internationale depuis la guerre déclenchée contre l’Afghanistan en 2001 et la guerre en Irak en 2003. Nous nous sommes malheureusement collectivement habitués à l’idée aberrante que pour stopper la violence il faudrait employer une violence encore plus puissante, plus redoutable et parfois plus secrète. Cette croyance dans la dissuasion de la violence par la violence et cette extension du domaine de la guerre ont des conséquences redoutables, sans que l’on puisse pour autant être assuré de leurs succès et leur efficacité à long terme, loin de là. La situation au Mali est un exemple concret d’une guerre qui ne mène pas à grand-chose si ce n’est à renforcer les conditions d’une violence sans fin. Les débats suscités récemment par la publication d’un article collectif rappelant que « les guerres ne résolvent pas le problème mais au contraire l’aggravent »  montrent bien la myopie qui est la nôtre. C’est pourtant d’un classicisme étonnant pour tout stratège un tant soit peu informé ; la violence mimétique, les logiques punitives ne rétablissent pas la paix. Au contraire, elles démultiplient les raisons d’hostilité et les logiques de polarisation. Sur les milliers de frappes, combien de civils tués par erreur et qui resteront pour nous dans l’anonymat, invisibles parmi les invisibles, mais qui pour d’autres deviennent la preuve manifeste et tangible de l’abomination et des raisons de prendre les armes ? Nos cartographies de la menace et de nos peurs recoupent tout autant qu’elles produisent des géographies de la colère. N’est-il pas temps de joindre à l’Ecole de guerre une véritable Ecole de paix ? Malheureusement, et nous le savons bien, tant que la guerre sera vue comme l’expression même de la virilité politique, la paix n’aura que peu de chance.

FT : La manière dont le terrorisme a remplacé la menace communiste comme axe obsidional de la politique de défense américaine a maintenant été relativement bien documentée. Depuis la révolution conservatrice des années 1980, et notamment l’année 1989 qui a vu à quelques mois d’écart la chute du Mur de Berlin et la survenue de l’affaire Rushdie et a alors conduit à la volte-face stratégique de l’ensemble des think-tanks conservateurs, la coopération antiterroriste sert de nouveau ciment à l’Occident et représente le principal outil de soft power utilisé par la diplomatie anglo-saxonne. Des moyens colossaux ont été mis en jeu pour asseoir cette influence et un véritable capitalisme de surveillance (industries du contrôle, des flux, de l’information et bien sûr de l’armement, sociétés de renseignement privé, etc.) est venu s’y greffer. Ce nouveau complexe sécuritaire possède une force d’inertie gigantesque et ne renoncera pas facilement à son pouvoir et ses profits. Les pouvoirs politiques qui en dépendent déploient donc assez naturellement la surenchère dont vous parlez. C’est notamment le cas du contre-terrorisme, qui est en effet une entorse à nos valeurs, lorsqu'il réintroduit subrepticement la peine de mort pour terrorisme, dont l’abolition fut pourtant un marqueur de civilisation et un prérequis européen, et n’a encore jamais fait la preuve de son efficacité comme nous le voyons dans les zones géographiques en proie à la violence. 

 

Dans les deux cas, en amont du battage médiatico-politique évoqué ci-dessus, ne pourrait-on s'interroger alors sur la responsabilité dans ces dérives des agences nationales en charge de la sécurité ?

FT : Malgré le changement de doctrine intervenu ces dernières années que je décris dans mon ouvrage précédent, La révolution antiterroriste, et dont il faudra bien un jour faire le bilan, le travail en soi des services n’est pas réellement en cause. Il s’inscrit dans un cadre démocratique et budgétaire qui de toute façon ne leur permettrait pas d’aller plus loin sans un changement de régime. Certains estiment d’ailleurs que cette pente a déjà été prise, quand d’autres l’appellent radicalement de leurs vœux. Mais faire plus ne signifierait pas forcément faire mieux. Car les services ne peuvent seuls éteindre les incendies qu’on allume dans la société à leur insu. Comme par exemple les leaders d’opinion conservateurs (en particulier politiques et journalistes) qui hystérisent le débat et ont surtout décidé, par intérêt – électoral ici, d’audience là, et de rente sécuritaire ailleurs – d’accéder à la demande des terroristes de placer leurs crimes sur le terrain de la guerre et de la religion. Ce faisant, en tant que « bénéficiaires secondaires » du crime terroriste, ils cèdent à une forme de collaboration et de complicité intellectuelle que l’on pourrait qualifier de recel de terreur. Cela fragilise d’autant notre résilience collective. S’ils n’en répondent pas encore devant la loi, c’est déjà le cas devant l’histoire. Et les services ne sont malheureusement pas armés pour affronter cela. 

 

La recherche académique n’est, elle-même, pas complètement exempte de critique, montrez-vous, lorsqu’elle se laisse enrôler… En même temps, elle aurait beaucoup à dire, par exemple, sur les conditions – individuelles et collectives – du désengagement de l’action violente. Pourriez-vous pour finir évoquer encore ce point ?

EPG : Les sciences humaines et sociales françaises produisent des travaux d’une grande qualité mais elles peinent à se faire entendre. Une certaine défiance du milieu politique vis-à-vis du monde académique, une forme insidieuse d’anti-intellectualisme et finalement peut être une forme de paresse ou d’apathie démocratique de l’opinion publique font que les travaux prônant plus de complexité et allant à l’encontre des clichés et des amalgames restent malheureusement ignorés ou pire, décriés. Pourtant nombreux sont les travaux qui mériteraient d’être discutés et mobilisés effectivement autour de cette question centrale de la sortie de la violence, des stratégies de désengagement. Nous en sommes d’autant plus convaincus que la question de la sortie de la violence est extrêmement compliquée et ne peut se satisfaire de réponses stéréotypées et de représentations caricaturales. Sortir de la violence est une nécessité qui demande de la mesure et du temps. Mais ni le militaire, le policier, le juge, le diplomate ou le politique n’aura raison de la violence si on ne désarme pas les esprits, l’envie d’en découdre et la croyance en une victoire possible, à la fois éclatante et définitive, où l’ennemi serait impitoyablement écrasé. Nous avons un besoin impérieux de renouer avec la complexité. Ni candeur, ni angélisme, ni facilité d’esprit mais bien au contraire la nécessité de repenser les termes du débat, de réaligner notre boussole sur l’apaisement et non la peur, sur l’intelligence en acte et non sur la surenchère de violence, sur la démocratie plutôt que sur l’exécutif guerrier. 

FT : Pour se désengager du cycle de la violence dans laquelle nous a plongé la guerre contre le terrorisme, il nous faudrait préalablement remplir deux conditions. Tout d’abord bien connaître notre ennemi. Or, la mise à distance des sciences humaines et sociales, l’absence de volonté de comprendre, le refus des nuances pour les thèses les plus bruyantes et les plus simplistes, et l’usage politique et presque illicite des références académiques nous ont fait perdre un temps précieux pour savoir qui se cachait réellement derrière celui qui aime à se qualifier de djihadiste. D’autre part bien nous connaître nous-mêmes. Or, la manipulation de l’histoire, la crise de la démocratie, la fin souhaitée des débats partisans et la remise en cause de notre laïcité, de notre universalisme et plus globalement de notre héritage révolutionnaire ont aujourd’hui entouré d’un épais brouillard notre identité collective. Aveugles à nous-mêmes et aux autres, nous sommes aujourd’hui incapables de discerner, dans ce grand champ de bataille qu’est devenue la lutte antiterroriste, dans cette guerre civile à l’échelle mondiale, ce qui nous menace réellement et donc la façon de s’en prémunir.