Les travaux d'anthropologie d'Arnold Gehlen (1904-1976) sont demeurés trop peu connus en France : la traduction de son ouvrage majeur vient enfin réparer cette lacune.

Que l'humain, selon Arnold Gehlen, se définisse par sa prise en main du monde, voilà qui, en ce début d’année 2021, augure bien de débats à reprendre sans cesse. Avec cet auteur, et à la lumière des savoirs nouveaux, il s'agira en effet de reprendre l’examen de la spécificité de l’humain et des frontières entre les règnes.

C’est Immanuel Kant, au XVIIIème siècle, qui, synthétisant les recherches des Lumières, a délimité cette « science générale de l’homme », en l’articulant à la question : « Qu’est-ce que l’homme ? » (Logique, 1800). Ce savoir a déployé depuis des veines diverses, souvent concentrées sur l’homme blanc, et fut même détourné en « raciologie ».

Révisée, rectifiée, une anthropologie philosophique subsiste qui a pu se détacher de ces exactions conceptuelles. À l’aide des sciences récemment réorganisées autour du thème de l’humain et de ses frontières, parmi lesquelles l’éthologie, elle peut interroger, plutôt qu'une essence figée, les processus par lesquels l'humain (et non pas tout à fait l'« être » humain) se maintient en vie.

De nombreuses publications philosophiques spéculatives au sujet de l'humain, de sa spécificité, de sa place dans le monde, accompagnent actuellement cette édition de l'ouvrage de Gehlen. C'est qu'en Angleterre et en Allemagne, on cultive cet examen en permanence, en confrontant les savoirs factuels à des systématisations cohérentes de perspectives générales.

En France, ce style de recherche fut longtemps moins courant. Entre Hervé Tiffon (Essai sur la naissance du culturel, La légende des humains, Paris, L’Harmattan, 2020) et Étienne Bimbenet (L’animal que je ne suis plus, Philosophe et évolution, Paris, Gallimard, 2011), entre les synthèses de Bruno Latour et celles des philosophes de l’anthropocène (Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, Arles, Actes Sud, 2019), ce sont des interprétations philosophiques nouvelles qui nous sont proposées, à charge pour les lectrices et lecteurs de se forger une « opinion » critique. Dans ces matières, moins on se bloque sur une essence de l’humain, plus on a de chances de raffiner les connaissances. Et plus les connaissances se raffinent plus les synthèses sont requises.

L’Homme. Sa nature et sa position dans le monde (1940), est la traduction de l'édition de 1962, où Gehlen signale lui-même les remaniements de son ouvrage. Le sociologue, qui a dû forger une partie de ses options sous et contre le nazisme, en destituant la « raciologie » (non sans utiliser la notion de « race »), a raison de faire remarquer en ouverture de son ouvrage que ces questions ont autant de portée pratique que de portée théorique. C’est d’ailleurs ce pourquoi, les travaux de l’auteur sont encore analysés et commentés en Allemagne, notamment par Jürgen Habermas.

Anthropologie philosophique

Double perspective : Gehlen tient compte des savoirs (il cite pour son époque : la biologie, la psychologie, l’épistémologie, la linguistique, la physiologie, la sociologie...) et il centre ses analyses moins sur de fausses différences physiques entre animal et humain, que sur le langage, l’imagination, la volonté, la connaissance, la morale, etc., le ressort cardinal de l’humain.

L’entreprise de Tiffon, par exemple, relève d'un agencement différent. Elle repose directement sur la seule question de la culture. Elle ne s’établit guère sur une anthropologie explicitement exposée. En se demandant de quoi est fait et ce qu’est le culturel, Tiffon, qui en admet pourtant l'insistance, évacue l’interrogation sur les liens entre biologique et humain. Si Gehlen pose la question de savoir comment les humains ont réussi à dissocier le contenu culturel de leurs activités du support biologique, c’est ainsi pour tenter de décrire les différentes étapes historiques et anthropologiques de l’ouverture (Offenheit) de ces dispositifs biologiques et culturels les uns aux autres, ainsi que les enchaînements et les imbrications qui se forment entre eux.

Ainsi, à la différence des animaux « fermés », incapables de se soustraire à la pression des circonstances, « les humains ont réussi à pousser à l’extrême le socle biologique des dispositifs premiers ». Ils les ont refondés en les affranchissant de leur support génétique. Le changement se réalise de manière incrémentielle, non sans inclure des régressions ou des emballements potentiels.
 
Arnold Gehlen, qui cultive donc cette notion d’ouverture, refuse cependant de s’enfermer dans des considérations trop simples. Il dresse même le panorama de ce dont il faut se méfier en matière de commentaire sur l’humain.
 
Nous n’avons plus guère à déduire l’humain de Dieu – l’humain imago dei. D'autre part, les sciences que connaît Gehlen apportent de nombreuses observations et des résultats qui situent l’homme comme un organisme vivant dans la nature. Elles permettent surtout de ne pas déduire l’humain de l’animal – l’humain comme ultime étape d’une zoologie finaliste. Or, ces deux hypothèses assez communes à l’époque, et encore de nos jours, partagent l’idée que l’homme ne saurait être compris à partir de lui-même.

C'est pourquoi toute l’Anthropologie philosophique – cette science globale de l’humain – de Gehlen est-elle construite, au contraire, autour de cette idée selon laquelle on doit penser l’humain à partir de lui-même. L’humain est cet être vivant dont l’une des propriétés consiste à prendre position vis-à-vis de lui-même, par conséquent il est tout à fait possible d’en développer une conception qui ne recourt qu’à des concepts spécifiques, exclusivement appropriés à cet objet.

En d’autres termes, il n’est pas nécessaire de diminuer l’humain en le comparant à Dieu, ni de valoriser l’humain en le comparant aux animaux, et en le plaçant sur une échelle graduelle à partir de l’animal. L’humain est plutôt un être donné en lui-même, qui explicite les problèmes qu’il se pose en s’interprétant lui-même. C’est ce que le sociologue appelle sa « position ». L’humain est un être inachevé – indéterminé, disait Friedrich Nietzsche, cité par l’auteur –, confronté en permanence à lui-même et à autrui. C’est ainsi qu’il doit sculpter sa propre statue.

Position spécifique de l'humain

Ni ange ni bête, der Mensch est un être déficient qui a à sa charge de combler en permanence ce déficit. Ce qui en fait un être d’action. L’anthropogenèse n’a plus guère besoin d’inventer des échelles d’êtres. Il lui suffit de reconnaître que l’humain est doté d’une non-spécialisation de son appareil organique, d’une immaturité structurelle de l’organisme. Cette immaturité permanente le rend fragile, certes, mais inventif, puisqu’il ne dispose pas comme l’animal d’organes naturels de défense et d’attaque ou d’un comportement instinctuel qui l’inscrit immédiatement dans le monde. Son adaptation n'est pas intégrative. L’humain n’est pas inscrit dans le monde, mais exposé au monde.
 
Son « ouverture », que lui confère son architecture morphologique spécifique, c'est-à-dire sa position érigée et sa vision stéréoscopique, s’expose à la profusion contingente des données extérieures. Il est obligé d’anticiper et de prévoir sans cesse, de se porter vers un avenir pour devenir prévoyant.

L’humain n’est pas captif des données de l’instant présent. En revanche, ce qui le caractérise, c’est qu’il agit. Pour l’exprimer dans les termes de Gehlen : « La négativité de la déficience de l’humain conduit à la positivité de son action ». Ou précisé autrement : l’humain compense ses déficiences biologiques en stabilisant, par l’action, la tension produite en lui par son excédent pulsionnel (appelé par Gehlen « impulsionnel »).

C’est ainsi qu’il invente les institutions qui l’entourent, systèmes directeurs chargés de compenser l’absence primordiale d’une capacité biologique innée de s’adapter.

Tiffon et Bimbenet, cités ci-dessus, et Baptiste Morizot, ont trop vite fait de nous renvoyer à une notion univoque de culture. Ce terme est susceptible de multiples signification : avoir de la culture ou être cultivé n’est pas synonyme de système culturel d’une société, ni de l’idée selon laquelle la culture est l’originalité de l’humain, par opposition à la nature... Pour autant, ils tentent bien tous d’éviter de déduire la conscience et le langage de quelques processus biologiques, comme ils tentent d’éviter d’utiliser la causalité à mauvais escient.

Gehlen entre dans cette matière autrement, en se demandant à quel problème est confronté l’humain s’il veut conserver sa vie et conduire une existence (et Gehlen insiste sur « conduire »). Le recours biologique n’est pas suffisant. La comparaison avec l’animal doit être affinée, car il faut d’abord faire paraître le spectre entier de la pensée et du langage, de l’imagination, des singulières impulsions dotées d’images qu’aucun animal ne possède, sa motricité et sa mobilité sans égales.

Ce qui fait donc l’humain, c’est la nécessité qui lui est faite de s’interpréter lui-même.

Le délestage humain et la culture

Gehlen voit de surcroît la spécificité de l’humain dans le « délestage » du comportement. Un comportement délesté est un style d'être au monde selon lequel l’activité de pensée et l’activité pratique sont désasservies des impulsions instinctuelles. Ce sont des activités qui sont détachées de la pression des besoins biologiques immédiats et des « situations de récompense » qui obligent à les lier à des excitations.

Accessoirement, cette position du philosophe a l’avantage de libérer les conceptions de l’animal du même comparatisme qu’on utilise à l’inverse pour l’humain. Certes, les auteurs référents de Gehlen ne sont plus tout à fait les nôtres (Schopenhauer, Uexküll, Weber, Lorenz), mais il restitue fort bien leurs travaux sur les tiques, poules, abeilles, etc. et appelle de ses vœux la poursuite de la recherche dans ces domaines.

Trois pages (60 à 63) synthétisent la perspective générale de Gehlen. Il y formule à la fois la perspective prométhéenne qui est la sienne et ses références philosophiques majeures, dans l’ordre : Kant, Friedrich von Schiller et Johann Gottfried Herder (sur les propos duquel il revient plusieurs fois, notamment autour de la différence humain/animal).

L’humain, qui n’est pas déterminé par la nature (ou sa nature est d’être indéterminé, immature), qui est dans un grand dénuement organique, est cependant un être agissant non spécialisé, il fait des expériences et déploie des techniques. Il demeure un problème pratique pour lui-même. Aussi peut-on dire qu’il est un être qui prend position en direction de l’extérieur. Telle est sa « loi structurelle ». Par ses actes, il prend position à l’égard de lui-même en devenant « quelque chose ».

Alors seulement devient-il possible d’évoquer la culture. L’ensemble de la nature qu’il travaille à transformer pour le rendre utile à la vie, en particulier grâce à la main, devient culture. Le monde de la culture est le monde humain, il est autonome. En lui, l’homme est un être de discipline : autodiscipline, éducation. La culture est sa manière de prendre forme (développement des sens, de la communication, etc.), et une forme qui n’est jamais achevée, d’autant que l’humain peut rater cette tâche de développer ses possibilités motrices par ses propres efforts (sur cette notion, cf. p. 73).

                                

Pour reprendre une vieille expression classique : la culture est pour l’humain une seconde nature (pages 67-68). La culture est son milieu, et les institutions sociales en résultent.
    
Cette chronique ne pouvant se substituer à la lecture de l’ouvrage, signalons cependant un point sur lequel les débats contemporains, autour de l’aventure prométhéenne et du parallèle enfant/genèse de l’humain (surtout p. 71-73), reviennent massivement. Gehlen ajoute à ce qui est résumé précédemment que « l’ouverture humaine au monde n’a pas de limites » (p. 69). Il insiste un peu plus loin : « L’ouverture de l’homme au monde gagne en efficacité à mesure qu’elle libère un champ véritablement infini d’états de choses réels ou possibles ». Propos qu’il nuance, d’une certaine manière, en précisant que l’humain doit cependant apprendre à se faire des circonstances rencontrées « un auxiliaire » plutôt qu’un ennemi.

Immédiat/média

Action, langage, impulsion, direction, conscience..., tels sont les éléments du tableau constitutif de la condition humaine, donné de façon générale et sommaire dans l'introduction de l’ouvrage.

Les aptitudes humaines permettent à l’humain de lui rendre le monde disponible. Ainsi, par exemple, le langage. Tiffon pose une différence sèche entre langages clos (animal) et ouverts (humain). Gehlen, quant à lui, montre qu’on ne peut dissocier cette question du système œil/main, ce qui évite les conceptions intellectualistes ; puis que le langage jaillit de la poitrine pour rencontrer, chez un autre individu, un écho retournant à l’oreille (selon les termes de Humboldt), par la médiation du monde ; enfin qu’il se fait signe d’une ouverture structurant l’ensemble des opérations de l’organisme.

Il en va de même pour la théorie du jeu : le jeu incite à l’exercice, à l’apprentissage du mouvement. Gehlen ne prolonge pas l’hypothèse schillérienne d’une « pulsion de jeu » (Spieltrieb), mais il pose dans le jeu, outre la forme de l’exercice, le problème des règles acquises, du rapport à l’autre et même plutôt de l’anticipation (imagination) des réactions de l’autre. Ce qui progressivement lui fait quitter les analyses abstraites de cet être que la nature a contraint à l’action, pour les faits fondamentaux de son historicité et de son appartenance inévitable à des communautés historiques déterminées, avec leurs distinctions nouvelles (hommes/femmes, etc.) et leurs normes.

On peut relier son travail à des philosophies où il prend sa source (Max Scheler, Helmuth Plessner, à côté des classiques Kant, Schiller, Hegel, Herder), à des travaux de l’époque dans le monde européen (l’Index donne les référents essentiels, dont nous extrayons quelques noms du milieu allemand, Dilthey, Humboldt, Lorenz, Uexküll, Freud, etc.), à des travaux américains restés longtemps méconnus en France (John Dewey, Bronislaw Malinowski) ou Italiens (Vilfredo Pareto), à des travaux français à mettre en parallèle (Henri Bergson, Pierre Janet, Maurice Pradines, Jean-Paul Sartre), et, cette fois indépendamment de Gehlen, à des positions très différentes déployées par les philosophes contemporains, par exemple, encore une fois, de l’anthropocène (cf. Pablo Servigne et Rapahël Stevens, Aux origines de la catastrophe, Paris, Les Liens qui libèrent, 2020). La bibliographie de l’ouvrage de Tiffon permet de rafraîchir les travaux à prendre en compte désormais autour de ces questions.

Gehlen n’est jamais sourd aux questions que ses développements suscitent, ni sans conscience des problèmes encore complexes qu’il n’a pu traiter (ceux de l’esprit). Non seulement il a publié plusieurs éditions de cet ouvrage, remaniées, mais il note les suggestions auxquelles il est redevable, et il conclut par des analyses critiques qui ouvrent elles-mêmes des questionnements précis. Le problème de savoir comment l’être humain parvient à se maintenir dans l’existence alors qu’il est doté d’un équipement aussi déficient est bien établi. Reste à demander comment cet être parviendra à se maintenir dans une existence culturelle, même avec les équipements urbains et sociaux dont il s’est doté, face à une situation climatique et environnementale dont il est aussi responsable.