L’auteure nous invite à une salutaire relecture de Kafka pour débarrasser notre imaginaire de l’esprit colonialiste.

L’impératif de décoloniser l’imaginaire

Marie José Mondzain part d’un constat et d’une hypothèse. Le constat, c’est que même après la décolonisation politique, quelque chose de l’ordre d’un état d’esprit colonialiste demeure et, bien plus, semble se déployer sur tout le monde et non seulement sur ceux qui furent historiquement les colons. Comme l’écrit l’essayiste, « c’est la société occidentale dans sa totalité qui s’est imprégnée elle-même des poisons qu’elle a longuement répandus dans les territoires confisqués et exploités. Au souci de la pureté des races se joint chaque jour davantage celui de la pureté des mœurs. Le raciste est xénophobe et puritain. » L’hypothèse, c’est qu’il faut s’efforcer de déconstruire les schèmes et les représentations actuels, hérités de l’état d’esprit qui a rendu possible et motivé la colonisation, et que cette déconstruction passe par un travail sur l’imaginaire, matrice de cet esprit colonisateur. Aussi convient-il de prendre en compte les fictions et les utopies en ce qu’elles permettent une déconstruction, une reconstruction ou une reconstitution de l’imaginaire. Aussi l’auteure écrit-elle que « l’imaginaire collectif est imprégné des dogmes et des modèles qui ont depuis des siècles construit la suprématie impérialiste des conquérants. La décolonisation de l’imaginaire concerne non seulement les populations qui furent colonisées, mais de façon plus impérative encore les peuples colonisateurs. Dans cette perspective, comment donner un sens actif au terme ‘’décolonisation’’ si ce n’est en le proposant comme un horizon tout en cherchant ses conditions de possibilité ? » Comme l’écrit encore Marie José Mondzain, « l’abolition des esclavages n’a jamais mis de terme aux stratégies de la servitude et ceux qui rendaient à un territoire son indépendance laissaient derrière eux l’empreinte intériorisée d’un pouvoir asservissant dont les nouveaux maîtres continuent à reproduire les abus. »

De plus, souligne-t-elle, s’il faut décoloniser l’imaginaire, c’est parce que si la décolonisation factuelle a été réalisée, l’esprit qui en fut la condition de possibilité subsiste. Aussi rejette-t-elle le postcolonialisme, dans le sens qu’elle lui donne. Il est erroné de parler de postcolonialisme si cela suppose que le colonialisme se réduit à l’époque des empires coloniaux, époque dont nous serions désormais sortis et qui serait définitivement révolue. En effet, le modèle colonial demeure, même après la décolonisation, parce qu’il est « inhérent à l’impérialisme capitaliste » (aussi l’auteure fait-elle sienne l’analyse de S. B. Diagne selon laquelle le préfixe « post » dans « postcolonialisme » n’a pas un sens chronologique, car avec la nouvelle domination planétaire liée au capitalisme, il y a une forme présente, actuelle de colonialisme). Elle précise en outre que la colonisation n’est pas à penser sous la forme d’une maladie qu’il faudrait guérir, et qui dès lors ne toucherait que certaines personnes ; tout le monde est confronté au colonialisme sous sa forme actualisée : « La grande machine capitaliste mondialisée poursuit sa colonisation planétaire pour faire fonctionner l’appareil rationnalisé de ses profits. Cet appareil veut s’imposer et devenir l’objet d’une conviction sans appel, celle qui le fait passer pour un organisme dont les lois sont aussi inéluctables que celles de la nature. Ces lois, loin d’être formulées comme les décrets explicites d’une dictature du marché, sont tout au contraire inscrites depuis des siècles dans l’inconscient collectif. Gravées dans la chair, elles opèrent telle une catéchèse fictionnelle qui attend de ses fidèles approbation et respect cultuel », écrit-elle. Aussi, pour lutter contre cette emprise prédatrice grandissante faut-il s’engager dans la décolonisation de l’imaginaire : « ce que j’appelle la décolonisation de l’imaginaire et que je tenterai de décrire, désigne la place qu’il faut rendre à tous les gestes actifs et résistants qui font la preuve chaque jour que les images de la domination ne parviennent pas à triompher. L’existence microsismique des refus et des révoltes est présente chaque fois qu’un sujet porte sur tout autre un regard sans précédent, au sens propre. […] Imaginer, c’est fragiliser le réel, se réapproprier sa plasticité et faire entrer dans les mots, les images et les gestes la catégorie du possible et la force des indéterminations. Le propre de l’imaginaire colonisé revient justement à lui imposer la catégorie de l’impossible, celle de la nécessité et s’il le faut celle de la fatalité, soit sous le signe de la nature, soit sous celui de la théologie. »

La Colonie pénitentiaire, un nouveau paradigme pour penser contre la domination

L’expérience d’une nouvelle lecture de La Colonie pénitentiaire fait saillir aux yeux de l’auteure une nouvelle articulation directe entre la politique et la poétique, déclinée en un certain nombre d’images. Ces dernières sont hétérogènes et relèvent de considérations personnelles de l’auteure, d’une perspective autobiographique et de son appropriation de travaux sur les questions autour du colonialisme. Aussi le livre procède-t-il par des analyses ponctuelles, non liées nécessairement ou logiquement les unes aux autres, mais qui, se recoupant, étoffent et enrichissent progressivement leur développement. Ainsi, par exemple, La Colonie pénitentiaire figure-t-elle l’empire de la colonisation, non seulement sur les territoires administrés et soumis à des lois injustes, mais aussi sur les corps des colonisés, sur « la chair de ces corps qu’il fallait à la fois condamner à une mort symbolique et promettre de sauver en les exploitant. » Elle défend également l’hypothèse selon laquelle le titre original de Kafka était « Dans la colonie pénitentiaire », l’abandon du « dans » pouvant signifier « l’indication que cette colonie n’a pas de dehors », et par conséquence, que « la colonie est partout ».

L’auteure parsème ainsi son livre de références et d’analyses de l’œuvre de Kafka, et particulièrement de La Colonie pénitentiaire et de L’Amérique. Elle rappelle que Kafka a ébauché une variante de la fin du récit de La Colonie pénitentiaire, dans laquelle, en épilogue, le voyageur exprime sa révolte contre le spectacle auquel il a assisté : « Que je sois chien si je tolère cela !” Puis il prit ces mots à la lettre et se mit à courir à quatre pattes ». L’auteure interprète cette variante comme le fait que la bestialité du colonisé atteint le colonisateur.

Autre hypothèse intéressante : La Colonie pénitentiaire serait le scénario de l’achèvement de L’Amérique, récit dont la fin manque. Plus largement, le livre insiste sur l’actualité de l’œuvre romanesque kafkaïenne, « la dramaturgie de la déshumanisation du monde [étant] au centre de l’écriture de Kafka, dont les fictions ne construisent rien d’irréel, ne racontent pas un cauchemar que le réveil relèguera dans les brumes refoulables d’un fantasme ».

Exemples et pionniers de la lutte contre l’imaginaire colonial

Au-delà de ces lectures de Kafka, l’expérience personnelle de l’auteure est prise comme point de départ. Elle rapporte comment, au moment de la guerre d’Algérie, elle a senti que son corps était l’enjeu d’une conquête du « système colonial [qui] nommait les corps, distribuait les places, hiérarchisait les droits, qualifiait et disqualifiait les odeurs et les saveurs, régulait les zones de contact et de répulsion, donnait tout pouvoir à la langue qu’il fallait parler, aux insultes comme aux compliments, aux grâces et aux disgrâces ». La première expérience éprouvée est donc celle de la tentative du colonialisme de marquer, d’inscrire, dans son corps, par des normes et des valeurs, ce que cet ordre voulait qu’elle soit, la distinguant ainsi de ce qu’elle ne devrait pas être. Le système colonial associait ainsi aux uns la respectabilité, la propreté et la chasteté, et faisait tout pour la refuser aux autres, ou, en tous cas, pour empêcher leur identification à ces normes.

À cette expérience vécue s’ajoute un grand nombre de lectures pertinentes sur la question, que l’auteur se réapproprie et dont elle met au jour la pertinence pour penser, aujourd’hui encore, la vive et cuisante actualité de la colonie. Elle insiste par exemple avec bonheur sur l’œuvre d’Édouard Glissant, salué pour avoir tracé les contours de la métamorphose du regard et de la parole face à la mondialisation colonialiste du capital. Il place au centre de sa pensée la dimension relationnelle du monde, qui place dans la rencontre avec l’autre et son hospitalité inconditionnelle la dignité de l’homme ; ce qui conduirait à l’advenue de nouvelles conditions politiques. En effet, les études portant sur le colonialisme dénoncent « la confiscation culturelle qui réduit au silence les langues autochtones en imposant l’idiome administratif et judiciaire du colonisateur. Les stratégies de l’amnésie associées à celle du silence sont inhérentes à la domination coloniale […]. La férocité exercée sur leur chair, sous la férule d’une loi illisible, a privé les esclaves de tout accès au partage d’une mémoire commune, d’une histoire partagée. » Pour contrecarrer cette manœuvre des colonisateurs, Glissant oppose au vacarme et au mutisme de la colonisation les murmures et les bruissements clandestins. C’est la créolisation comme invention poétique ou idiomatique, dans laquelle les bruissements des cultures et des langues créent hospitalité :  « Quittant le champ de cet oxymore qu’on pourrait nommer la transparente opacité des langues imposées par les maîtres […], c’est dans la langue poétique que se joue pour lui le geste de décolonisation ». Et Marie José Mondzain remarque encore que Kafka refuse de se soumettre à l’allemand qui est pourtant la langue dans laquelle il écrit.

De même, elle souligne la force et la profondeur des travaux d’Ann Stoler, et la nouveauté de son approche du colonialisme par rapport à celle de Michel Foucault. Ann Stoler précise que Foucault s’intéressait essentiellement au lien qu’entretient le colonialisme avec le « racisme d’État » et « son discours racial ». Et elle se démarque partiellement de sa pensée en nuançant la formule de Foucault, qui écrit que « l’auto-affirmation de la classe hégémonique construit son corps désirant plus qu’il ne se soucie d’asservir d’autres corps ». Pour elle, en effet, « ces corps bourgeois étaient produits par des pratiques qu’on ne peut jamais réduire à la seule volonté d’une affirmation de soi ». Autrement dit, là où Foucault lisait le colonialisme comme une volonté fondamentale de se construire, quitte à utiliser les autres comme moyen de cette construction, Ann Stoler fait de la volonté d’asservissement des autres l’objectif principal de la colonisation.

Par ailleurs, l’étude du massacre par les Allemands des Hereros et des Namas en Afrique bien avant la Seconde Guerre mondiale nourrit sa réflexion sur le rejet de l’autre par les nazis, qui rejetaient les « Noirs ». Ainsi Marie José Mondzain note-t-elle que « le nazisme n’a nullement inventé l’antisémitisme dont le monde chrétien a fait le plus grand usage depuis des siècles en désignant à la vindicte et à l’exclusion le peuple déicide. Mais c’est la colonisation qui permit aux théoriciens du racisme de rassembler en plein XXe siècle, sous une même noirceur, nègres noirs et nègres blancs. Ils furent alors un même gibier destiné à l’extermination. En d’autres termes, la colonisation des territoires africains a été le laboratoire effectif de la machine industrielle du nazisme. » Elle corrobore sa théorie en s’appuyant sur une exposition de photos de tirailleurs sénégalais faits prisonniers par l’armée allemande et considérés comme des trophées exotiques par les soldats allemands, et en faisant remonter l’effroi allemand devant le corps africain à Hindenburg qui affirmait que le soldat allemand avait été submergé par la vague des soldats noirs. Ainsi aurait pris naissance le thème de « la honte noire », qui deviendra un thème de Mein Kampf.

Ainsi, et avec bien d’autres analyses (Baldwin, Mbembe, etc.), l’auteure théorise ce que doit être la décolonisation de l’imaginaire et expose avec précision comment certains penseurs ont déjà tenté de dresser des généalogies du colonialisme ou de mettre en pratique une décolonisation de l’imaginaire, dans le sillage de l’œuvre de Kafka