Cette édition de l'Arche, reprenant les correspondances de Tchekhov, entend livrer les réflexions et confidences de l'auteur sur le théâtre de son époque.

Il aura sans doute fallu cent ans pour se rendre compte de la richesse de la correspondance de Tchekhov. Disparu en 1904, le dramaturge russe n’a pas seulement légué à la postérité une œuvre théâtrale singulière mais aussi un ensemble disparate de confidences sur le théâtre et la vie culturelle de son époque. Longtemps demeuré dans l’oubli, cet échange épistolaire se trouve depuis quelques années reconsidéré à sa juste valeur. La présente édition de L’Arche apporte sa pierre à l’édifice.

Tout ce que Tchekhov a voulu dire sur le théâtre se présente comme une anthologie épistolaire par entrées thématiques. La première partie de l’ouvrage donne à lire les billets d’humeur du dramaturge russe sur la vie théâtrale russe de son époque. La dimension polémique des écrits de Tchekhov se retrouve à chaque page. Nul aspect de la vie culturelle russe ne se trouve épargné : qu’il s’agisse de ses désillusions au sujet de la disparition du théâtre Pouchkine, remplacé par un "café chantant" ou de la piètre qualité des acteurs russes, le propos de Tchekhov tourne le plus souvent au réquisitoire animé. La vertu-travail apparaît comme la pierre angulaire de ces dénonciations : "nos artistes sont terriblement paresseux" constate-t-il, et sa cible préférée se trouve être l’acteur, mieux encore l’actrice, tous deux incapables de se discipliner. Ainsi, conscient des faillites de sa relation amoureuse avec Olga Knipper, Tchekhov note quelques mois avant de mourir : "Il faut tenir sévèrement les actrices et non leur écrire. J’oublie toujours que je suis inspecteur des actrices".

De manière plus générale, les lettres de Tchekhov montrent la nécessité de penser le métier d’artiste comme une ascèse. Si son milieu culturel lui semble à ce point odieux et peu fréquentable, c’est sans doute en raison d’une méfiance qu’il cultive à l’encontre du divertissement artistique. Dans ses Fragments de la vie moscovite, Tchekhov épingle les auteurs à succès, Markevitch notamment, dont le drame La Fumée de la vie constitue à ses yeux le summum du mauvais goût : "Dans l’ensemble, le drame est écrit à la va comme je te pousse, et sent mauvais". Une pièce digne de ce nom se doit au contraire d’être mûrie, constamment retravaillée pour espérer répondre aux attentes d’un public exigeant. Au grand dam de Tchekhov, le théâtre russe évolue au contraire vers une forme de spectacle populaire à gros effets qui fait perdre toute intégrité au metteur en scène : "Là où il y a scandale, il y a recette, et là où il y a recette, on n’a plus le temps de tenir compte de ses propres convictions…". Fidèle à ses principes artistiques, Tchekhov stigmatise ce théâtre à retentissement qui tend à évacuer tout travail formel.

Le désenchantement triomphe souvent dans les lettres du dramaturge russe : "Rien de remarquable, rien de nouveau" glisse-t-il en guise de bilan de l’année 1883. "Le théâtre russe est passé de vie à trépas" poursuit-il en 1885. Et pourtant, malgré ce pessimisme invétéré, l’esprit de Tchekhov demeure toujours en alerte. Il ne cesse pendant plus de trente ans de lire des pièces, et d’assister quand il le peut aux mises en scène. Aussitôt qu’il reçoit un texte, un vaudeville de Lazarev par exemple, il le lit et confie son sentiment à ses plus fidèles amis. Ses propres pièces figurent bien entendu en tête des spectacles qu’il suit. Sa correspondance met en valeur son souci de perfectionnisme, sa manie de vouloir tout contrôler à distance. A la fin de sa vie, immobilisé dans sa demeure de Yalta, loin de la capitale, il s’apitoie auprès du metteur en scène de ses pièces, Nemirovitch-Dantchenko : "J’aimerais tellement assister aux répétitions, regarder". L’écriture épistolaire n’est plus alors qu’un moyen de conjurer la distance qui se creuse entre ceux qui donnent vie à son art et lui-même.

A de nombreuses reprises, Tchekhov répète son désir de maîtrise qui constitue pour lui la condition nécessaire à l’éclosion d’une œuvre. "C’est l’auteur le maître de la pièce, et non les acteurs" écrit-il, soucieux de subordonner la performance du comédien à un principe supérieur. De manière générale, Tchekhov ne cesse de répéter ses intentions à ceux qui l’entourent, Olga, le journaliste Souvorine, son metteur en scène Nemirovitch-Dantchenko et d’autres encore. "C’est l’auteur le maître de la pièce", non pas l’acteur, le metteur en scène ou le critique qui l’interprètent. Le message paraît clair. A propos d’Ivanov, Tchekhov confie à Souvorine, au terme d’une des plus longues lettres du recueil : "Si tout ce que je viens d’écrire n’est pas dans la pièce, alors il ne peut être question de la monter". La boucle est bouclée, de l’acteur au metteur en scène, le personnel scénique doit respecter le mot d’ordre du metteur en scène et Tchekhov est sans aucun doute le premier à avoir autant affirmé le rôle et le pouvoir que confère un tel statut.

La correspondance de Tchekhov met-elle alors seulement en lumière l’autoritarisme et la maniaquerie sourcilleuse du dramaturge russe ? Il serait tentant de s’en tenir à ce simple constat. Ce serait oublier les tendres billets adressés à Olga Knipper, sa "chère petite actrice", l’"exploratrice de [s]on âme". Ce serait passer sous silence la fidèle admiration qui lie Tchekhov à Sarah Bernhardt, qu’il a vue de près ou suivie de plus loin en Europe et en Amérique. Quelques constellations féminines se dessinent donc au cœur de la correspondance de Tchekhov. Dévoilent-elles pour autant la prétendue (sur)activité sexuelle de Tchekhov ?   On en doute, et puis peu importe dans le fond. Les femmes de Tchekhov, Olga, Sarah et les autres, sont le plus souvent actrices. Comme toujours, notre "inspecteur" garde le contrôle et, plutôt que de succomber au charme de l’actrice, s’ingénie à chercher les ressorts de leur magnétisme. Le "paradoxe de la comédienne" reste alors à formuler. Relisons le portrait de Sarah Bernhardt écrit autour des années 1881-1885 : "Chaque soupir de Sarah Bernhardt, ses larmes, ses convulsions d’agonie, son jeu tout entier, ne sont qu’une leçon parfaitement et intelligemment apprise. Une leçon, lecteur, et rien de plus ! Comme c’est une dame très intelligente, qui sait ce qui fait de l’effet et ce qui n’en fait pas, une dame d’un goût parfait, qui connaît bien le cœur humain, qui est tout ce vous voudrez, elle rend très justement toutes les métamorphoses qui se produisent, au gré du sort, dans l’âme humaine. Chacun de ses pas est un tour d’adresse profondément réfléchi, cent fois souligné …". Apprendre sa leçon, cultiver le bon "goût",  travailler encore et toujours, l’émotion est à ce prix !                   

 
> Voir sur nonfiction.fr : Un mélancolique ami du genre humain, critique par Gilles Costaz du livre de Virgile Tanasse, Anton Tchekhov.

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