Cette somme propose de refondre les idées républicaines pour les mettre au service de l’écologie.

Le présent ouvrage vient conclure une trilogie entamée avec La société écologique et ses ennemis : pour une histoire alternative de l’émancipation (2017)   , poursuivie avec L’âge productiviste : hégémonie prométhéenne, brèches et alternatives écologiques (2019). L’ensemble forme une vaste enquête sur les sources intellectuelles de l’écologie politique, qui suivent de près les débuts de la révolution industrielle, et sur les résistances à son encontre d’une gauche dominée par le productivisme. Dans le dernier volume, La cité écologique, ce long parcours aboutit à un projet politique. C’est ce dernier qui justifie l’ensemble puisque, précise l’auteur, il ne s’est agi, pour lui, ni d’écrire une histoire académique des idées écologistes, ni de verser dans un travail d’érudition, même si le résultat est imposant par son étendue et par l’ampleur des lectures mobilisées.

La cité écologique, c’est le nouveau modèle politique qu’Audier appelle de ses voeux. L’auteur en détermine progressivement les parties composantes et dessine les contours d’un régime politique qui permette aux sociétés contemporaines de faire face aux grands défis du monde présent, au premier rang desquels la multiple crise écologique qui menace gravement l’humanité. Il part d’un double constat qui décide de l’orientation de ses propositions. D’un côté, nos régimes, les démocraties libérales et représentatives, ne sont pas, de toute évidence, à la hauteur des défis écologiques. Sans être inactives, elles semblent être relativement impuissantes face à l’ampleur et l’urgence des problèmes, si bien que seule une réforme substantielle de leurs institutions semble pouvoir conduire à l’adoption d’une véritable politique écologique. De l’autre côté, les intellectuels et les militants radicaux, qui cherchent, eux, des alternatives à la société existante, sont souvent tentés, aujourd’hui, de tourner le dos à nos démocraties au vu de leurs atermoiements sans fin en matière d’écologie. C’est le cas, en particulier, de nombreux écologistes, qui ont abandonné la macro-politique et se sont repliés dans la micro-politique. N’attendant plus rien de l’Etat et des institutions officielles, ils semblent ne plus croire qu’à l’action locale radicalement décentralisée. Enfin, ils manifestent, une nette réticence à l’égard des idéaux de la modernité. C’est à eux qu’Audier s’adresse principalement, tour à tour critiquant ce qu’il juge être leurs illusions et argumentant pour les rallier à son projet. Certes, l’auteur retient nombre des critiques adressées par la pensée de gauche à nos sociétés, insuffisamment démocratiques, et dominées, par des politiques néo-libérales aux effets délétères sur tous les plans. Toutefois, ces critiques sont plus convenues, en particulier lorsqu’elles s’en prennent à des figures comme Louis Dumont ou Marcel Gauchet, que l’auteur attaque de manière injuste.

Quoi qu’il en soit, le propos d’Audier est essentiellement positif. De son long parcours à travers les pensées progressistes des XIXe et XXe siècles, l’auteur propose de tirer toutes les idées et propositions susceptibles d’entrer dans la définition de ce nouveau régime qu’il qualifie d’éco-républicain. Cela appelle un travail de sélection critique et de composition. Audier examine ainsi un très grand nombre de contributions théoriques pour, chaque fois, en pointer les limites, conserver ce qui y est utile ou fructueux, et rebondir vers de nouvelles idées. Ainsi, en dépit du travail critique, l’ensemble est, si ce n’est éclectique, du moins marqué par un certain œcuménisme. L’auteur n’apporte pas véritablement d’idées nouvelles, car l’essentiel, dans ses propositions, procède d’un art de combiner des éléments déjà existants. Toute la pensée politique consiste, dans cette perspective, à sélectionner les idées jugées dignes d’être conservées ou réactivées et à les agencer pour constituer le modèle éco-républicain.

 

« Ecologiser le républicanisme, républicaniser l’écologie »

Cette association du républicanisme et de l’écologisme pourra, au premier abord, surprendre, tant la république est, au-delà de l’unanimité qu’elle suscite, une notion fort plastique   , qui, en outre, peut sembler par trop traditionnelle face aux enjeux contemporains. Mais, c’est là le parti pris d’Audier, il nous faut aujourd’hui, pense-t-il, être à la fois écologistes et radicalement républicains, refondre la république de telle sorte qu’elle puisse prendre à bras le corps les colossaux problèmes écologiques. Seule une république renouvelée serait à même, selon lui, de le faire. L’auteur fait d’abord valoir, pour se justifier, que le cadre républicain a su accueillir tous les courants progressistes, le libéralisme comme le socialisme, l’anarchisme comme le communisme, à quoi on peut ajouter un renouveau des idées républicaines dans la deuxième moitié du XXe siècle, avec des auteurs comme Hannah Arendt, John Pocock, Quentin Skinner ou, plus récemment, Philip Petitt, tous ici discutés. Toutefois, Audier s’attache surtout à faire valoir que le républicanisme a un contenu substantiel. Du point de vue écologiste qui est le sien, l’auteur ne retient, certes, ni la patrie ni la laïcité.

Il pointe, en revanche, trois valeurs fondamentales dont il affirme, de manière convaincante, qu’elles restent pleinement d’actualité. Il y a, en premier lieu, le bien commun. Dans la perspective républicaine, il est l’objet primordial de la politique. Il est la chose publique que les citoyens mettent, en principe, au-dessus de leurs intérêts particuliers d’individus. En deuxième lieu, il y a la citoyenneté active. En régime républicain, on attend, en effet, du citoyen qu’il se préoccupe des affaires communes et qu’il manifeste un engagement à leur égard. La république doit donc se traduire, pour partie du moins, en démocratie participative et délibérative. Enfin, en troisième lieu, il y a la solidarité. C’est là un principe constitutif de la république qui n’a cessé d’être repris et enrichi. Il a donné lieu, en France, à la doctrine solidariste de Léon Bourgeois, un pur produit de l’esprit républicain, dont Audier rappelle et discute les thèses. Non seulement ces trois grands principes doivent continuer à nous inspirer, affirme-t-il, mais ils ont, de fait, été régulièrement réactivés d’une manière ou d’une autre. Ainsi en va-t-il avec la problématique des communs pour la gauche radicale et écologiste contemporaine, avec la critique régulièrement réitérée de la démocratie représentative, dès que celle-ci traverse à nouveau une crise profonde, au nom de la démocratie directe ou participative, enfin avec l’Etat-Providence qui, en dépit de certaines mises en cause et régressions, assure toujours, à travers les impôts et un immense appareil administratif, une solidarité massive entre les membres de la société.

L’essentiel du projet de cité écologique, qu’Audier soumet à son lecteur, consiste donc à mobiliser le meilleur de la tradition républicaine comprise en un sens large et de la transformer de telle sorte qu’elle puisse intégrer les exigences de la lutte contre les désastres écologiques qui, si l’on prend en compte toutes leurs implications, est le grand enjeu du siècle. Comment donc les grandes orientations républicaines peuvent-elles être mobilisées, à la fois réformées et enrichies, pour devenir pleinement écologistes ? La réponse principale qu’Audier apporte à cette question réside dans un considérable élargissement de la communauté civique. Selon lui, l’histoire de nos sociétés est celle d’une lutte opiniâtre pour inclure dans la communauté des citoyens ceux qui en avaient d’abord été exclus, les esclaves et les femmes, les étrangers et les handicapés. Ces combats ne sont pas, certes, tous achevés et doivent donc être poursuivis, mais, selon l’auteur, c’est aujourd’hui un saut qualitatif d’une tout autre ampleur qu’il conviendrait de faire. La communauté civique devrait, désormais, être élargie à la fois dans un sens intergénérationnel, pour y intégrer les générations futures (mais aussi, curieusement, les morts) et, plus encore, en direction des autres êtres vivants « arbitrairement exclus de la communauté humaine »   . Ce serait donc l’ensemble des non humains, à commencer par les animaux, mais encore les espèces naturelles en général et aussi, en fin de compte, les entités globales tels que les écosystèmes, qui devraient entrer dans une communauté étendue aux limites de la nature. C’est là la proposition la plus marquante de l’ouvrage et, faut-il aussitôt ajouter, la moins convaincante.

 

Une fable écologiste

Certes, Audier ne prétend pas que des animaux ou des plantes devraient se présenter en personne dans des assemblées délibératives et y participer aux décisions. Ils le feraient par le truchement de représentants, comme l’avait déjà proposé, entre autres, Bruno Latour, avec son idée d’un « parlement des choses »   . Il est, pour le moins, étonnant de voir Audier reprendre à son compte ce point de vue, qui tend étrangement à s’établir comme sens commun des penseurs écologistes, sans en discuter conceptuellement la légitimité. C’est tenir bien facilement pour acquis l’idée que les questions écologiques appellent une extension de la communauté politique pour y intégrer, très au-delà des êtres humains, l’ensemble des vivants. Premièrement, l’auteur confond ainsi le sujet et l’objet de la politique. Car, s’il faut, en effet, étendre le domaine d’intervention de la politique, convient-il pour autant de redéfinir les conditions de la vie civique ? La citoyenneté est affaire d’institution sociale : il y faut des citoyens capables de se faire une opinion sur les affaires communes et de la défendre dans une assemblée délibérative, donc, un certain type d’individu social que la collectivité forme moyennant la socialisation et l’éducation afin qu’il puisse tenir ce rôle social. Pas de politique sans un animal rationnel parlant, pas de politique démocratique sans un animal capable d’autonomie, et il n’y a nul « logocentrisme », contrairement à ce qu’affirme Audier   , à reconnaître qu’il n’y a pas d’activité politique sans discussion. La pratique politique n’a, en outre, de sens que si les choix à effectuer ne relèvent pas de la vérité mais d’opinions susceptibles de varier considérablement. Aucun autre être vivant que l’homme n’est susceptible de s’insérer dans un tel cadre. Que le bien des vivants non humains puisse, en revanche, être pris en compte politiquement est une autre affaire. Mais, lorsque les finalités naturelles des vivants ne sont pas évidentes, c’est aux scientifiques qu’il convient de s’adresser pour savoir quelle est leur forme de vie caractéristique et quelles sont les normes et les fins qui sont inhérentes à celle-ci. Et si ces fins entrent en contradiction avec les buts que se donnent les humains, on ne voit guère qu’il y a ait là deux parties qui puissent s’adresser à un juge pour trancher leur différent. En deuxième lieu, Audier cède aux sirènes de la critique de l’anthropocentrisme, qui, faut-il constater, fait aujourd’hui fureur. Mais, c’est au prix, en dépit de ses dénégations, de l’anthropomorphisme   . Il faudrait, ici, une argumentation particulièrement solide, qu’Audier ne fournit pas, pour rendre crédible l’idée que tous les vivants pourraient accéder à un statut civique, qu’ils pourraient être parties composantes d’un peuple, même si, par ce qui ressemble à un repentir, ce terme, comme d’autres, est mis entre guillemets.

Tout semble se passer, à suivre l’auteur, comme s’il ne manquait aux animaux que le langage pour qu’ils puissent faire valoir leurs intérêts auprès ou aux côtés des hommes. Pourtant, comme le fait valoir lucidement Wittgenstein, « si un lion pouvait parler, nous ne pourrions pas le comprendre » pour la raison que son monde et sa forme de vie sont tout à fait autres que ceux de l’homme. Pour cette raison, c’est une fantasmagorie que d’imaginer un dispositif qui permettrait de faire « comme si les affectés [les non humains]… étaient présents devant nous, bien informés et capables de soulever des objections »   . Il conviendrait, ici, de distinguer entre plusieurs genres d’anthropocentrisme. Il existe en particulier un anthropocentrisme ontologique, selon lequel l’être humain occupe une place absolument privilégiée dans la nature qui le met en position d’en être le maître. C’est une position à laquelle, aujourd’hui, presque plus personne n’adhère. Il est difficile, en revanche, de récuser l’anthropocentrisme axiologique. Celui-ci n’affirme pas nécessairement que seul l’homme a de la valeur, il est même compatible avec l’attribution d’une valeur aux autres êtres vivants, mais il prend acte de ce que seul l’être humain se pose cette question de la valeur des êtres et se montre capable de modifier son comportement en fonction des réponses qu’il lui apporte. Les hommes et les autres espèces naturelles appartiennent, certes, à une communauté naturelle et, de ce fait, ils partagent bien des traits avec elles. Toutefois, sans parler même du monde culturel, leurs mondes naturels respectifs ne se recoupent que partiellement, de telle sorte que ce qu’ils ont en commun ne résulte que d’une intersection entre leurs mondes. Ce n’est pas parce que tous les vivants ont la structure du pour-soi, sont donc à la fois sensibles et, pour certains, intelligents, qu’ils ont des finalités et, donc, des intérêts propres, qu’ils peuvent pour autant intégrer une communauté civique. Il y a là une insurmontable asymétrie fondamentale : seuls les hommes sont susceptibles de prendre en compte le bien des animaux et de veiller à ce qu’ils mènent une existence conforme à leur forme de vie naturelle. Non seulement aucune réciprocité n’est possible – l’idée même d’un « quasi-contrat »   est absurde –, mais l’homme n’a personne, le voudrait-il même, à qui rendre compte de son comportement à l’égard de la nature.

 

Une « éco-république mixte et conflictuelle »

Pour constituer sa cité écologique, Audier fait appel à une deuxième grande idée, celle d’une constitution mixte. C’est là une idée d’origine aristotélicienne dont l’auteur reprend le principe à son compte. De ce point de vue, le meilleur régime ne saurait être celui qui pose un grand principe unique et prétend en faire découler toutes les institutions. Ainsi, en est-il allé, pendant la Révolution française, lorsque la souveraineté populaire fut comprise comme concentration dans les mains du peuple non seulement du pouvoir législatif, mais aussi des pouvoirs judiciaire et exécutif. Audier bataille, ici, contre tous ceux qui, de manière illusoire et par une pensée magique, dit-il, prétendent que nos sociétés devraient, par exemple, se régir de part en part sur la base de l’autogouvernement des communs. D’une manière générale, il rejette, dit-il, les solutions simplistes de l’autogestion généralisée ou encore de la démocratie directe comme solution exclusive. Seul un régime mixte, combinant différents réquisits et principes, serait, selon lui, approprié. La cité écologique devrait, en particulier, articuler verticalité et horizontalité du pouvoir, centralisme étatique et décentralisation, démocratie représentative et démocratie directe, démocratie participative et démocratie délibérative, etc. Pour cette raison, Audier conjure les penseurs radicaux et les militants alternatifs de faire preuve de réalisme pour mieux faire prévaloir leur juste cause. Ce plaidoyer pour une constitution mixte semble, a priori, relever d’un sage réalisme et manifester un heureux esprit de modération. On ne voit pas, toutefois, quel serait le principe d’articulation de l’ensemble des éléments composants qu’Audier entend intégrer dans le régime de ses vœux. Un « savant mélange »   ne donne pas encore une unité, et une pluralité de principes, chacun avec une logique propre, exige d’être hiérarchisée pour tenir ensemble. En effet, dès lors qu’ils viendraient à se contredire, comme ils ne manqueraient pas de le faire, il faudrait décider lequel d’entre eux aurait la priorité. L’auteur ne traite pas de ce problème, probablement parce qu’il s’en remet trop souvent à l’idée d’une possible synthèse dialectique, terme dont il fait un grand usage. N’est-ce pas là aussi une formule magique, plus verbale que réelle, lorsqu’elle présuppose la possibilité d’une synthèse des contraires ? Il en va de même pour le thème du conflit auquel Audier accorde une importance particulière. La cité écologique ne verserait pas, fait-il valoir à juste titre, dans l’idée irénique d’une société en harmonie avec elle-même et avec son environnement. Dans la lignée revendiquée de Claude Lefort, Audier fait de la conflictualité un trait constitutif du social. Le régime éco-républicain serait donc « coopérativo-conflictuel », autre concept dialectique censé rendre justice à la complexité du réel. De ce fait, conclut l’auteur, la cause écologiste ne triomphera pas en raison d’un unanime consensus, mais par la constitution, selon le concept gramscien, d’un « bloc hégémonique » propre à l’emporter sur les forces opposées.

 

En dépit de la sympathie qu’inspire a priori le projet de l’auteur et de l’impressionnante dimension de son enquête, il est douteux qu’Audier ait réussi, ici, à fournir une contribution décisive à l’écologie politique. Son erreur consiste déjà à chercher une solution aux défis écologiques dans une refonte radicale de notre ontologie. Il semblerait plus pertinent de se tourner, comme il le fait dans un bref chapitre, du côté des mœurs   et, partant, de l’éducation propre à former des individus citoyens vertueux écologiquement. Quoi qu’il en soit, la défense de la tradition républicaine est, dans cet ouvrage, nettement plus convaincante que son articulation avec l’écologie. Par ailleurs, il est peu probable que les acteurs puissent y trouver de quoi orienter leur pratique. La cité écologique présente, cependant, un intérêt non négligeable. Dans une écriture limpide, il offre un panorama de l’immense ensemble des idées susceptibles de contribuer, d’une manière ou une autre, à refondre nos sociétés dans la perspective de l’écologie politique. Certes, Audier présente et discute de nombreux auteurs dont les idées sont déjà bien connues, mais il nous fait aussi découvrir une littérature plus rare, de langue anglaise et, plus encore, de langue italienne. Il convoque aussi des auteurs du XIXe siècle largement perdus de vue, hormis pour quelques spécialistes. Ce faisant, il contribue à remettre en lumière, pour ses fins propres, les conceptions stimulantes, parmi bien d’autres, de Célestin Bouglé ou d’Alfred Fouillée, de Joseph Reynard ou de Jean de Sismondi. La curiosité du lecteur est ainsi régulièrement relancée et il pourra, s’il le souhaite, poursuivre sa réflexion en se reportant aux très nombreuses notes bibliographiques rassemblées en fin de volume.