Cet essai cherche à restaurer les passions comme outil primordial de la lecture des fictions romanesques antérieures à la psychanalyse.

Constatant que la problématique des passions a presque disparu des travaux critiques sur la littérature, et que certains enseignants de lettres ne savent plus que la tranquillité, ou la fuite, ou l’émulation, dans la terminologie d’Ancien Régime, sont des passions, les deux auteurs de cet essai font le choix de leur redonner toute leur place dans la relecture qu’ils proposent d’œuvres très connues (La Princesses de Clèves, Le Paysan parvenu, Candide, La Nouvelle Héloïse, La Religieuse, Les Liaisons dangereuses, Le Rouge et le Noir, Le Père Goriot, L’Éducation sentimentale) ou un peu moins connues (Histoire comique de Francion, Corinne ou l’Italie, La Dot de Suzette). Les auteurs proposent une discussion stimulante avec d’autres points de vue.

 

L’exemple du Paysan parvenu

L’analyse du Paysan parvenu remet en cause l’assertion d’Érik Leborgne, dans la préface de son édition en 2010, selon laquelle « Marivaux abandonne son Paysan au seuil des passions, c’est-à-dire de ce qu’il a toujours refusé de traiter dans son théâtre comme dans ses deux romans-Mémoires. » Pour Jean Goldzink au contraire, « sans le déchiffrement attentif de la combinatoire des passions, il ne reste à peu près rien, littéralement, du Paysan parvenu. Il faut examiner comment les passions sont posées, supposées, décomposées, opposées, recomposées après coup, etc. Il faut comprendre que chaque émotion entre dans des séries et des oppositions. Il faut embrasser le roman pour suivre la trajectoire narrative des grandes passions, leur courbe et composition réciproque : curiosité, sensualité, crainte, étonnement, cupidité, pitié, etc. On peut alors établir par voie démonstrative (pas seulement assertive) quelles passions sont narrativement les plus productives et comment elles se croisent. Il faudrait alors examiner si et comment elles s’articulent à la millénaire théologie chrétienne des sept péchés capitaux, dominés par l’orgueil (superbia), et initiés par la luxure et la gourmandise ».

 

Les racines religieuses du récit de soi

Le récit de soi, rappellent les auteurs, a aussi des racines religieuses, signalées par Rousseau dans le titre et le préambule de ses Confessions. Or, pour la religion chrétienne, tout homme est une créature de Dieu, appelée et légitime à se confesser, y compris, depuis saint Augustin, par écrit et en public. Mais Philippe Lejeune a esquivé cette longue histoire dans ses travaux, dont c’est peut-être la faiblesse. Le philosophe Georges Gusdorf l’a au contraire détaillée dans Lignes de vie, non sans une certaine virulence exaspérée. Après une analyse très attentive des premières pages des Confessions, Jean Goldzink tire les conclusions suivantes : « S’il n’était pas le philosophe du Discours sur l’origine de l’inégalité, d’Émile, ouvrages sur l’archéologie de l’homme, Rousseau n’aurait pas pu concevoir ni écrire le Premier Livre des Confessions tel qu’on le lit. Tout cela semble bien plus fort encore que les meilleurs discours sur les passions produits à l’âge classique (Hobbes, Descartes, Spinoza, Hume, Smith). Non pas parce qu’il s’agit de littérature, mais bel et bien parce qu’une méthode philosophique rompue aux paradoxes et aux généalogies organise l’analyse autobiographique. Rien ne serait donc plus fallacieux que de rapporter une telle entreprise au supposé “genre autobiographique”, en rendant du coup simple, naturel, évident, ce qui ne l’est pas du tout. La science visée des affects individuels engendrée par l’existence empirique est inséparable de la philosophie générale de Rousseau, de ses autres travaux. Mais inséparable ne veut pas dire déductible. Il y a une irréductibilité du travail sur soi, dont on a pu mesurer la complexité, inégalée dans les ouvrages rousseauistes antérieurs. »

La lecture des Liaisons dangereuses, et notamment de « la lettre 81 et l’économie du plaisir libertin-féminin » est également tout à fait remarquable. Tout l’intérêt de ce bel essai est de renvoyer le lecteur aux textes eux-mêmes dans une méthode critique qui en renouvelle la lecture.