Sur quatre siècles, les États et acteurs transnationaux ont essayé, tant bien que mal, d'établir des règles pour fixer une paix durable. Hervé Drévillon dresse le bilan de ces tentatives.

La paix est souvent le résultat d’un processus par lequel il convient de distinguer les vainqueurs des vaincus, tout en évitant de créer les causes d’un prochain conflit. Les traités de Westphalie marquent en ce sens une étape essentielle. Pourtant l’ « ordre westphalien » doit être relativisé et replacé dans le cadre des rivalités diplomatiques du XVIIe siècle. Au XXe siècle, la Société des Nations et l’ONU ont tenté après les deux guerres mondiales d’instaurer un modèle de paix en agissant à une nouvelle échelle. L’historien Hervé Drévillon* revient sur ces enjeux dans le cadre du thème 2 de Terminale : « Faire la guerre, faire la paix : formes de conflits et modes de résolution », et, plus particulièrement l’Axe 2 traitant de la construction de la paix depuis le XVIIe siècle.

 

Nonfiction.fr : Avant le XVIIe siècle, comment les acteurs d’un conflit y mettent-ils un terme et construisent la paix ?

Hervé Drévillon : Avant le XVIIe siècle, comme après, les guerres s’achevaient par la signature de traités, qui avaient pour objectif de régler les causes du conflit en soutenant les intérêts du vainqueur. Toutefois, la distinction entre vainqueur et vaincu ne possédait par un caractère absolu, car elle était l’expression d’un rapport de forces doté d’une valeur relative et d’un caractère potentiellement versatile. Le vainqueur du jour ne pouvait pas exclure la perspective d’être le vaincu du lendemain. Cette situation s’expliquait par l’incapacité des États à mobiliser les ressources humaines, financières et matérielles nécessaires pour imposer à leurs adversaires une suprématie militaire totale. Par exemple, pendant les guerres d’Italie (1484 – 1559), la France parvint à plusieurs reprises à pénétrer dans des territoires italiens, sans jamais pouvoir y imposer un système d’occupation durable. Par conséquent, les traités de paix étaient des compromis qui ne sanctionnaient pas de façon absolue la distinction entre le vainqueur et le vaincu. En 1559, le traité du Cateau-Cambrésis marqua la défaite de la France dans la longue séquence des guerres d’Italie, mais lui attribua les trois évêchés lorrains de Metz, Toul et Verdun. Les traités mettaient ainsi fin à des conflits, mais n’imposaient pas un ordre fondé sur l’autorité souveraine d’une puissance hégémonique ou d’un régime de droit international. Ils concluaient les guerres mais ne construisaient pas la paix.

 

La guerre de Trente Ans (1618-1648) bouleverse une partie de l’Europe et ravage le Saint Empire romain germanique. Quel est l’impact de ce conflit sur les dirigeants et populations des pays belligérants ?

La guerre de Trente Ans a été associée à l’époque et dans la mémoire collective à une phase de paroxysme des violences conflictuelles associées à une grande diversité de facteurs environnementaux, économiques, politiques et religieux. L’une des grandes causes de l’affectation des populations civiles par cette séquence conflictuelle fut la résurgence de la peste qui fut alimentée par la circulation des forces armées qui ont été des vecteurs de la transmission de l’épidémie. Un autre facteur environnemental fut associé au contexte économique et démographique perturbé par un changement climatique qualifié de « mini âge glaciaire » qui provoqua des crises agro-alimentaires et rendit les populations plus vulnérables aux pathologies épidémiques et pandémiques à cause de la malnutrition.

Par ailleurs, la difficulté des États à assumer le poids du fait militaire se manifesta par une défaillance du soutien logistique des troupes, qui se trouvaient souvent dans la situation de prélever par la force des ressources matérielles et alimentaires par pillage. Ce phénomène inspira la publication en 1633 par Jacques Callot d’une série de gravures intitulée Misères et malheurs de la guerre, qui représentait des scènes de violences infligées aux populations civiles. Cette image péjorative de la guerre fut même confirmée par Louis XIV qui, en 1660, amnistia tous les crimes commis par ses soldats et par les populations civiles qui s’en étaient vengées, en établissant le constat « que les désordres commis par nos gens de guerre n'ont procédé pour la plupart que du manquement de leur payement ». Une autre caractéristique de la guerre de Trente ans contribua à sa violence en activant le facteur religieux, qui s’exprima par des scènes de massacre, à l’image du sac de Magdebourg en 1631.

Cette guerre violente fut menée par des États qui y déployèrent des forces plus importantes qu’autrefois, mais qui eurent un terrible coût économique, social et politique. Plusieurs Etats s’effondrèrent en menant des guerres coûteuses en ressources humaines et financières. La monarchie espagnole s’engagea dans un véritable processus de décadence alimenté par son incapacité à créer un système fiscal susceptible de surmonter politiquement et financièrement le coût de la guerre. Après la victoire sanctionnée par les traités de Westphalie, la monarchie française affronta elle aussi une séquence de guerre civile pendant la Fronde (1648 – 1653), qui avait été provoquée par les dérives de la monarchie absolue alimentées par les nécessités de la guerre. La guerre qui contribua à la construction des Etats exerça également une valeur destructive. Les uns cédèrent à l’une de ces logiques et d’autres à l’autre.

 

Les traités de Westphalie (1648) marquent l’aboutissement d’un processus. Comment s’est construite la paix durant ce conflit ?

L’un des principaux problèmes soulevés par la guerre de Trente ans avait tenu à la définition de la souveraineté. L’autorité de l’empereur germanique et du roi d’Espagne avait été contestée par des communautés protestantes qui revendiquaient le pouvoir de s’affirmer comme des Etats dotés d’un droit d’indépendance souveraine. Un processus de négociation s’engagea dans les assemblées de Münster et d’Osnabrück dès les années 1644-1645 alors que les opérations militaires se poursuivaient. La négociation revêtit un caractère multilatéral exprimé dans les traités de Westphalie qui formulèrent des principes susceptibles de s’appliquer universellement tels que l’affirmation de l’Etat comme l’instance souveraine des relations internationales. L’indépendance des Provinces Unies reconnue par les traités de Westphalie acquit une valeur de droit international, de même que la reconnaissance du pouvoir des Etats de l’Empire germanique à faire le choix de leur religion.

Toutefois, l’affirmation de la puissance étatique alimentait un véritable paradoxe, car l’État défini comme un sujet doté de droits souverains courait le risque de se trouver confronté à la souveraineté des autres États. Par ailleurs, la puissance impériale ne s’effondra pas totalement. L’Empire germanique demeura l’un des principaux acteurs des guerres et des relations internationales. Sans alimenter une véritable stratégie impériale, la France fut même accusée de développer une ambition hégémonique qualifiée de « monarchie universelle » menaçant l’autonomie souveraine de ses États voisins. Les traités de Westphalie n’installèrent donc pas un régime de paix et alimentèrent, au contraire, des conflits soutenus par l’affirmation de la souveraineté et par l’interprétation de leurs dispositions. L’ordre westphalien se confronta ainsi à un véritable désordre westphalien.

 

Dès lors, le modèle des traités semble s’enraciner dans les relations internationales. Des acteurs politiques ou intellectuels parviennent-ils à poser les fondements d’une paix durable après Westphalie ?

L’insertion des traités dans les relations internationales ne fut pas inaugurée par les traités de Westphalie, mais ceux-ci exercèrent quand même une influence inédite dans les relations internationales. Toutefois, en l’absence d’instance internationale d’arbitrage et de jugement, les traités internationaux ne formaient pas un corpus de droit positif. Une question essentielle se posait alors : à quelle autorité et à quels principes un État souverain pouvait-il ou devait-il se soumettre ?

Pour répondre à cette question, le critère de l’intérêt revêtit une importance considérable, après avoir été conceptualisé par le duc de Rohan dans son ouvrage De l’intérêt des princes et États de la Chrétienté publié en 1639. Cet ouvrage inspira de nombreuses autres publications qui, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, cherchaient à clarifier l’intérêt des Etats et à en déduire des formes de régulation. Selon le duc de Rohan, le fondement des relations internationales n’était ni le droit, ni la morale mais le critère de l’intérêt qui dominait l’application du principe de la raison d’Etat au domaine international.

L’essentialisation de la logique de l’intérêt alimenta également la réflexion menée par Thomas Hobbes dans le Léviathan publié en 1651. A défaut d’une autorité souveraine susceptible de soumettre les États, les relations internationales y étaient présentées comme un état de nature défini comme « la guerre de chacun contre chacun ».  Pour surmonter ce constat, certains théoriciens invoquèrent le principe de soumission des États au « droit des gens », voire au respect des normes imposées par les traités internationaux.

Toutefois, l’invocation du droit international alimenta la stratégie de Louis XIV, qui s’appuya sur l’interprétation de traités, dont celui de Westphalie, pour justifier des actions diplomatiques et même militaires. En menant sa « politique de réunion » visant à annexer certains territoires, Louis XIV confia à des tribunaux français le pouvoir d’interpréter des traités internationaux. Il alimenta ainsi le soupçon d’instrumentaliser le droit international en le soumettant à ses intérêts et à l’arbitrage de la justice française soupçonnée d’être elle-même soumise à l’arbitraire royal. En 1689, le théoricien italien Gergorio Leti publia un ouvrage intitulé La monarchie universelle de Louis XIV, qui considérait que l’invocation du droit par les États n’était qu’un fait politique. Impossibles à soumettre au droit, les relations internationales, étaient donc déterminées par le critère du rapport de forces soumis à cette définition de la souveraineté : « la souveraineté consiste proprement à pouvoir faire la Paix et la Guerre quand on veut et à vivre en sûreté dans ses États ». Ce critère alimenta au début du XVIIIe siècle la naissance d’un régime de relations internationales, qualifié d’ « équilibre européen » fondé sur la perspective de réguler le rapport des forces.

 

George Clemenceau a dit : « il est plus facile de faire la guerre que la paix ». Partagez-vous ce constat ?

Ce constat qui fut formulé le 14 juillet 1919 comme un principe à caractère absolu s’inscrivait dans un contexte particulier caractérisé par les circonstances de la négociation du traité de Versailles signé le 28 juin. La négociation de ce traité a été abondamment discutée y compris parmi les alliés et même au sein des États engagés dans le conflit mondial. La « facilité » de la guerre ou de la paix était un fait politique, qui possédait une dimension interne et externe.

À l’échelle de la vie intérieure d’un État, la conduite de la paix et de la guerre possédait une forte valeur politique. Pendant la négociation du traité de Versailles, Clemenceau avait subi la pression exercée par le maréchal Foch, qu’il accusa de mener des actions d’influence auprès des États-Unis et de céder à une véritable « désobéissance militaire » exposée dans son livre Grandeurs et misères d’une victoire publié en 1930. Par apport à la guerre qui favorisait l’invocation par l’autorité publique de la nécessité et de l’unité nationale, la négociation de la paix pouvait alimenter des discordes politiques. Toutefois, la conduite de la guerre avait plongé certains États dans une situation de désordre et même d’effondrement, comme l’illustrent la révolution soviétique de 1917 et la révolte spartakiste de l’Allemagne. Après avoir affronté la difficulté de faire la guerre, la Russie devenue l’URSS s’engagea dans une construction de la paix sanctionnée par le traité de Brest-Litovsk. Dans ces cas-là, il semblait infiniment plus difficile de faire la guerre que de faire la paix. Dans d’autres cas, l’invocation par un gouvernement ou un chef d’Etat des nécessités imposées par le fait que « nous sommes en guerre », pouvait alimenter un véritable climat insurrectionnel.

A l’échelle internationale, le recours fréquent à la guerre soulignait la défaillance de la paix et l’impossibilité d’en établir les fondements juridiques. C’est la raison pour laquelle le traité de Versailles avait intégré une certaine dimension pénale en soumettant l’Allemagne à un régime de sanctions. Cette disposition du traité de Versailles s’articula avec la constitution de la Société des Nations, ancêtre de l’ONU, qui visait à insérer les relations internationales dans un véritable régime juridique. En alimentant un véritable droit international et en ouvrant aux États la perspective de subir des sanctions, il devenait ainsi imaginable de rendre la paix plus facile à faire que la guerre. Toutefois, cette perspective ne revêtait aucune valeur absolue, comme l’illustrèrent les fluctuations de la SDN. Faire la guerre ou faire la paix demeura un fait politique qui selon les circonstances pouvait être plus ou moins facile.

 

L’ONU rencontre des difficultés à s’imposer aux États pour construire la paix. Que lui manque-t-il pour pleinement réussir sa mission ?

L’attribution à l’ONU de la mission de construire la paix en s’imposant aux États alimente un constat d’échec, qui n’ouvre pas la perspective d’être surmonté, car l’ONU et plus généralement le droit international ne pourront pas surmonter la souveraineté des États. Comme l’avait écrit Cardin Le Bret dans un ouvrage publié en 1631, « la souveraineté n’est non plus divisible que le point en géométrie ». Partant de ce constat, certains articulent le constat des échecs de l’ONU avec une réfutation du concept même de droit international disqualifié par la confrontation aux fondements du droit interne. Référée à la souveraineté du droit et à la valeur transcendantale de la paix, l’ONU est vouée à l’échec.

Toutefois, cette puissance non souveraine, contribue quand même à la construction de la paix, non pas comme une soumission à un droit souverain, mais comme un fait politique et relatif. L’ONU joue un rôle important dans le régime des relations internationales et des conflits armés en encadrant la guerre plus qu’en construisant la paix. Cette capacité constitue de fait un facteur de la paix, qui n’est pas l’application d’une norme absolue soumise à une puissance souveraine. La paix est un fait politique qui s’articule avec la guerre au lieu de s’y opposer essentiellement. En ce sens, l’ONU et les normes du droit international se sont affirmés comme des facteurs des relations internationales et non comme des instances souveraines de construction de la paix.

 

*L'interviewé: Hervé Drévillon est professeur d’Histoire à l’université Paris1 Panthéon–Sorbonne. Ses travaux portent sur l’histoire des cultures et des pratiques militaires, de la Renaissance à la Première Guerre mondiale. Son approche du fait guerrier mobilise différents registres d’analyse, qui visent à décloisonner l’histoire militaire. Il entend ainsi contribuer au développement des études sur la guerre (war studies) auquel il consacre l’Institut des Études sur la Guerre et la Paix, qu’il a fondé à l’université Paris1 Panthéon–Sorbonne. Il a dirigé l'Histoire militaire de la France avec Olivier Wieviorka aux éditions Perrin en 2018 et la collection Mondes en guerre aux éditions Passés Composés en 2019.