Un Etat centralisé, qui se pense au dessus de la société et a tendance à nier les conflits de pouvoir, aura beaucoup de difficulté à accueillir l'incertitude, et sa gestion des crises s'en ressentira.

Henri Bergeron, Olivier Borraz, Patrick Castel, tous les trois du Centre de sociologie des organisations et François Dedieu, du Laboratoire interdisciplinaire sciences innovations sociétés, viennent de faire paraître un petit livre (Covid-19 : une crise organisationnelle, Presses de SciencesPo, 2020) où ils analysent la crise sanitaire que nous traversons comme une crise organisationnelle. Ils l'évaluent au regard des connaissances existantes en matière de gestion des crises et de l'imposant appareil destiné à prévenir et gérer les épidémies dont notre pays, comme d'autres, s'est doté. Cette première analyse, qui devra être confortée par des études plus approfondies, interroge fortement la manière dont les décisions, dont certaines proprement extraordinaires comme le confinement, ont été prises et questionne la formation des élites politiques à de telles situations. Les auteurs ont aimablement accepté de répondre à quelques questions pour présenter le livre pour nos lecteurs.

 

Nonfiction : Quelle appréciation peut-on porter sur la gestion de la crise sanitaire en France ? 

Henri Bergeron, Olivier Borraz, Patrick Castel et François Dedieu : Répondre à cette question nécessite d’en formuler une autre : à quoi mesurera-t-on, une fois la pandémie terminée, le succès dans la gestion de cette crise ? A l’aune de quel indicateur ou ensemble d’indicateurs sera-t-on en mesure de comparer les pays entre eux et de déterminer lesquels ont le mieux agi ? Le nombre de morts du Covid ? Mais cet indicateur, outre qu’il repose sur des manières de compter très différentes d’un pays à l’autre, laisse de côté de multiples autres effets de la pandémie et plus encore des mesures de gestion de celle-ci, tant sur le plan économique et social, que sanitaire, psychologique et politique. La capacité à ralentir la circulation du virus, pour protéger les hôpitaux et donner le temps à la recherche de produire un vaccin ? Mais là aussi, cet indicateur, outre qu’il présuppose que les décisions gouvernementales produisent des effets sur la diffusion du virus, autrement dit qu’il existe un lien causal entre une mesure politique et le comportement du virus, laisse dans l’ombre de nombreuses autres conséquences associées à de telles mesures, à commencer par le retard pris dans le dépistage de nombreuses pathologies, à la fois plus graves et touchant des populations plus jeunes. 

En réalité, la gestion d’une crise, qu’elle soit sanitaire, environnementale, financière ou terroriste, se mesure d’abord à la capacité des autorités de suggérer qu’elles contrôlent la situation, autrement dit qu’elles fassent la démonstration de leur pouvoir en gérant une situation imprévisible et incertaine. En l’espèce, cette menace se présente sous la forme d’un virus dont de nombreux traits demeurent inconnus, même si l’on en sait aujourd’hui plus sur son comportement qu’au début de l’année. Faute de pouvoir agir directement sur ce virus, du moins en attendant de disposer d’un vaccin, la seule solution consiste à agir sur les comportements de la population. En cela, la situation n’est pas très différente d’une autre crise. C’est par la capacité à contrôler ces comportements, à les observer, les mesurer et les discipliner, que l’on espère lutter contre le virus. 

Certains pays semblent y être arrivés, souvent à l’aide de mesures plus ou moins autoritaires ou du moins très volontaristes : la Chine, bien évidemment, mais également la Corée du Sud et Taïwan, voire la Nouvelle-Zélande et l’Australie. D’autres pays ont fait confiance aux plans qu’ils avaient établis à l’avance, s’y sont tenus et ont pu s’appuyer sur la confiance qu’ils entretiennent avec la population (la confiance est ici une relation réciproque) : c’est le cas notamment de la Suède. Mais dans la plupart des autres pays, la gestion de cette crise s’est traduite par un plus ou moins haut degré d’improvisation. Improvisation dans laquelle il s’agissait d’abord pour les autorités de suggérer que tout était sous contrôle, soit que la menace n’était pas jugée très sérieuse (Brésil, Etats-Unis et Royaume-Uni au début), soit que ces autorités disposaient des moyens d’y faire face (l’ensemble des autres pays développés, pour faire simple). Mais faute de repères stables, ces pays se sont très vite mesurés les uns aux autres ou ont réagi aux critiques internes (comme au Royaume-Uni), imitant les mesures prises ailleurs tout en insistant sur le fait qu’ils s’y prenaient mieux que les autres. Car c’est bien de cela que souffrent encore la plupart des pays : des repères stables et plus encore fiables. La France n’a ainsi cessé de changer d’indicateurs tout au long de cette période : taux d’occupation des lits de réanimation, nombre d’hospitalisations, R0   , nombre de décès, nombre de cas, taux de positivité des tests de dépistage… A aucun moment les décisions ne se sont appuyées sur un indicateur clair et fixe. Comme elles ne s’appuyaient pas non plus sur une planification claire, il en est résulté des décisions difficiles à comprendre. On a le sentiment qu’en France par exemple, cette gestion erratique s’explique par le fait que les autorités cherchent à adapter sans cesse le dispositif de gestion de crise pour répondre aux critiques. On vient de le voir avec la décision du président de mettre sur pied un comité composé de citoyens pour gérer la future campagne de vaccination. C’est une réponse aux critiques sur l’absence de mise en discussion des choix. La situation n’est pas très différente dans la plupart des pays voisins. Le mimétisme permet aussi de légitimer de nombreuses décisions prises à défaut de pouvoir les justifier sur des bases plus solides. Un peu comme cette image des aveugles qui se tiennent par l’épaule et avancent en tâtonnant… 

Enfin, on a l’impression que le trait commun dans cette gestion de crise, est un rapport anthropologique d'un certain type à la mort. On le retrouve dans l’absence de débats sur les choix qui sont faits et qui ne sont pas remis en cause : « préserver la vie quoi qu’il en coûte », pour reprendre les mots du président. Mais de quelle vie parle-t-on ? Les morts du Covid ? Ou les futurs décès liés à la déprogrammation des hôpitaux, ceux liés à l’explosion de la pauvreté, ou encore à l’augmentation des dépressions et du stress chronique liée à cette situation ? Il n’y a pas de réponse simple, mais ce débat semble interdit, ce qui révèle une rationalité hygiéniste que l’on retrouve dans les Etats libéraux où la mort est vue non plus comme une fatalité, mais comme un accident, quelque chose que l’on peut éviter.

 

Comment caractériseriez-vous alors la manière dont la crise a été gérée en France sur un plan organisationnel ?

De nombreux pays ont fait le choix de ne pas s’appuyer sur les plans qu’ils avaient pourtant établis en prévision d’une crise comme celle-ci. De même qu’ils n’ont pas systématiquement fait appel aux organisations de gestion de crise. Les contre-exemples étant la Corée du Sud et la Suède, notamment. On a ainsi assisté à la constitution de nouvelles organisations, en particulier en vue de fournir une expertise scientifique aux décideurs. Mais également parfois d’organisations dédiées à la gestion de crise proprement dite. A ce titre, la France est probablement celle qui est allée le plus loin en la matière, avec une véritable inventivité qui se poursuit encore. On ne compte plus les structures ad hoc créées depuis le mois de février dernier : il faut notamment créer de nombreux comités pour coordonner ces nouvelles cellules comme par exemple le comité de liaison et de contrôle Covid-19 pour organiser les relations entre le parlement et la société civile.  

Cette inflation organisationnelle obéit au souci déjà pointé plus haut des pouvoirs publics de faire la démonstration de leur contrôle de la situation. Ces organisations sont d’abord là pour signaler une volonté d’agir. Puis, devant les difficultés rencontrées dans la gestion de la crise, pour rétablir un semblant d’ordre et de cohérence. Ainsi le conseil scientifique en France, ou les formes qu’il a pu prendre dans d’autres pays, se présente-t-il comme le lieu à partir duquel l’exécutif entend faire sens de la pandémie ; tout à la fois un lieu d’observations et de recommandations. Tandis que les nombreuses instances constituées pour coordonner la circulation d’informations et la décision traduisent-elles surtout une forme de désarroi de la part des autorités devant la situation éminemment complexe créée par la décision de confiner. Tout d’un coup, c’est l’ensemble de la vie économique et sociale du pays qu’il faut repenser, de l’organisation des écoles à la distribution alimentaire. Dans un pays comme la France, où l’Etat entend rester le maître de tout, cette préoccupation se traduit par une inflation organisationnelle absolument inédite. D’autres pays ont accordé plus d’autonomie ou de responsabilités à des organisations ou corps intermédiaires. L’un des débats les plus intéressants actuellement oppose précisément systèmes centralisés versus systèmes décentralisés. Vaut-il mieux avoir un lieu central qui coordonne ou au contraire convient-il de déléguer certaines missions ? La Corée du Sud sert d’exemple pour le premier cas, l’Allemagne pour le second. En réalité, cette discussion est très difficile à trancher, la littérature sur les crises ne parvient pas à se mettre d’accord sur ce point, car elle mêle des considérations au sujet de la pandémie proprement dite avec des considérations qui touchent aux effets des mesures de protection adoptées sur le plan économique et social.

Un autre débat, plus intéressant peut-être, oppose une vision qui tend à associer la gestion de crise exclusivement à l’État à une autre qui considère que cette gestion est l’affaire de la société dans son ensemble. Le cas français est à ce titre exemplaire : l’État revendique le monopole de cette gestion, alors qu’il n’en a pas les moyens. Et de fait, on observe de nombreuses formes de mobilisations, tant des organisations publiques que privées, tant dans le tissu associatif que dans des structures professionnelles. Plus l’Etat s’embolise à force de créer de nouvelles structures pour gérer les effets de la crise, plus nombreux sont les acteurs à devoir prendre en charge d’autres problèmes. Cette réalité est mieux reconnue dans d’autres pays. En France, cela prendra du temps.

 

Vous insistez sur l'importance de la coordination et de la coopération dans la gestion des crises, pour mettre l'accent sur la nécessité de bien comprendre leurs déterminants. Pourriez-vous éclairer un peu ce point ?

En situation de crise, la capacité à faire sens de la situation est décisive. Cela passe par la collecte d’informations mais aussi leur interprétation, si possible de manière partagée. Or, cette information n’est pas forcément accessible, elle peut changer rapidement et elle peut donner lieu à des interprétations multiples. Se coordonner nécessite donc de pouvoir accéder à ce sens partagé, chacun ayant une bonne compréhension du rôle des autres participants. Or, c’est bien souvent ce qui a manqué dans cette gestion de crise, la non activation des dispositifs prévus à cet effet puis la multiplication d’organisations nouvelles conduisant à un grand désordre et une difficulté pour les acteurs de comprendre où se prenaient les décisions, et partant où se pilotait la crise et sur quelles connaissances.

La coopération suppose, quant à elle, une interaction plus étroite. En période de crise, elle peut s’inscrire dans deux directions : d’abord comprendre les relations de pouvoir existantes en période routinière, et ensuite, et c’est souvent le cas, dépasser ces relations pour en instituer (provisoirement) d’autres. Sur le premier point, on peut d’abord s’interroger sur la concurrence (larvée) entre les différentes cellules de crises et ministères pour contrôler la crise. On observe le même phénomène dans les territoires entre les préfets et les ARS. Cette concurrence allonge les circuits de décisions, et crée de la confusion sur le partage des responsabilités. Cela explique le désordre qui règne parfois dans la prise de décision et pourquoi certaines cellules ont été activées aussi tard. C’est ce que nous avons observé au printemps dans les hôpitaux français, lorsqu’un ensemble de contraintes structurant les relations entre personnels ayant été levées, des formes inédites de coopération ont pu se nouer. Depuis, nous avons observé dans d’autres organisations publiques des phénomènes similaires, qui reposaient à chaque fois sur la mise entre parenthèses des contraintes pesant en temps normal sur les acteurs, conduisant ces derniers à développer des formes d’entraide pour régler les problèmes les plus urgents auxquels ils faisaient face. Cette forme de coopération constitue une clef dans la gestion de crise. Pourtant, du fait qu’elle s’inscrit souvent dans des relations informelles, elle tend à être oubliée ensuite dans les retours d’expérience. A sa place, on préfèrera lui substituer de nouvelles procédures pour une future crise, reposant à nouveau sur une vision appauvrie de ce qui fait la coopération. 

 

Peut-on apprendre à gérer les crises ? Que faudrait-il faire pour améliorer la situation selon vous ?

On peut apprendre à gérer les crises si l’on commence par étudier ce qui a marché et ce qui n’a pas marché. Autrement dit, en identifiant à la fois les conditions qui ont permis à la coopération de se nouer et à des décisions ayant atteint leur objectif d’être prises ; mais également en cherchant à comprendre les échecs ou les dysfonctionnements, non en les ramenant à des fautes individuelles, des défaillances techniques ou des lourdeurs bureaucratiques, mais du point de vue des acteurs et des relations de pouvoir dans lesquelles ils sont inscrits. 

Toutefois, comme nous l’indiquons dans le livre, cela suppose de sortir de la singularité de chaque crise et de considérer au contraire que les différentes crises que nous traversons, quelle que soit leur nature, présentent des traits communs et des récurrences. Ainsi en est-il de la non activation de certaines organisations prévues pourtant pour le type de circonstance rencontrée, et au contraire la création d’organisations ad hoc. Ou bien encore du peu d’attention souvent accordée à des signes précurseurs. Voire de l’incapacité à anticiper et se préparer à différentes éventualités, une fois la crise engagée. 

Nous défendons l’idée qu’il faut faire de l’histoire et de l’accumulation des cas un outil de gestion pour mieux se préparer aux prochaines crises. Il conviendrait également de professionnaliser les gestionnaires de crise, non pour en faire des experts en matière de plans, procédures et protocoles, mais au contraire les former à affronter des situations différentes mais dont ils savent qu’elles présentent des propriétés communes. Des professionnels qui ne tourneraient plus forcément tous les trois ans, au risque de perdre la mémoire de leur poste, mais au contraire qui développeraient des savoir-faire pour atteindre une meilleure coordination mais également une meilleure coopération entre l’ensemble des participants. 

Enfin, nous avons la conviction que nombre des savoirs nécessaires aux décideurs pour gérer des crises ne sont pas distincts de ceux dont ils auront besoin pour conduire des réformes, mener à bien un changement ou tout simplement gérer un problème public. Les savoirs dont ils ou elles manquent actuellement dans la gestion de crise sont également ceux qui leur manquent pour mener des réformes. A commencer par la question de la mise en œuvre de leurs décisions, qui demeure encore aujourd’hui le grand impensé de leur formation. On ne compte plus depuis le début de cette crise le nombre de décisions qui, n’ayant pas été précédées de la consultation de ceux qui seraient soit chargés de leur mise en œuvre, soit affectés par celle-ci, n’ont pu être appliquées, ont mis les services en grande difficulté ou ont suscité des controverses.