Pourquoi attachons nous du poids à telle ou telle idée ? La prolifération de discours parfois tout à fait délirants devrait inciter à réexaminer au fond les explications qu'on en donne.

Bertrand Labasse est professeur aux départements de français et de communication de l'université d'Ottawa. Ses recherches concernent notamment l'étude des déterminants cognitifs et sociaux de la production et de la réception des informations médiatiques, scientifiques et culturelles. Il vient de publier en français (L'université d'Ottawa est bilingue et Bertrand Labasse est franco-ontarien, pas québécois.) La valeur des informations. Ressorts et contraintes du marché des idées (Presses de l'université d'Ottawa, 2020), dans lequel il propose un modèle pour expliquer la valeur que nous attribuons aux contenus qui nous sont proposés, mobilisant à la fois la pertinence cognitive (l'effort et l'effet, qui s'étagent tous les deux entre différents niveaux, du plus spontané au plus élaboré) et la convenance sociale (la proscription et la prescription, selon un continuum qui va, cette fois, de l'implicite et de l'explicite jusqu'au formel). Au risque, parfaitement assumé, de se voir reprocher de marier ainsi des registres d'explication relevant de disciplines différentes.

L'instrument analytique qu'offre l'articulation des facteurs cognitifs et sociaux, pour apprécier leur niveau d'adéquation, permet non seulement, explique Bertrand Labasse, d'éclairer ce que les théories classiques de la communication médiatique et culturelle peuvent encore laisser dans l'ombre, mais aussi de disséquer les rouages qui caractérisent les discours populistes, parmi d'autres convulsions du marché discursif, et expliquent leur inquiétante efficacité   . Celui-ci a aimablement accepté de répondre à quelques questions pour présenter son livre pour nos lecteurs.

 

Nonfiction : Pourquoi un individu attache-t-il de la valeur à un discours ?

Bertrand Labasse : Pour le dire le plus sommairement possible, parce que cette personne en retire une satisfaction cognitive ou une gratification morale et idéalement les deux quoique, hélas, le plaisir hédonique et les valeurs sociales ne s’accordent pas si facilement. J’ai été récemment frappé par une scène de documentaire sur les expériences de Frans de Waal où l’on voyait un petit singe rejeter une friandise qui lui avait été attribuée de façon outrageusement inéquitable : à supposer que le lien de causalité soit celui qu’interprètent ces chercheurs, j’aimerais faire toujours preuve d’autant de fermeté que cette petite bête lorsque j’ai à choisir entre le plaisir immédiat d’un film d’action et la légitimité valorisante d’une rétrospective Bergman… 

 

Si l’on convient qu’il faut, pour en rendre compte, considérer à la fois la pertinence cognitive et la convenance sociale, sans chercher à réduire, l’une à l’autre, ces deux dimensions, comment celles-ci s’articulent-elles ? 

Cette distinction analytique ne recouvre évidemment pas des catégories mutuellement exclusives : on peut avec de l’habitude tirer un réel plaisir d’une œuvre exigeante, même si c’est forcément au prix d’un investissement cognitif important... suscité au départ par la valorisation sociale des pratiques culturelles légitimes. Les déterminants de la pertinence (l’effort et l’effet) et de la convenance (la prescription et la proscription sociale) parfois se combinent, plus souvent s’opposent, mais en tout cas cohabitent et interagissent toujours pour orienter les préférences des individus sociaux que nous sommes. C’est au fond un constat d’une grande banalité – chacun peut le faire en songeant à ses propres choix de consommation culturelle – mais, curieusement, cette dualité semble continuer à échapper aux traditions explicatives rivales qui n’envisagent ces préférences que comme le fruit de rouages psychologiques ou, l’inverse, de déterminants sociaux : si ces forces ne sont pas mutuellement exclusives, leur approche scientifique le demeure bien souvent.

 

Pour prendre un domaine précis, comment rendre compte par exemple dans un tel modèle de l’adhésion fortement ancrée des personnes à un ensemble de valeurs de droite ou de gauche ? 

Il va de soi que l’on ne saurait réduire les sensibilités politiques aux profits qui en résultent, puisqu’elles mettent en jeu des perceptions réellement différentes du juste rapport entre la société et les individus. Pour autant, chez les plus exaltés de leurs partisans, et proportionnellement à leur ferveur, les bénéfices sociocognitifs des positions radicales sont évidents. Sans parler d’intérêts personnels directs (ils peuvent jouer, comme l’illustrent les sénateurs républicains, mais ce n’est pas une généralité), l’avantage des convictions polarisées est double. D’un côté, le réconfortant sentiment d’appartenance à un groupe qui partage les mêmes valeurs et les renforce, de l’autre l’enviable économie d’effort cognitif que procurent les certitudes a priori face à la complexité du réel. D’autant qu’en termes de pertinence s’ajoute l’effet cognitif des échos de la lutte : la discutable métaphore qui associe le débat public à un « sport de combat » est éloquente si l’on songe que le sport n’est vraiment intéressant que lorsqu’on prend parti pour une équipe. Mais au moins, il a des règles…

 

Si on en vient maintenant à l’adhésion que rencontrent aujourd’hui des discours populistes, comment pourrait-on l'expliquer dans le cadre du modèle que vous proposez ? Et, si l’on fait le lien avec la question précédente, en quoi ce type d’adhésion diffère-t-il fondamentalement de l’adhésion aux valeurs ci-dessus ?

Même si cette étiquette est en partie déterminée par les propres convictions de celui qui l’appose, les discours qualifiés de populistes se signalent comme on le sait par leur violation ostensible des normes discursives usuelles de civilité et de plausibilité. Mais ces normes étant précisément celles de l’élite socioculturelle attaquée, les protestations offusquées de celle-ci demeurent assez vaines : face à un discours transgressif, elle a bien du mal à adapter le sien. D’autant plus de mal que le réconfort social que beaucoup éprouvent devant un tribun qui « pense comme eux » (sans songer que ce rapport puisse s’inverser) s’accompagne de la pertinence cognitive inégalable d’un propos à la fois simplificateur et spectaculaire, lequel réclame donc très peu d’effort mental en contrepartie du puissant effet qu’il produit.

Sur ce plan, les logiques sociocognitives dont profitent les populistes les plus éhontés présentent des différences de degré mais pas de nature avec celles dont bénéficient d’autres meneurs d’esprits dont ils sont la caricature grimaçante. Mais dans le cas des figures politiques « rebelles », la transgression passe surtout par les missiles médiatiques (les soundbites) qui visent à capter l’attention par l’outrance : bien des tribuns radicaux, jouant habilement sur deux tableaux, savent aussi écrire pour des publics moins larges des argumentations très articulées, voire franchement brillantes à défaut d’être incontestables en tout point. 

 

Plus largement, ce modèle pourrait alors également permettre de critiquer certaines formes de communication politique. Pourriez-vous éclairer un peu ce point ?

Mon travail de recherche aborde peu le domaine de la communication politique en tant que telle. Non seulement parce que je ne suis ni politologue ni même philosophe, mais aussi parce que dans un domaine où, comme le disait Keats, beaucoup sont « pleins d’intensité passionnée », mes propres convictions sont trop mitigées (à part sur la liberté d’expression, si malmenée en France et ailleurs…) pour que je les crédite d’une quelconque valeur sur la place publique. Ceci étant, comme on l’a évoqué plus haut, les ressorts sociocognitifs dont j’observe l’influence cruciale sur la production et la réception des discours culturels et médiatiques conditionnent tout aussi nettement le champ des discours politiques où, d’ailleurs, leur importance est tout aussi négligée. 

D’un point de vue cognitif, les assertions portées par la personnalité du tribun ou par les pulsions partagées sont fondamentalement avantagées par rapport aux arguments fondés en raison puisqu’elles réclament beaucoup moins d’effort et produisent un effet immédiat. Ceci n’a rien de nouveau : ces registres correspondent à peu près à l’ethos, au pathos et au logos de la rhétorique antique. Et les citoyens ne sont pas plus bêtes qu’avant, au contraire, même si les contenus dans lesquels ils piochent sont devenus beaucoup plus hétéroclites. En revanche, les élites socioculturelles, ébranlées par l’écume des messages en ligne, semblent souvent avoir une vision réductrice de ceux à qui elles s’adressent et se replier de ce fait sur les arguments d’autorité (« il faut, on ne doit pas ») et les jugements de valeur (« c’est bien, c’est mal »). Or c’est justement le terrain discursif où leur ancien magistère normatif s’est affaissé, et c’est justement celui où excellent ceux qui les vilipendent. 

Une vision des publics moins dichotomique et une perception moins sommaire des logiques d’appréciation des discours pourraient les aider à percevoir ce cercle vicieux en s’avisant que la majorité des citoyens est tout à fait capable, voire désireuse, de recevoir directement ou indirectement une argumentation fondée en raison et des explications justifiées par des faits. Celles-ci réclament plus d’efforts, c’est vrai, mais tout indique qu’elles produisent des effets qui leur sont propres lorsqu’on les développe sans condescendance. Évidemment, elles demandent aussi – outre de la sincérité… – beaucoup plus de travail discursif de la part de ceux qui les énoncent : il est plus confortable de maugréer contre la supposée futilité du public que de s’interroger sur sa propre responsabilité.

 

Vous montrez également comment ce modèle permet de questionner l’évolution du journalisme. Là encore, pourriez-vous en dire un mot ? 

Sur ce point, je pourrais vous dire pas mal de mots puisque j’ai notamment eu à une époque à diriger l’une des plus lourdes études de l’histoire de la presse (elle mobilisait la bagatelle de six millions de réponses provenant d’un échantillon de 30 000 personnes.). Mais pour rester ici aussi très schématique, le problème qu’affronte le journalisme est, comme les autres instances de la vie publique et culturelle, de préserver la valeur sociocognitive de son discours dans l’hyperconcurrence des locuteurs et des contenus. Avec deux différences sensibles. La première est la prédation impitoyable qu’ont exercée les grands acteurs d’internet sur les ressources publicitaires dont il aurait plus besoin que jamais. La seconde, qui m’impressionne d’autant plus, est la vigueur bien supérieure à celle d’autres secteurs discursifs traditionnels avec laquelle une partie de ses équipes éditoriales relève ce défi des deux côtés de l’Atlantique. Même si elles restent très fragiles, beaucoup de celles qui ne sont pas déjà épuisées et décimées ont, le dos au mur, rehaussé la valeur comparative de leur contenu en renforçant sa qualité, son accessibilité, son intérêt et bien sûr sa fiabilité. Non seulement pour une élite culturelle mais parfois pour de bien plus larges publics. 

Je suis un peu dépité de convenir que ces équipes n’ont pas eu besoin de jargon universitaire pour bien percevoir les facteurs sociocognifs en jeu, mais je m’en console en notant qu’au moins, elles confirment leur validité de belle manière. Quant aux autres, plus routinières ou moins bien encadrées, leur avenir est évidemment plus sombre : on peut accroître la valeur discursive de son contenu, ou au contraire choisir de réduire ses coûts et ses standards pour miser sur une information d’entrée de gamme, mais la voie intermédiaire s’annonçait déjà très périlleuse il y a vingt ans.

Par ailleurs, l’identité du journalisme en général semble depuis quelques années connaître un double mouvement face à la profusion des fournisseurs de contenus de toute nature : d’un côté ses formats et modalités ne cessent de se diversifier mais de l’autre il tend à se référer plus clairement qu’auparavant à un ensemble de principes qui le différencient des autres locuteurs. En somme, ses branches sont plus souples et nombreuses mais son tronc commun s’en trouve symboliquement renforcé : si cela se confirmait, ce ne serait pas une mauvaise façon de s’adapter à un univers en mutation sans pour autant s’y diluer trop.