Soixante-dix ans après sa mort, l’œuvre de George Orwell tombe dans le domaine public et monte au pinacle d’une édition en Pléiade.

« Toute littérature est politique, et toute politique est mensonge et propagande, dit et répète George Orwell de diverses manières tout au long de son œuvre. Ces articles de foi résument les combats de l’écrivain et donnent son sens à sa carrière. » C’est ainsi que Philippe Jaworski, le maître d’œuvre de cette Pléiade, commence sa préface, dans laquelle il insiste sur le talent de pamphlétaire d’Orwell, rendu célèbre par ses deux derniers romans, La Ferme des animaux (1945) et Mil neuf cent quatre-vingt-quatre (en toutes lettres, 1949), diptyque qui dénonce les totalitarismes et les complicités qu’ils trouvent chez les intellectuels, mais dont le succès a peut-être oblitéré le reste de son œuvre : reportages fondés sur des expériences vécues, romans, essais, articles de critique littéraire…

 

Le refus de l’oppression et de l’orthodoxie

Né dans l’Inde britannique en 1903, Eric Blair est le fils d’un fonctionnaire au département de l’Opium de l’Indian Civil Service, qu’il verra très peu avant sa retraite en 1912, car sa mère rentre en Angleterre dès 1904. Sous le pseudonyme de George Orwell, qu’il a choisi en 1932, il écrit avec Wigan Pier au bout du chemin, publié en 1937, une enquête sur la vie des mineurs et des chômeurs dans le Nord de l’Angleterre, où il explique, dans la deuxième partie, son attrait pour le socialisme en s’appuyant sur « un certain nombre d’éléments autobiographiques » : « Je suis né dans ce qu’on peut appeler la frange inférieure de la classe moyenne supérieure. » Grâce à une bourse, il suit les cours de l’école préparatoire St. Cyprian, laquelle lui donne accès à Eton, établissement d’enseignement secondaire privé (public school) fréquenté par l’élite, où Aldoux Huxley est son professeur de français. Il en sort en 1921, sans tenter d’entrer à Oxford. Il part en Birmanie, où il est commissaire adjoint dans la Police indienne impériale pendant cinq ans : « je me suis retrouvé à éprouver pour l’impérialisme que je servais une haine d’une violence qu’il me sera sans doute difficile de faire comprendre. Ce n’est pas quelque chose de pleinement intelligible quand on respire l’air libre de l’Angleterre. La haine de l’impérialisme exige qu’on en soit partie prenante. » Elle lui est venue de la « double oppression » qu’exerçaient les Anglais en Birmanie : « le voleur que nous mettions en prison ne se percevait pas comme un criminel justement châtié ; il se percevait comme la victime d’un conquérant étranger. […] L’expression de son visage, derrière les solides barreaux en teck du cachot […],  le signifiait clairement. Et je ne m’étais malheureusement pas entraîné à rester indifférent à un visage humain. » Ne peut-on pas voir là l’origine d’une des images les plus célèbres de Mil neuf cent quatre-vingt-quatre, quand, dans la troisième partie, O’Brien procède à la rééducation de Winston ? « Si vous voulez une image de l’avenir, imaginez une botte qui écrase indéfiniment un visage humain. » Même si la note indique qu’il s’agit peut-être là d’une référence au Talon de fer de Jack London, le lecteur des œuvres rassemblées dans cette Pléiade voit se constituer des métaphores obsédantes chez un écrivain qui écrit toujours à hauteur d’homme, et dont le style est avant tout la marque de sa sincérité. Dans son expérience personnelle du colonialisme, il trouvera la matière de son premier roman, En Birmanie, publié à New York en 1934, expurgé de tous les détails qui auraient pu donner lieu à des actions en justice.

 

 

« Le socialisme est synonyme de justice et de décence ordinaire »

Après sa démission de l’administration coloniale en 1927, il décide de mener volontairement, comme Jack London l’avait fait 25 ans auparavant, une existence de clochard dans les bas-fonds de Londres, puis se retrouve pour de bon « dans la dèche » à Paris, où il s’installe au printemps 1928 dans un hôtel miteux du quartier Mouffetard. En mars 1929, souffrant d’une pneumonie, il est soigné à l’hôpital Cochin, ce qui lui fournira la matière du récit intitulé « Comment meurent les pauvres » (1946). À l’automne, il est plongeur dans un hôtel-restaurant chic de la rue de Castiglione, expérience de la crasse et de l’exploitation qui fournira des pages saisissantes de son premier livre publié, Dans la dèche à Paris et à Londres (1932), qui paraîtra en français en 1935, sous le titre La Vache enragée, avec une préface de Panaït Istrati. Dans Wigan Pier au bout du chemin, qui s’appuie également sur le reportage et l’expérience, émerge la notion de « common decency », qui occupe une place centrale dans sa pensée politique. Sur ce point, la notice de Véronique Béghain est très éclairante, tout comme la préface déjà citée : « Le terme est essentiel dans l’idiome d’Orwell, et particulièrement difficile à traduire parce qu’il offre un large éventail de connotations et que l’auteur l’utilise dans des contextes variés. Decency, c’est ce qui est convenable, ce qu’il convient de faire ou de penser, mais aussi le sentiment du juste et de l’injuste, le sens de la dignité, protestation morale élémentaire partagée par tous, par chacun – par l’individu quelconque, l’homme du commun, the common man. On voit ce que common decency comporte de concret. Il y a là une force de résistance à l’intolérable, une vertu première capable de faire pièce à toutes les violences extérieures exercées contre l’intégrité et les croyances fondamentales de l’être social et pensant. On songe à Montaigne célébrant le “modelle commun et humain” ».

 

De la guerre d’Espagne à Mil neuf cent quatre-vingt-quatre

L’expérience de la guerre d’Espagne, telle qu’Orwell la raconte dans Hommage à la Catalogne (1938) et dans « Retour sur la guerre d’Espagne » (1943, 1953), sera également décisive pour lui. En tant que combattant du POUM (Parti ouvrier d’unification marxiste, antistalinien, regroupant anarchistes et trotskistes), il fera l’objet d’une véritable chasse à l’homme à Barcelone (après avoir reçu une balle dans la gorge sur le front d’Aragon). Comme le signale la notice, ce livre, qui « tient du Journal de guerre, du reportage politique et du roman policier […], est un témoignage de respect et de reconnaissance à ses camarades de combat, aux hommes aux côtés desquels il s’est engagé contre le fascisme, et [a] fait [...], en six mois, son éducation politique. » C’est là qu’il a découvert ce qu’il ne va cesser d’illustrer dans ses deux derniers romans : « Le langage politique – et à quelques variations près, c’est le cas pour tous les partis politiques, des conservateurs aux anarchistes – est conçu pour rendre les mensonges crédibles et le meurtre respectable, et pour donner une apparence de consistance à ce qui n’est que du vent » (« Politique et langage », 1946). « Les sept commandements » de « l’Animalisme » inscrits à la peinture blanche sur le mur goudronné dans le deuxième chapitre de La Ferme des animaux, « conte de fées » très critique sur l’URSS de Staline, se trouveront ainsi tous modifiés tout au long de cette allégorie saisissante. « TOUS LES ANIMAUX SONT ÉGAUX », disait le septième commandement ; il a suffi d’y ajouter : « MAIS CERTAINS ANIMAUX SONT PLUS ÉGAUX QUE D’AUTRES » pour qu’il devienne au dernier chapitre le « seul et unique Commandement ». Et la réflexion sur la langue est au cœur de Mil neuf cent quatre-vingt-quatre, où le Parti unique du Grand Frère (Big Brother) cherche à imposer le « néoparle » (newspeak), langue créée pour éradiquer toute pensée « hérétique ». La question de la traduction devient alors primordiale, et il faut saluer l’intelligence du travail mené par cette équipe qui ne propose ici que de nouvelles traductions et fournit un appareil critique d’une richesse réjouissante et très stimulante. L’analyse de l’influence de Jonathan Swift (le petit Eric Blair avait reçu les Voyages de Gulliver en cadeau à huit ans) et de Charles Dickens sur l’écriture de George Orwell est très éclairante. Il les rejoint dans la prestigieuse collection de La Pléiade.

Les livres tenaient une place essentielle dans sa vie, même si c’est sur le mode négatif qu’il en définit la valeur propre dans sa dystopie déguisée en farce tragique : « Les livres n’étaient qu’une marchandise dont il fallait assurer la production, comme la confiture ou les lacets de chaussures. » Winston Smith, qui s’apprête à « tenir un Journal », est sans doute « le dernier homme en Europe » (titre un moment envisagé pour le roman), mais aussi le dernier écrivain, selon la définition que donne Orwell de la littérature : « Exception faite de ses produits les plus médiocres, la littérature s’efforce de modifier le point de vue de ses contemporains en rapportant une expérience » (« La littérature empêchée », 1946). C’est toute une vie d’écriture que le lecteur tient entre ses mains : « Tout ce que j’ai écrit de sérieux depuis 1936, chaque ligne, l’a été, de façon directe ou indirecte, contre le totalitarisme et pour le socialisme démocratique tel que je le conçois. » Orwell accède à la reconnaissance de ses qualités d’écrivain, qui lui furent souvent contestées (par exemple par Milan Kundera dans Les Testaments trahis en 1993). Ce n’est que justice pour cet honnête homme du XXe siècle qui notait en 1946 : « Tous les écrivains sont vaniteux, égoïstes et paresseux, et, au plus profond de ce qui les motive, gît un mystère. Écrire un livre est un combat affreux et épuisant, pareil à celui qu’on livre contre une longue et douloureuse maladie. Jamais on ne se lancerait dans une entreprise pareille si l’on n’y était poussé par quelque démon auquel il est impossible de résister ou de comprendre quoi que ce soit » (« Pourquoi j’écris », 1946).