Rescapé des geôles franquistes, le scénariste Pepe Galvez s’associe au dessinateur Alfonso Lopez pour relater le destin exceptionnel de Miguel Nuñez González.

Le 12 novembre 2008, Miguel Nuñez González quittait définitivement le monde des vivants pour entrer dans les mémoires. Cet homme, sans doute inconnu du grand public français, n’a pas vécu une vie, mais bel et bien mille vies. Un destin hors du commun pour ce militant espagnol qui avait la solidarité et l’amour de la République chevillés au corps. À l’heure où la faucheuse lui donnait un dernier rendez-vous, vaincu par un emphysème pulmonaire, il murmurait à bout de forces : « Je me sens entouré de vie, d’amour… et il nous reste tant de villes et personnes à connaître… et tant de batailles à livrer. J’ai le désir de mille vies de plus ».

Cet homme a été incarcéré au total dix-sept années dans les geôles franquistes. Volontaire à seize ans pour défendre la République, il est, à dix-neuf ans, l’un des plus jeunes commissaires politiques de l’armée républicaine. Après des décennies de lutte et de vie clandestine, il est élu député communiste lors des premières élections démocratiques, en 1978. Un mandat exemplaire. Un seul lui suffit. Il craint de finir « bureaucrate ». Puis il se consacra, jusqu’à l’épuisement de ses dernières forces, à la solidarité internationale – en particulier avec le Nicaragua – et à la transmission de la mémoire des luttes antifranquistes. Initialement publié dans un livre qui alterne textes et bande dessinée, l’adaptation de la vie de Miguel Nuñez par Pepe Gálvez et Alfonso López   remporta le prix national de la culture en Catalogne en 2011. La réédition par les Éditions Otium est une nouvelle édition augmentée de 38 planches inédites et intégralement en bande dessinée.

Un récit en première personne : quand les auteurs s’effacent derrière la voix du héros

Un premier trait marque l’originalité de ce récit. En effet, les auteurs s’effacent derrière le personnage de Miguel Nuñez pour lui octroyer la place qu’il mérite dans l’Histoire de l’Espagne, mais aussi dans celle de la solidarité internationale. La bande dessinée fonctionne comme la narration des mémoires du vieil homme qui souhaite léguer son vécu, son témoignage à la postérité et à la portée de tous : un enseignement empli d’humanité et d’exemplarité. Gálvez et López deviennent des passeurs de mémoire mettant leur art au service de cette transmission. Le récit devient un objet hybride, une biographie, au sens traditionnel, mais en réalité une autobiographie portée par les souvenirs de Miguel, une autobiographie synesthésique dans laquelle les souffrances ressenties dans sa chair par le militant espagnol sont partagées, lorsque l’espoir qui ne l’a jamais quitté devient celui des lecteurs et enfin, quand les mots de papier semblent prendre corps et volume comme si la voix de Miguel Nuñez résonnait dans nos oreilles.

Seules les onze dernières planches abandonnent ce schéma narratif où les auteurs reprennent la plume pour raconter les dernières années de vie du héros. Les toutes dernières planches sont davantage oniriques et se muent en un dernier hommage à l’homme que fut Miguel Nuñez. Les auteurs ont marché dans les pas du républicain et invitent désormais les lecteurs à marcher avec eux dans la représentation de cette mémoire si tristement nécessaire, mais tout aussi inspirante à l’heure où notre monde vacille et semble avoir plus que jamais besoin des élans de solidarité.

Une histoire individuelle qui rencontre l’Histoire de l’Espagne du XXe siècle

Au-delà de la simple narration de la vie de Miguel Nuñez, Mille vies de plus est une formidable entrée dans les heures sombres de l’Espagne. En effet, parce qu’il ne pouvait en être autrement tant le parcours du militant qui devint député marche à l’unisson avec l’Histoire. Il fut témoin et acteur de tous les grands événements de la péninsule depuis l’avènement de la Seconde République le 14 avril 1931 jusqu’à la mort du général Franco (20 novembre 1975) et au retour de la démocratie. Il a connu la lutte armée pendant la guerre civile espagnole (1936-1939), la détention et les tortures, la clandestinité, le militantisme, l’exercice du pouvoir en tant que député et la tentative de putsch du lieutenant-colonel Tejero en 1981, mais sa vie ne s’est pas limitée à l’Espagne.

Il a été de tous les combats, et les anecdotes racontées constituent un excellent point de départ pour donner l’envie d’en savoir encore plus. Nous ne pouvons affirmer que telle était l’intention des auteurs, mais cet album témoigne une nouvelle fois que la bande dessinée peut être un fantastique « miroir du monde » comme se plaisait à le dire Francis Lacassin. Lorsque la bande dessinée, l’Histoire et un héros en chair et en os se rencontrent de la sorte, un souffle épique se dégage du récit et les cases, bulles et autres bandes deviennent les locomotives du savoir grâce au savant mélange du texte et du dessin. En outre, l’édition très soignée met grandement en valeur le dessin d’Alfonso López.

La magie du blanc intericonique et le dynamisme de la planche

Du point de vue graphique, le dessin d’Alfonso López est précis, fin et très réussi grâce notamment à l’usage d’un noir et blanc captivant. Les variations dans l’économie de la planche où disparaissent parfois les blancs intericoniques pour mieux servir le rythme du récit, accentuent la dynamique de la bande dessinée qui devient ainsi signifiante et, en quelque sorte, une métaphore de la vie de Miguel Nuñez dans laquelle alternent les moments de frénésie, de tortures, d’enfermement et d’action. Le trait de López évolue également en fonction des scènes représentées et dialogue avec d’autres arts, comme la caricature lorsque les personnages sont animalisés ou déformés afin de montrer leur cruauté et la violence de la répression franquiste.

Mais le dessin peut également être rempli de douceur et de poésie lorsque l’âme de Miguel se scinde en un petit prince ébauché et un crocodile émouvant afin qu’il puisse enfin quitter cette enveloppe charnelle qui l’a porté tout au long de ses batailles.

Enfin, des notes en images, un glossaire et une bibliographie clôturent la bande dessinée soulignant la rigueur et le sérieux du récit et confirment bel et bien que cet album est une invite à approfondir nos connaissances sur les temps tumultueux de l’Espagne. En définitive, un très bel album qui saura trouver la place qu’il mérite dans les bibliothèques.