L'impuissance politique alimente le discrédit, lui-même recyclé au moyen de cet amplificateur que constituent les réseaux sociaux par ces « bouffons » au pouvoir que sont les Trump, Bolsonaro et cie.

Christian Salmon vient de publier La tyrannie des bouffons. Sur le pouvoir grotesque (Les Liens qui Libèrent, 2020). Il y analyse la communication de ces hommes politiques grotesques, qui ont pris le pouvoir, dans la dernière période, dans un nombre toujours plus important de pays, tous assistés de conseils en communication qui ne jurent plus que par les réseaux sociaux, pour en expliquer les tenants et les aboutissants. Christian Salmon a aimablement accepté de répondre à quelques questions pour présenter son livre pour nos lecteurs.

Ce livre boucle un cycle de quatre enquêtes, et autant de livres, consacrées aux mutations de la condition politique depuis les années 1990 et à la façon dont les hommes politique et leurs communicants ont cherché à lutter contre le discrédit de leur parole, à savoir, tour à tour, par l'art de la mise en scène et le storytelling, qui s'est rapidement transformé, sous la pression des médias, en exhibition de soi, avant d'opter pour une communication faisant la part belle au clash (L'Ere du clash, Fayard 2019) et, pour finir, dans la parodie de soi, qui est le sujet de ce livre.

Resterait à comprendre comment on pourrait se prémunir contre la situation effrayante que représenterait une généralisation de cette forme de tyrannie, que décrit l'auteur, aux pays qui lui résistent encore, non sans avoir, parfois, commencé d'en adopter certains des traits.

 

Nonfiction : Nulle part, le souverain n’est plus en situation d’exercer la souveraineté, expliquez-vous. La globalisation, la financiarisation et l’explosion des réseaux sociaux ont porté une atteinte irrémédiable à celle-ci. Il est vu désormais, à la fois, comme incapable, inexistant, et illégitime. Et l’épidémie de coronavirus est en passe d’achever ce processus...

Christian Salmon : La crise de souveraineté des Etats s’accompagne depuis 30 ans d’une surexposition médiatique amplifiée par l’apparition dans les années 1990 des chaînes d’info en continu et l’explosion d’Internet et des réseaux sociaux. La condition politique telle que nous l’avons connue depuis deux siècles touche à sa fin. L’homo politicus est encore adossé à l’Etat, mais la souveraineté de l’Etat fuit de partout. La mondialisation l’a privé de ses pouvoirs et de ses attributs. En réponse aux questions qui se multiplient (terrorisme et mobilisation antiterroriste, catastrophe climatique, crise migratoire, crise du modèle de la souveraineté étatique, révolution numérique et apparition de nouveaux acteurs non étatiques avec les GAFA) le souverain apparaît impuissant, en mal de souveraineté.

La Covid-19 ne s’est pas attaquée seulement au corps de millions d’individus dans le monde, mais au corps social tout entier qu’elle a désorganisé, déstabilisé dans ses fonctions essentielles de protection, d’alerte, de secours. La souveraineté des Etats, déjà mise à mal par la révolution néolibérale, la mondialisation, la crise financière de 2008, l’apparition de pouvoirs transnationaux qui se jouent des frontières, s’est avérée incapable de résister dans le cadre national à la première pandémie mondiale qui a révélé la tragique insuffisance des structures hospitalières, la défaillance des stocks de masques, de tests. Conséquence de cette impuissance à faire face à la pandémie, le discours politique s’est trouvé frappé de soupçon, sa crédibilité mise à mal. Au cours des semaines, la pandémie a provoqué des volte-face dans l’évaluation des risques, l’appréciation de la gravité de la crise sanitaire, les moyens de combattre le virus. Aucune autorité légitime n’a été épargnée, ni les gouvernements ni les institutions en charge de la santé publique, ni les épidémiologistes, ni les experts médiatiques qui spéculent sur l’évolution de la pandémie comme des commentateurs boursiers sur le cours du Down Jones.

Toutes les sources d’énonciation sont aujourd’hui viciées, ce qui ne les empêche évidemment pas de proliférer. Les contradictions entre les différences instances (politiques, médiatiques, épidémiologiques, médicales…) ont encouragé la pensée complotiste et une spirale du discrédit s’est emparée des réseaux sociaux. La Covid-19 s’est révélée un virus incapacitant qui a désorienté les gouvernements et aggravé tous les maux de cette société, en affaiblissant notre capacité à les nommer et à les analyser. Crise de « coronarration ». Plus les discours se multiplient, plus ils apparaissent ambigus, contradictoires. Inflation narrative qui va de pair avec la dévaluation du langage comme l’inflation monétaire ruine la crédibilité de la monnaie. Le théoricien de la guerre Carl von Clauzevitz a forgé l’expression « brouillard de guerre » pour désigner le climat d’incertitudes qui prévaut pendant les guerres. Il est possible que ce soit la seule chose à emprunter à la rhétorique guerrière qui a fait florès face à la crise du coronavirus. Nous sommes immergés dans un brouillard de pandémie.

 

La dernière tentative, car il y en a eu d'autres, de la part des gouvernants et de leurs communicants de s'opposer à cette décomposition de la figure du souverain, expliquez-vous, est celle où l’homme politique revêt les habits du bouffon, tentant ainsi de recharger sa légitimité à la seule source encore disponible, celle du discrédit qui noie partout la politique, et tire tout le parti possible du micro-ciblage de l’électorat et de l’amplification des discours de haine et de désinformation que favorisent les réseaux sociaux...

La pandémie a mis à nu une nouvelle forme de gouvernance paradoxale qui accompagne et aggrave la décomposition politique en cours, ce que j’appelle le pouvoir grotesque ou la tyrannie des bouffons : Donald Trump aux Etats-Unis, Jair Bolsonaro au Brésil, Boris Johnson en Grande-Bretagne, Matteo Salvini et Beppe Grillo en Italie, Narendra Modi en Inde, Volodymyr Zelensky qui se définit lui-même comme clown à la tête de l’Ukraine, Viktor Orban en Hongrie ou Jimmy Morales au Guatemala. La crise du coronavirus met en lumière à l’échelle de la planète cette tyrannie des bouffons qui repose sur le ressentiment des foules et réveille les vieux démons sexistes, racistes, antisémites. Le pouvoir grotesque incarne une nouvelle forme de pouvoir qui assure son emprise non pas par la rationalité, la tradition ou le charisme cher à Max Weber, mais par l’irrationalité, la transgression, la bouffonnerie.

Sous la double détermination du discrédit et des réseaux sociaux, Trump est l’incarnation d’un paradoxe terminal des sociétés démocratiques : le pouvoir grotesque assoit sa légitimité non pas sur le crédit qu’inspire la personnalité politique ou son programme et que consacre l’élection, mais sur le discrédit qui frappe le système politique. C’est pourquoi pendant quatre ans loin d’endosser les habits présidentiels comme le lui demandaient ses conseillers, il n’a cessé d’alimenter ce discrédit, de faire campagne jusqu’à enjamber sa propre défaite aux élections du 3 novembre. Dans une démocratie hyper connectée l'attention prime sur l'élection. Deux semaines après le 3 novembre, Trump continue à porter la flamme du discrédit. Il est le héros des Olympiades du soupçon. Le mandat est terminé mais le show must go on. La tyrannie des bouffons affiche pleinement sa nature tyrannique. A la date où j’écris ces lignes (19 novembre) Trump et son avocat Giuliani disent vouloir bloquer en justice la certification des dépouillements pour que les législatures locales républicaines désignent des grands électeurs qui ne soient pas liés au vote populaire. Une sorte d’auto golpe d’un type nouveau, un coup d’état conduit par le président « non elect » mais encore en fonction.

 

Vous incriminez fortement les réseaux sociaux. Quels rôles jouent-ils selon vous dans cette mutation ? Que doit-on craindre de leur possible « perfectionnement » ?

L’ancien mentor de Marc Zuckerberg, Roger McNamee le dit de façon imagée : « Le nombre d'utilisateurs mensuel de Facebook est à peu près égal au nombre de chrétiens dans le monde. Google a autant de fidèles que l'islam. ». Facebook, Amazon sont de plus en plus des super monopoles. Leur part du marché qu'ils exploitent est littéralement à la même échelle que Standard Oil il y a plus de cent ans.

Alors que la technologie Internet s'est répandue dans le monde entier, le nombre de personnes en ligne est monté en flèche, passant d'environ 10 millions de personnes en ligne en 1995 à près de trois milliards et demi de personnes aujourd'hui, soit environ la moitié de la population mondiale. Aux États-Unis, le taux de croissance a été particulièrement frappant, passant de seulement 14% des Américains en ligne en 1995 à près de 90% aujourd'hui, soit un total de plus de 280 millions d'américains en tout. Nous dépensons maintenant, en moyenne, environ six heures par jour en ligne, accédant régulièrement à Internet via nos téléphones intelligents, tablettes, ordinateurs et téléviseurs intelligents, nous immergeant dans une prolifération époustouflante de contenu numérique et en générant nous-mêmes de plus en plus.

La révolution numérique a généré ces monopoles qui centralisent et revendent les big data, ces milliards de milliards de données que nous laissons sur Internet sous forme de traces numériques. Si ces monopoles se sont transformés en vecteurs de radicalisation politique comme on a pu le voir depuis les campagnes du Brexit en 2016 au Royaume-Uni et de Trump aux Etats-Unis, ce n’est pas le fait du hasard ni d’une mauvaise utilisation de ces plateformes qu’il suffirait de corriger à la marge. C’est leur business model qui est en cause. La recherche interne de Facebook a révélé que ses propres recommandations représentent 64% des inscriptions à des groupes Facebook axés sur des sujets extrémistes. L'explosion et l'influence des groupes extrémistes sur Facebook par exemple ne sont pas un accident ; ils sont le résultat de choix conscients. Les discours de haine et la désinformation sont le carburant qui maximise les revenus de ces plateformes. Elles prospèrent sur la division et la haine. Plus le contenu est extrême, plus les utilisateurs le partagent. Les algorithmes amplifient le phénomène.

Pendant la crise du coronavirus, les plateformes comme Facebook, YouTube, Instagram, and Twitter ont amplifié les théories complotistes qui ont paralysé la réponse à la crise sanitaire. Leur influence est énorme. Mais ce n’est pas tout. La génération de textes basée sur l'Intelligence artificielle aggrave encore le risque créé par les big data et les algorithmes. Robert W. McChesney cofondateur de l’organisation Free Press qui milite pour la réforme des médias évoque la rencontre de deux phénomènes : la génération de textes basée sur l'intelligence artificielle et les chatbots sur les réseaux sociaux. « Combinez ces deux tendances et vous avez la recette du bavardage non humain qui peut submerger le discours politique réel. Bientôt, l'Intelligence artificielle pourra permettre d’écrire des lettres personnalisées aux journaux et aux élus, soumettre des commentaires individuels aux processus d'élaboration des lois et débattre intelligemment des questions politiques sur les médias sociaux. » Selon Robert W. McChesney, ils pourront commenter les publications sur les réseaux sociaux, les sites d'actualités et ailleurs, créant des personnages persistants qui semblent réels. Ces « personnes » générées par ordinateur étoufferont les discussions humaines réelles sur Internet.