L'Unesco a classé en 2012 le bassin minier au patrimoine mondial de l'humanité. Huit ans plus tard, Camille Mortelette revient sur les enjeux et les impacts de cette décision.

Camille Mortelette* revient sur les actions de valorisation et de protection du patrimoine français, en partant de l’exemple du bassin minier du Nord-Pas-de-Calais. En effet, les anciennes régions industrielles, d’abord pensées dans le cadre d’un territoire support des systèmes productifs, sont davantage envisagées comme des territoires ressources. Les sites miniers, longtemps perçus comme le symbole d’espaces en perte d’attractivité, revêtent désormais une fonction économique, touristique, mais aussi mémorielle.

 

Nonfiction.fr : En 2012, le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais a été classé au patrimoine mondial de l’Unesco. Quelles sont les grandes étapes de cette patrimonialisation ?

Camille Mortelette : La reconnaissance Unesco a été un véritable événement dans le bassin minier et elle est depuis célébrée chaque année pendant deux semaines de festivités. La patrimonialisation de l’héritage minier est un processus qui remonte aux années 1970, au moment où la fin de l’exploitation du charbon est devenue une certitude. Il serait difficile de donner une date précise mais plusieurs actions patrimoniales, venant d’une diversité d’acteurs, ont marqué le début de ce processus. On peut penser à la création du Centre historique minier de Lewarde, décidé par les Houillères en 1973 et soutenu dans les années 1980 par le Conseil régional. Citons également la campagne d’inventaire de la DRAC en 1990, puis l’inscription de nombreux bâtiments miniers aux Monuments historiques à partir de 1992. Le processus s’est étendu et renforcé au début des années 2000 pour appuyer le dossier de candidature Unesco. Enfin, il faut évoquer la création de l’association "Bassin minier uni" en 2003, qui a porté le projet d’inscription jusqu’en 2012. Plus proche de nous, les terrils de la Chaîne des terrils ont été classés au titre de la loi paysage en 2016.

Ce processus de patrimonialisation dans le bassin minier est particulièrement intéressant car il est loin d’être uniforme. Les dates évoquées et les décisions associées montrent qu’il est d’abord institutionnel et descendant, et que les critères esthétiques ont été essentiels à l’heure de choisir ce qui allait être sauvé (ainsi, les demeures patronales ont été inscrites bien avant l’habitat des mineurs), mais dans le même temps, de petits musées des mines ont été créés par d’anciens mineurs pour préserver la mémoire d’un métier et de techniques. De même, à partir de la candidature Unesco, la définition du patrimoine minier s’est considérablement élargie, en incluant notamment de nombreux marqueurs d’un patrimoine du quotidien (comme certaines maisons minières, des écoles, des dispensaires ou des salles des fêtes). En outre, malgré une dynamique toujours très descendante, un effort considérable a été mené pour associer les habitants à la démarche. La patrimonialisation est donc bien un processus non linéaire et qui dépend beaucoup de l’évolution des représentations et de l’identification collective de ce qui fait (ou non) héritage commun.

 

Dans les années 1990, les autorités souhaitaient faire disparaître les traces de ce passé industriel associées à une image négative rappelant la pollution, la dégradation et la crise. La reconversion l’a finalement emporté sur la destruction. Comment ces sites ont-ils été reconvertis ?

Il y a eu, en effet, plusieurs phases qu’il ne faut pas concevoir comme se succédant parfaitement les unes aux autres. Au contraire, les chevauchements dans les pratiques ont été nombreux, et les idéologies (ou les sensibilités) dont elles sont issues tiennent beaucoup de la personnalité des maires ou de leur vision politique du territoire (ou l’absence de cette dernière). Par exemple, le maire d’une commune A peut très bien vouloir reconvertir une friche en parc d’activités parce qu’il s’agit pour lui d’une opportunité foncière, et il le fait sans même penser un instant garder les anciens bâtiments associés à des outils de travail désormais obsolètes. Dans un même intervalle de temps, le maire d’une commune B peut réfléchir à la manière de conserver et mettre en valeur un site minier en lui donnant une fonction nouvelle parce que, pour lui, il témoigne d’une époque, de valeurs spécifiques, et qu’il convient de les garder pour léguer une histoire, une mémoire, des valeurs aux habitants du territoire. Ces deux raisonnements qui appartiennent à des logiques opposées peuvent cependant se comprendre facilement, même si aujourd’hui le raisonnement du maire de la commune B est le plus communément partagé.

Pour répondre plus directement à la question maintenant, les décisions de reconversion ont donc été diverses, en fonction de plusieurs facteurs comme la nature du site, le moment où son activité a été arrêtée, ou encore la date de sa création, puisqu’un site des années 1930 en brique a été jugé à l’époque plus représentatif, plus authentique, qu’un site des années 1960 en tôle et en béton.

Il faut également prendre en considération les politiques nationales fortement incitatives. La politique des « pôles de conversion » lancée au milieu des années 1980 a considérablement joué sur le devenir des sites miniers. Les politiques de requalification des sites miniers, qui prennent également en compte les dimensions culturelles et sociales du territoire, ont été beaucoup plus tardives (à l’exception de l’ouverture du CHM Lewarde en 1984, de l’installation de Culture Commune sur le site du 11/19 à Loos-en-Gohelle en 1989, et de l’ouverture de Loisnord en 1996 à Noeux-les-Mines – le fameux terril où il est possible de skier). Cette reconversion de sites miniers par la culture doit beaucoup à quatre acteurs majeurs : la Région d’abord qui l’a encouragée, la Mission Bassin Minier (créée en 2000) et la DRAC, qui ont apporté une expertise technique et réflexive primordiale, les intercommunalités, enfin, en tant que gestionnaires et porteurs de l’intérêt communautaire.

 

Nonfiction.fr : Dans vos travaux, vous expliquez que ce processus de patrimonialisation a surtout été descendant et institutionnel. Comment les habitants ont-ils vécu cette mise en avant de leur patrimoine et cela leur a-t-il permis de se réconcilier avec leur passé ?

Comme je le disais plus haut, il y a eu des mobilisations habitantes et associatives pour la sauvegarde de l’héritage minier, soit en créant des musées de la mine, soit en préservant certaines traditions comme la colombophilie, l’harmonie, ou les cultures communautaires des différentes populations qui se sont mélangées dans ce territoire. Mais, en considérant à quel point le territoire a été façonné par l’industrie extractrice, à quel point elle a marqué socialement et culturellement la population, le processus de patrimonialisation apparaît, en effet, en majeur partie institutionnel et descendant sans que cette affirmation remette en question l’engagement et l’attachement des passionnés et la ferveur des défenseurs de ce patrimoine.

Ce que mon enquête de terrain montre, c’est que la reconnaissance Unesco est à peu de choses près unanimement perçue comme positive par la population. Pour reprendre des termes entendus, c’est l’occasion de parler autrement du territoire, de montrer qu’il a toujours de la valeur, que le travail des aînés est reconnu. Cette question de la reconnaissance est capitale dans les territoires post-miniers. La littérature scientifique en géographie et en sociologie a montré que les habitants de ces territoires expérimentent régulièrement des sentiments mélangés face à l’héritage minier, entre acceptation et rejet, honte et fierté, à cause d’un passé économique glorifié mais qui n’existe plus. Les marqueurs spatiaux de la mine, ou plus largement de l’industrie, peuvent alors être vus comme la dernière trace tangible de ce passé, mais aussi des rappels quotidiens que ce passé n’est plus. La question de la réconciliation est intimement liée à celle de la reconnaissance.

Pourtant mon enquête montre aussi que les représentations de l’héritage minier sont bien plus diverses que les dichotomies précédemment évoquées et que le désintérêt et le manque de curiosité ou d’appétence pour ces objets du passé en tant que tels, mais aussi pour ce qu’ils représentent, font partie des subjectivités à prendre en compte et qu’elles sont largement représentées. Il faut alors également réussir à faire un pas de côté et envisager ces questions de réconciliation pour ce qu’elles sont également : des outils de communication politique visant à légitimer des projets patrimoniaux qui ont besoin d’une adhésion populaire pour voir le jour.

 

L’année 2012 a également été marquée par l’ouverture du Louvre à Lens. La région parvient-elle à changer son image aux échelles nationale et européenne ?

En 2013, le New York Times plaçait la ville de Lens à la 26e place des 46 destinations touristiques de l’année grâce à l’ouverture du Louvre Lens. À partir de 2014, la marque de territoire "Autour du Louvre-Lens" - pour laquelle la prévisionniste de modes Lidewij Edelkoort a conçu plusieurs carnets d’inspiration et l’univers graphique - a signé le début d’une stratégie de communication et de rayonnement territorial construite avec méthode et ambition. Cette marque a également pour objet de construire une destination touristique dans le Bassin minier, en accompagnant les professionnels locaux de l’hébergement et de la restauration par exemple, ou en positionnant le Bassin minier en bonne place dans les différents salons du tourisme.

Sans lien avec la reconversion culturelle et la patrimonialisation, on peut également penser à l’Euro 2016 dont certains matchs se sont déroulés à Lens et ont contribué à « internationaliser » la ville. Tous ces projets et événements consolident le rôle de marques ou de labels que le Louvre Lens et l’Unesco jouent pour la réputation du territoire. Néanmoins, il faudra probablement plusieurs années de travail pour renverser totalement l’image toujours négative associée au bassin minier. C’est le cas pour de nombreux territoires post-industriels qui gardent pendant longtemps une image répulsive de pays noir. On peut penser à la ville de Saint-Étienne qui fait encore l’objet de représentations négatives, on l’a vu dans un article du Monde en 2016 par exemple, malgré un travail de reconversion et de reconstruction de son image amorcé depuis plus longtemps.

Enfin, je pense qu’il faut également regarder de près l’action peut-être plus discrète de certains acteurs locaux qui œuvrent à l’évolution des regards. En effet, de nombreux voyages d’études ont lieu dans le bassin minier et cela concerne autant des collectivités territoriales françaises que leurs équivalents à l’étranger. Ces voyages d’études ont lieu notamment grâce à l’action de l’association Euralens, qui est également l’artisan de la tenue en mai 2019 de l’Atelier Projet urbain, grande messe annuelle des urbanistes et architectes français. Les rencontres Unesco organisées par la Mission Bassin Minier jouent également ce rôle de communication et de démonstration de l’évolution du territoire. En revanche, il faut remarquer qu’à l’exception de Jean-François Caron, le maire EELV de Loos-en-Gohelle qui investit médiatiquement beaucoup l’espace, ces dynamiques de changement d’image sont essentiellement portées par les techniciens et les experts locaux. Je crois que toutes ces démonstrations d’un soft power de l’action publique contribuent à changer l’image du territoire au sein d’une bulle plus ou moins large d’experts à différentes échelles.

 

Huit ans après la reconnaissance de l’Unesco, peut-on faire un bilan quantitatif et qualitatif de la patrimonialisation du bassin minier ?

Tout à fait, même s’il ne faudrait pas que ce bilan fige le bassin minier dans une situation qui continue d’évoluer. Sur le plan quantitatif, on observe que malgré l’appellation « paysage culturel évolutif vivant », qui pourrait laisser penser que tout le territoire est concerné par la reconnaissance Unesco, il y a 353 biens inscrits comme patrimoine mondial, ce qui représente environ 25 % du patrimoine total. Ces biens inscrits fonctionnent souvent comme des « ensembles » à partir du couple fosse d’extraction et cités minières associées, et c’est ce qui a donné sa force et sa cohérence à la candidature.

Cependant, l’inscription Unesco ne garantit pas la création de nouveaux fonds ou une sanctuarisation budgétaire des collectivités pour préserver cet héritage. Ce paradoxe inquiète d’ailleurs la Mission bassin minier qui alerte régulièrement sur l’état parfois avancé de détérioration de certains biens inscrits et le manque de mesures mise en place pour assurer leur conservation.

À l’inverse, un enjeu pourrait également être l’extension du périmètre des biens inscrits afin d’assurer une cohérence d’un site à l’autre. Sur le plan qualitatif, ma réponse pourrait être bien longue car une multitude d’acteurs sont concernés. La Mission bassin minier a pour enjeu principal de gérer le bien inscrit et de le préserver dans son intégrité et son authenticité. Cela passe par sa prise en compte dans les documents de planification, la mise en valeur du paysage, l'attention à la qualité des projets de reconversion ou de rénovation des cités minières. La Mission doit également s’assurer de la valorisation et de la transmission de cet héritage grâce à des actions de médiations auprès des habitants ou en s’assurant du développement touristique du territoire. On le voit, son action concerne à la fois des élus locaux, des techniciens, des habitants et des touristes qui ont des attentes bien différentes et des enjeux qui leur sont propres. Aussi ce sont toutes ces dimensions qu’il faut prendre en considération pour espérer faire un bilan de cette patrimonialisation. Cela vaut bien une deuxième thèse !

 

Voyez-vous, en France ou ailleurs dans le monde, des sites ayant connu la même évolution que le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais ? Pourrait-il devenir un modèle permettant à des territoires en difficulté de se reconvertir ?

Avant de parler du bassin minier comme d’un modèle, il faut d’abord rappeler qu’il a eu plusieurs grands frères ou grandes sœurs. L’arrivée du Louvre à Lens a bien sûr convoqué l’image du Guggenheim à Bilbao dans les discours politiques et médiatiques, et si le musée basque a bien fait partie des références explicites, il n’a pas été le seul. Des études ont été menées à l’initiative de la sous-préfecture de Lens sur d’autres cas jugés comparables comme l’Emscher Park dans la Ruhr, en Allemagne, la Tate Gallery de Liverpool et le Mucem de Marseille. Tous ces projets ont pour particularité d’avoir été des projets à dimension culturelle mais portant une ambition de régénération urbaine et paysagère. Le jeu des références urbaines et de l’observation de ce qu’on appelle les « bonnes pratiques » est bien ancré dans les méthodes de l’action publique.

Et huit ans après le Louvre et l’inscription Unesco, c’est ce qui pousse d’autres territoires (post)miniers ou postindustriels à regarder attentivement ce qui se fait dans le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais. J’ai par exemple une amie doctorante en sociologie, Hanane Idihia, qui termine sa thèse sur le bassin minier et qui est actuellement en mission au Maroc pour élaborer le récit de référence de la mémoire immatérielle du bassin minier de Jereda, dans le but de constituer le parcours muséographique culturel d’un futur musée de la mine. Elle m’a récemment appris que la fosse Arenberg de Wallers, qui est aujourd’hui un pôle d’excellence en images et médias numériques, est la référence de l’élu local qui aimerait beaucoup développer un projet du même type dans sa ville. La question est maintenant de savoir si ce projet est un « bon » modèle pour le contexte marocain et les populations locales, ou en tout cas un modèle transposable.

Dans le cas du bassin minier, malgré certaines réussites pour le secteur de l’image à l’échelle de la Région, ce n’est pas forcément un projet qui bénéficie directement aux habitants, il y a de fortes chances pour que ça ne soit pas non plus le cas dans d’autres territoires aux caractéristiques communes.

 

Pour aller plus loin, quelques lectures en accès libre :

DAVIET Sylvie, « L’évolution du concept de reconversion : de la substitution d’activité au redéveloppement des territoires », in Territoires européens du charbon : Des origines aux reconversions [en ligne]. Aix-en-Provence : Presses universitaires de Provence, 2006 (généré le 19 novembre 2020). Disponible sur Internet : http://books.openedition.org/pup/6288

DEL BIONDO Lucas, EDELBLUTTE Simon, « Le paysage des anciennes villes-usines européennes : un nouveau patrimoine entre négation, alibi, reconnaissance et complexité des jeux d’acteurs », Annales de géographie, 2016/5 (N° 711), p. 466-489. URL : https://www.cairn-int.info/revue-annales-de-geographie-2016-5-page-466.htm

FAGNONI Edith, « Amnéville, de la cité industrielle à la cité touristique : quel devenir pour les territoires urbains en déprise ? », Mondes en développement, 2004/1 (no 125), p. 51-66. URL : https://www.cairn-int.info/revue-mondes-en-developpement-2004-1-page-51.htm

MÉLIN Hélène, « La mobilisation patrimoniale dans le bassin minier Nord – Pas-de-Calais, entre construction symbolique et développement local. Réflexion sur la temporalité et le patrimoine », in Habiter le patrimoine : Enjeux, approches, vécu [en ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2005 (généré le 19 novembre 2020). Disponible sur Internet : http://books.openedition.org/pur/2295

MORTELETTE Camille, « La patrimonialisation de l’héritage minier dans le Nord-Pas-de-Calais : un outil efficace de réconciliation de la population locale avec son passé ? », Les Cahiers de la recherche architecturale urbaine et paysagère [En ligne], 7 | 2020, mis en ligne le 30 juin 2020, consulté le 19 novembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/craup/3828

MORTELETTE Camille, « Reconversion d’anciens sites miniers en lieux culturels. Enjeux territoriaux et appropriation dans le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais ». Thèse de géographie soutenue le 4 décembre 2019, Université d’Artois. Direction : Bernard Reitel. Co-direction : Jérôme Lageiste. En ligne : https://hal.archives-ouvertes.fr/tel-02478106

PRIGENT Lionel, « L'inscription au patrimoine mondial de l'Unesco, les promesses d'un label ? », Revue internationale et stratégique, 2013/2 (n° 90), p. 127-135. URL : https://www.cairn-int.info/revue-internationale-et-strategique-2013-2-page-127.htm

 

* L’interviewée : Docteure en géographie depuis 2019 et chercheuse associée à l’unité de recherche Discontinuités de l’université d’Artois, Camille Mortelette travaille sur les questions de reconversion par la culture et les industries créatives des territoires dits « de marge », depuis 2011 (et plus particulièrement les territoires post-miniers depuis 2012). Sa thèse, initiée en 2013, met en regard les choix de reconversion par la culture de l’action publique locale dans le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais et l’appropriation habitante, à travers quatre anciens sites miniers accueillant un équipement culturel (Culture Commune sur la base 11/19 de Loos-en-Gohelle, le Louvre Lens sur la fosse 9, le Métaphone sur le site du 9/9bis de Oignies et Creative Mine sur la fosse Arenberg de Wallers). La question de la patrimonialisation Unesco du bassin minier et son analyse par les notions d’identité et de représentation est un des axes majeurs des réflexions menées dans ce travail de thèse.