Neurobiologiste et philosophe, Georges Chapouthier invite l’homme à dompter sa violence en réveillant en lui sa nature et ses émotions animales, plus douces.

Dans ce nouvel ouvrage, Georges Chapouthier, neurobiologiste et philosophe, dont on sait l’intérêt pour les questions touchant au statut des animaux, se propose de sauver l’homme de sa violence en l’invitant à retrouver en lui sa nature et ses émotions animales. Rendre l’homme plus humain en réveillant en lui le meilleur de l’animal, tel est l’étonnant pari de l’auteur.

Avant d’indiquer les grandes lignes de son argumentation, il convient de rappeler les engagements théoriques, de nature à éclairer le présent propos, défendus dans ses (nombreux) précédents ouvrages. La culture, comme fait intrinsèquement historique, fait partie de la biologie de l’espèce humaine. Elle en constitue même un des traits majeurs. L’homme est le résultat d’évolutions successives dont les traits physiques et psychiques portent la marque biologique caractéristique de la complexité : dans L’Homme, ce singe en mosaïque (2001), G. Chapouthier montrait que son cerveau et sa pensée complexes se sont néanmoins construits sur les mêmes bases que le reste du monde vivant. Il serait donc déraisonnable de déduire, du fait que seul l’homme dispose d’une pensée abstraite, qu’il existerait une coupure radicale entre humanité et animalité   . C’est donc sur la base de ce continuisme qu’il faut, pour l’auteur, comprendre la différence anthropologique : si l’être humain semble être seul capable de rationaliser la morale, cette différence n’exclut pas que nous puissions puiser dans l’animalité les fondements d’une éthique nouvelle.

 

Mosaïques de l’intelligence animale

Il s’agit dès lors, dans un premier temps, de rappeler les nombreux exemples attestant, dans les comportements animaux, de l’existence d’ébauches de presque tous les traits humains culturels. C’est l’objet d’un chapitre 2 (« Figures de l’intelligence animale »), aussi informé que de lecture aisée, dans lequel l’auteur analyse les maniements d’outils, les communications et les langages, les normes morales et les choix esthétiques. Si G. Chapouthier admet l’extrême simplicité des outils utilisés par les animaux au regard des nôtres, il souligne, en remarquant que nos ancêtres préhistoriques se contentaient de tailler des silex, la possibilité de l’accumulation des connaissances au cours de l’histoire. Mais si la complexification cérébrale permise par le maniement d’outils est incontestable, les sociétés animales sont-elles capables de produire un mode d’organisation du savoir très particulier, la science, lequel fournit la structure nécessaire à cette accumulation ?

Il ne serait pas non plus raisonnable de nier la richesse des communications animales, dont l’exploration est régulièrement source de surprises   . Surprises apportées également par la mise en évidence, par l’équipe d’Etienne Danchin à Toulouse   , de la transmission d’un trait culturel chez les drosophiles (contrairement à l’intuition commune, qui la réserve aux mammifères et aux oiseaux). Cet étonnant résultat, s’il montre bien une transmission comportementale, a néanmoins l’inconvénient de se fonder sur une définition minimale du concept de culture.

De même, selon la définition que l’on donnera du langage, il est possible d’en trouver des traces chez les grands singes. Et, là encore, G. Chapouthier, tout en concédant le rôle des humains dans l’enseignement des langages aux animaux, relativise la différence : « Elle n’est pas aussi importante qu’il y paraît, car, dans la nature, l’être humain lui-même, s’il n’est pas soumis à l’apprentissage du langage par des congénères n’apprend pas non plus à parler »   . Certes, sauf que, d’une part, l’exposition au langage chez les grands singes ne vient pas de leurs congénères, et que, d’autre part (surtout), l’enfant est capable de générer un nombre infini de phrases sans pourtant les avoir apprises.

Mais, redisons-le, les connaissances mobilisées par l’auteur, qu’il s’agisse de l’examen de la mémoire ou de la proximité de certaines espèces avec la nôtre, sont impressionnantes par leur nombre et leur qualité et, à l’évidence, méritent examen. Examen particulièrement nécessaire, s’agissant du problème de la conscience et, dès lors, de celui de la souffrance, dont on sait qu’il sert de fondement moral à l’hypothèse continuiste. G. Chapouthier rappelle les termes de l’importante déclaration de Cambridge (7 juillet 2012), parrainée par Stephen Hawking, qui rapproche, dans de nombreux domaines, notamment la conscience, pensée animale et pensée humaine. Il convient, bien entendu, de distinguer conscience d’accès (sur ce point, le débat est clos : de nombreuses espèces animales la possèdent : un chien, par exemple, sait qu’il faut éviter certains endroits) et conscience de soi (ou conscience phénoménale).

Dans l’examen de possibles occurrences de cette dernière dans certaines espèces, l’auteur adopte une position ferme : « Il faut s’abstenir d’un point de vue postcartésien attardé (nous soulignons) qui voudrait que seul l’homme ait conscience de lui-même »   . Mais, là encore, on peut ne pas réserver à l’humain la conscience de soi et, en même temps, admettre une différence radicale : sur ce point, nous renvoyons le lecteur aux travaux de Francis Wollf et à son usage de la notion de plis de conscience, laquelle désigne la superposition de différents niveaux de conscience en relation les uns avec les autres : conscience phénoménale brute, conscience intentionnelle de premier ordre (croyances et désirs), conscience de deuxième ordre (jugements et volitions), conscience de troisième ordre (savoirs et valeurs), enfin conscience humaine universelle : la science (ou le monde vu de nulle part) et l’éthique (ou le monde vu de toutes parts)   . Il est infiniment improbable que l’on puisse reconnaître chez quelque animal que ce soit cette conscience « plissée ».

 

Vers une nouvelle éthique ?

L’éthique, dans l’optique discontinuiste que nous adoptons, est spécifique de l’humanité. Pourtant, G. Chapouthier considère qu’elle est présente dans les espèces qui se préoccupent de protéger les jeunes. Mais il fournit lui-même l’argument pour douter que le même terme (l’éthique) puisse s’appliquer indifféremment à l’homme et à l’animal : « Il existe de nombreuses racines animales (ou “naturelles”) de la morale humaine, même si, bien sûr, l’homme, du fait de ses aptitudes au langage, transforme ensuite la morale à sa manière, en faisant des systèmes discursifs »   . On peut évidemment discuter de la radicalité de cette transformation. Mais l’animal non humain paraît bien incapable d’articuler, comme nous le faisons, la syntaxe et la sémantique.

Si l’attention conjointe, soit la capacité de détecter les intentions de l’autre, c’est-à-dire d’accéder à des états mentaux qui ne sont pas les miens, semble être possédée par d’autres espèces de primates (même si les grands singes paraissent, contrairement aux humains, très généralement incapables d’attribuer de fausses croyances à leurs congénères), ce qui, en revanche, nous caractérise est notre motivation à partager nos états mentaux, à faire part de nos désirs et de nos croyances. D’ailleurs, citant Frans de Waal parlant des chimpanzés, G. Chapouthier reconnaît sans détour qu’il est difficile de « croire qu’ils se livrent à des calculs et mettent en balance leurs intérêts propres avec ceux de leurs parents ou qu’ils élaborent des notions comme le plus grand bien de la société »   . Et que nous ne soyons pas assez nombreux à le faire, comme l’auteur le note non sans raison, compte assez peu par rapport au fait que nous en soyons capables.

L’ultime argument de G. Chapouthier en faveur de la proximité de l’animal humain et d’autres animaux se réfère à l’existence d’un mode de construction similaire, « en mosaïque », lequel vaudrait non seulement pour l’anatomie mais aussi pour l’intelligence. Ce modèle, développé, comme mentionné plus haut, dans un ouvrage antérieur, est incontestablement heuristique. De surcroît, il entre en congruence avec le projet de G. Chapouthier puisqu’il implique une complexité croissante, c’est-à-dire sans solution de continuité. Si l’homme est bien un animal particulier, il est néanmoins soumis à un même mode de construction (hypothèse parfaitement conforme aux enseignements de la théorie de l’évolution). Mais la similarité ici soulignée ne nous semble pas de nature à nier la radicalité de la différence anthropologique.

Ces désaccords théoriques, dont il ne faut pas minimiser l’importance (il est probable que nos interprétations des mêmes données soient fortement déterminées par ceux-ci), ne doivent pas conduire à examiner avec suspicion la thèse majeure de G. Chapouthier : si l’on souhaite comprendre ce qu’est l’être humain, « remarquable sur les plans scientifique et intellectuel, mais désastreux sur le plan moral »   , il convient de retrouver le meilleur de son animalité. C’est par le canal de l’hémisphère droit du cerveau, le « grand oublié de l’éducation occidentale »   , au sein duquel la morale trouve son origine, que nous pouvons espérer développer l’empathie.

La position de G. Chapouthier n’est pas irénique : il ne s’agit pas de décrire le monde animal comme un paradis. Mais, au sein de ce monde violent, des processus opposés à la lutte pour la vie sont présents, en particulier chez les espèces les plus “cérébralisées”, comme les mammifères et les oiseaux. Et c’est « dans ce cadre d’une possible empathie entre les animaux que se situe la recherche d’un développement des aptitudes émotionnelles chez l’être humain »   . Retrouver ses racines animales est donc le réquisit pour bâtir une nouvelle éthique.

Le projet est ambitieux, mais il se fonde sur une caractéristique humaine essentielle : l’extrême plasticité cérébrale. On sait, grâce aux progrès des techniques d’imagerie, que le cerveau adulte connaît des changements massifs : d’une part, de nouvelles cellules nerveuses sont générées dans l’hippocampe et, d’autre part, de nouvelles connexions peuvent apparaître (et d’autres disparaître). On observe également une plasticité intermodale qui explique la réorganisation du schéma de câblage du cerveau (des régions du cerveau initialement utilisées pour la vision peuvent être réaffectées à l’audition).

L’hypothèse selon laquelle il serait envisageable de redonner toute son importance à la vie émotionnelle est donc fondée sur des acquis scientifiques solides. Or l’émotion a été mise au second plan par la domination de la pensée analytique, celle du langage et des mathématiques, impérativement nécessaire pour que l’homme, « nu et fragile »   , triomphe de la nature hostile. Cette domination a été encore accrue, selon l’auteur, par l’éducation occidentale. Il est temps désormais de « remettre la morale sur ses deux jambes »   . Cette perspective implique que la compassion pour les humains s’accompagne d’une compassion pour les animaux : c’est dans ces conditions que l’humanité pourrait bien être sauvée par l’animal qu’elle porte en elle.

Plaidoyer vibrant, écrit d’une plume aussi légère qu’incisive, d’un homme qui allie l’érudition du savant et la curiosité de l’honnête homme, cet ouvrage permet au lecteur de bonne foi de faire sereinement l’inventaire de ses désaccords et, par là-même, de s’enrichir considérablement.

 

A lire également sur Nonfiction :

Alasdair MacIntyre, L'homme, cet animal rationnel dépendant et Anne Le Goff, L'animal humain, par Olivier Fressard