Le forum "Le rendez-vous des européens" organisé par le secrétariat d’État aux affaires européennes qui s’est tenu à Lille le 7 mai 2008 avait pour thème principal les valeurs. Les deux séances plénières ont permis aux intervenants - Michel Rocard, Martin Hirsch, Lili Gruber et Bronislaw Geremek pour la première ; Anne-Marie Lizin, Xavier Darcos, Philippe Starck, Rama Yade et Gottfried Langenstein pour la seconde - de débattre sur les valeurs qui nous unissent et sur l’avenir de l’Union.  


On en revient toujours là. Toujours les mêmes questions : qu’avons-nous en commun ? Pourquoi unir les européens ? Aujourd’hui, 9 mai, nous fêtons l’anniversaire de la déclaration de Robert Schuman, dans le salon de l’horloge du quai d’Orsay en 1950. À l’époque, la raison était simple : faire la paix. Simple ne veut d’ailleurs pas dire facile. L’opposition était beaucoup plus forte à l’époque qu’aujourd’hui mais pour des raisons différentes. Les débats à l’Assemblée faisaient rage - certains protagonistes recevant même des menaces de mort - contre cette nouvelle entité qui devait vendre la France à l’Allemagne, ennemi juré encore quelques années plus tôt. Aujourd’hui, moins d’oppositions, plus de questions. La paix est une valeur importante, qui continue à transcender la construction européenne mais qui est loin de suffire à la cohésion et qui ne permet pas une adhésion franche de l’opinion publique. Alors, aujourd’hui, en 2008, qu’est ce qui fait notre identité et quelles valeurs devons-nous défendre ?

Sur les valeurs, tout le monde s’accorde plus ou moins. Comme Bronislaw Geremek pour qui, en plus de la paix, les trois points fondamentaux qui unissent l’Europe sont la liberté, l’État de droit et la solidarité. Certains en ajoutent d’autres : les droits de l’Homme ou l’égalité hommes/femmes, la lutte contre les discriminations au sens large. Ces valeurs sont largement partagées en Europe. "Nous devons défendre nos valeurs, notamment face à la Russie" lance Gottfried Langenstein, président d’Arte. Volonté également exprimée par Anne-Marie Lizin, sénatrice belge. L’idée faisait l’unanimité : nous ne devons pas capituler devant la pression d’un monde de plus en plus dur, de moins en moins tourné vers les autres. Ce qui fait débat est la manière de les défendre à l’extérieur : s’opposer frontalement et de façon un peu arrogante ou exercer une pression plus subtile au risque de passer pour des opportunistes. Le débat sur le Tibet et la Chine a bien entendu refait parler de lui.

Ici deux remarques intéressantes sont encore venues de Gottfried Langenstein et d’Anne-Marie Lizin. Le premier nous racontait l’histoire d’un jeune chinois très international (naissance à Hong Kong, études à New York…) qui lui faisait remarquer que l’Occident a beau jeu de dénoncer l’occupation du Tibet par la Chine alors même que les exactions des occidentaux en Asie furent monnaie courante. L’occupation du Tibet s’est d’ailleurs faite aussi par les Anglais. Et nous n’avons pas jugé bon de demander pardon. La sénatrice belge, avec le fort esprit universaliste de la Wallonie, a fait remarquer que l’Europe doit, d’abord, être du côté de ceux qui défendent la démocratie en Chine. Ce qu’il a manqué dans ce débat est sûrement une plus grande attention au besoin criant d’unité de l’Union. Rien ne sert d’avoir de belles valeurs et de discuter pendant des heures sur la manière de les défendre si au bout du compte, les États membres ne sont pas unis pour les porter haut et fort. Et, en Europe, c’est bien sur ce sujet que les ministres et d’autres ont du mal à disserter. Les diplomaties continuent encore et toujours à se mettre d’abord en avant au lieu de chercher le consensus. Une culture diplomatique commune manque encore à l’Europe. Le haut représentant de la politique étrangère, prévu dans le Traité de Lisbonne, sera membre du Conseil de l’U.E. mais aussi de la Commission et il aura donc une place centrale. Pas sûr que cela suffise pour faire oublier les mauvaises habitudes des États membres. Après presque dix ans de services à la tête de la politique étrangère de l’Union, Javier Solana est encore largement inconnu du grand public.

L’autre idée fondamentale est l’identité de l’Europe, ce qui fait notre spécificité. André Comte-Sponville, interrogé par vidéo, donnait sa version des sources de l’Europe : la construction européenne serait l’héritière de l’empire romain et nos sources culturelles seraient une synthèse du judéo-christianisme et du monde grec. Sur l’héritage de l’empire romain, Bronislaw Geremek est en désaccord total. Pour lui, la source de l’Union européenne est à chercher dans les humanismes qu’ils soient religieux ou laïques. L’Europe se serait construite sur les ruines de l’empire romain et pas à partir de lui. Les valeurs européennes proviendraient davantage des lumières.

L’analyse du héros de Solidarnosc est intéressante mais elle oublie un peu vite la thèse d’Edgar Morin. Dans son livre Penser l’Europe (Gallimard, 1987), il invalide en partie ce point de vue. L’Europe est bien judéo-christiano-gréco-latine et elle a produit à partir de cela l’humanisme, la rationalité, la démocratie… mais, précise Edgar Morin, toutes ses valeurs ont aussi leurs contraires dans la culture européenne. Ce qui caractérise beaucoup plus l’identité européenne est ce qu’il appelle "le tourbillon culturel". La culture européenne est fondamentalement polycentrique et les humanistes de la Renaissance vivaient en cosmopolites : "Erasme mène sa vie entre Pays-Bas, France, Angleterre, Bale…". "Descartes travaille en France et en Hollande, puis meurt en Suède". Ce qui fait l’identité européenne est à chercher dans la dialogique culturelle. Le christianisme, par exemple, intègre les apports de la pensée aristotélicienne, retourne aux lettres anciennes, se reporte au droit romain. C’est ce tourbillon culturel, ce tout et son contraire qui définit la culture européenne plus que les traditionnelles références à des valeurs qui ne sont pas toujours spécifiques à la culture européenne.


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Crédit photo : JaHoVil / Flickr.com