Pour réformer le néolibéralisme, il faut repenser l'économie et la débarrasser de la croyance en l'efficacité des marchés.

David Cayla, maître de conférences en économie à l’université d’Angers et membre des Economistes atterrés, s’était fait remarquer avec son ouvrage précédent, L’économie du Réel (De Boeck Supérieur, 2018), où il examinait en détail la question de l’efficacité des marchés. Il y revient cette fois en partant des liens entre Populisme et néolibéralisme (De Boeck Supérieur, 2020) pour interroger la manière dont il conviendrait de reformer le second pour éloigner, ou sinon civiliser, le premier. Il a aimablement accepté de répondre à quelques questions pour présenter son livre pour nos lecteurs.

Devant l’aggravation des fractures sociales, exacerbées dans les crises, le néolibéralisme fait l’objet de critiques de plus en plus fortes. Au plan économique, mais également au plan politique, où il est désigné comme le principal responsable de la montée des populismes et des risques qui en découlent pour la démocratie. Chercher à réduire ces fractures apparaît ainsi comme indispensable, même si cela ouvre un débat sur l’ampleur des réformes à réaliser. Mais encore faut-il se poser la question de la manière de procéder pour y parvenir.

 

Nonfiction : Vous distinguez dans le livre deux options. La première n’entend pas remettre en cause le fait que le marché constitue le meilleur moyen d’allouer les ressources, mais sa capacité à transformer la société serait alors fortement réduite. La seconde, qui s’appuie sur le fait que l’efficacité des marchés ne peut pas être considérée comme un fait scientifique (même si cette affirmation est celle qui caractérise le mieux le néolibéralisme), conduit à réexaminer les rôles respectifs des Etats et du marché dans la régulation des activités économiques, mais doit aussi donner à voir et à comprendre comment cette régulation pourrait s’organiser. Seriez-vous d’accord, tout d’abord, avec cette manière de résumer votre propos ? 

David Cayla : Je pense que vous avez parfaitement résumé la conclusion du livre. En effet, la question qui s’ouvre aujourd’hui n’est pas de savoir si les politiques néolibérales vont ou non se poursuivre, mais de savoir jusqu’à quel point elles vont s’infléchir. Le néolibéralisme de Milton Friedman et Friedrich Hayek est derrière nous. Il n’y aura pas de retour aux politiques des années 1980. L’État va devoir retrouver un rôle important dans l’économie car il doit traiter d’urgence les profonds déséquilibres laissés par la gestion néolibérale. Il faut corriger les inégalités de toutes sortes qui n’ont cessé de se creuser, réparer les institutions sociales qui ont été endommagées par le management concurrentiel des politiques économiques et revoir en profondeur la dynamique de la mondialisation.

Pour faire cela, deux voies s’ouvrent à nous. La première c’est, comme vous l’avez résumé, de préserver le rôle central des marchés dans le système économique en leur ajoutant une régulation politique ex post. C’est ce que j’appelle la stratégie de réparation du néolibéralisme. Un néolibéralisme 2.0, on pourrait dire, qui tienne davantage compte des besoins sociaux et de la soutenabilité environnementale de la dynamique capitaliste. S’engager dans cette voie nécessiterait de renforcer les institutions non marchandes dans la santé ou l’éducation, de revenir à une fiscalité plus progressive telle que la propose Thomas Piketty, ou d’instaurer d’une mondialisation amendée qui limiterait les pratiques de concurrence déloyale en ajoutant des règles sociales, fiscales et écologiques aux règles actuelles du commerce international. C’est notamment ce que suggère l’économiste Dani Rodrik qui souhaite mettre un terme à ce qu’il appelle « l’hyper-mondialisation » au profit d’une mondialisation plus apaisée.

La seconde voie consisterait à reconnaître les limites du marché dans la régulation économique, tant sur le plan de l’efficacité que sur celui de son acceptabilité sociale. On pourrait alors imaginer organiser un véritable système d’économie mixte dans lequel le pouvoir de régulation des institutions politiques serait réaffirmé et surplomberait les principes de régulation des marchés.

 

Pourriez-vous expliquer à quelles limitations se heurte, selon vous, cette première option ?

Le problème de la stratégie du néolibéralisme 2.0, c’est qu’elle risque de poser des difficultés de cohérence et de mise en œuvre. Sur la cohérence d’abord, comment reconnaître, d’une part, l’efficacité des marchés tout en s’engageant, d’autre part, à en modifier les effets ? Il y a là un sérieux problème logique qui peut se transformer en véritable problème politique. En effet, toute intervention dans l’équilibre marchand suscite forcément des gagnants et des perdants et pourra potentiellement être considérée comme injuste et inappropriée. Prenons le cas de la fiscalité. Quelle est la légitimité d’une politique de redistribution si l’on admet au préalable que les marchés sont efficaces et que chacun a reçu sa « juste part » ? Et même si on admet qu’il est légitime de redistribuer, jusqu’à quel niveau cette redistribution doit-elle aller ? Quel est le « bon » niveau de taxation ? A partir de quel moment celle-ci « dénature » le fonctionnement des marchés ?

Le néolibéralisme traditionnel proposait une réponse claire à cette question : « toute intervention de l’État se traduit forcément par une sous-optimalité économique globale », disait-on. Aussi, on en concluait qu’il fallait éviter au maximum les perturbations de l’ordre économique et que, si celles-ci s’avéraient inévitables, alors il fallait avoir conscience de leur coût. Ainsi, un néolibéral de gauche assumait de sacrifier un peu d’efficacité au profit d’un peu de justice, alors qu’un néolibéral de droite estimait que la justice émanait d’abord du marché et non des décisions politiques.

Avec le néolibéralisme 2.0, on dit : « il faut voir l’efficacité à l’échelle globale, tenir compte des problématiques sociales et des impératifs écologiques, ajuster les marchés sans les remettre en cause ». Evidemment, une telle doctrine risque d’être assez vite considérée comme un ensemble de vœux pieux et va se heurter à des écueils bien réels. Par exemple, interdire le dumping fiscal, social et écologique que les pays les moins avancés utilisent pour se développer et s’insérer dans la mondialisation, c’est très bien pour les pays développés. Mais que va-t-on proposer à ces pays comme stratégie alternative de développement ? Notons que l’Union européenne se trouve exactement dans ce type de problèmes insolubles. Lutter contre la concurrence fiscale de l’Irlande doit-il conduire à l’effondrement de l’économie irlandaise ? Interdire aux camionneurs roumains de concurrencer les transporteurs français ne va-t-il pas poser un grave problème social à la Roumanie ? Bref, le néolibéralisme 2.0 c’est très bien d’en parler dans un colloque universitaire et dans une note de la fondation Jean Jaurès, mais cela sera très difficile à mettre en œuvre dans la pratique et finira nécessairement par basculer soit dans le néolibéralisme traditionnel, soit dans une remise en cause bien plus profonde du système actuel.

 

Comment conviendrait-il alors d’organiser la régulation qu’appellerait la seconde option. Quels seraient les outils à déployer, par exemple, pour définir les domaines qui seraient soustraits au marché ou pour allouer les ressources sans recourir à celui-ci ? Et comment conviendrait-il d’aborder les relations extérieures ?

J’ai du mal à croire qu’un nouveau néolibéralisme pourra durablement succéder à l’ancien. En réalité, il faudrait revoir tous nos schémas de pensée en profondeur et revenir en particulier sur l’idée de l’efficacité des marchés. De fait, de nombreuses études empiriques soulèvent les failles théoriques du modèle sur lequel repose la pensée néolibérale. En particulier, on ne retrouve pas d’opposition entre efficacité et justice. Dans mon livre, je montre comment l’OCDE elle-même a fini par admettre que, parmi ses pays membres, on constatait une relation inverse entre le niveau des inégalités de richesse et la croissance. Le problème est que, une fois le constat posé, aucun argument théorique ne parvient de manière convaincante à expliquer cette relation. Ou plutôt, pour l’expliquer il faudrait remettre en cause la « loi de l’offre », c’est-à-dire la loi qui postule que plus un comportement est rémunérateur, plus il sera adopté. Or, questionner la loi de l’offre revient à faire exploser le modèle que les économistes utilisent pour appréhender les marchés. Dès lors, ces derniers préfèrent admettre la contradiction plutôt que revenir sur leurs fondamentaux.

Reprenons le fond de la question. Si le modèle par lequel les économistes appréhendent les marchés est faux, alors on ne peut plus dire que les marchés sont efficaces et qu’ils allouent naturellement les ressources économiques de manière optimale. D’ailleurs, on ne peut presque plus rien dire de certain sur les marchés. Il faut donc commencer par réécrire tous les manuels. Mais il faut aussi reconsidérer entièrement le rôle du politique dans l’économie. Celui-ci ne doit plus simplement s’assurer que les marchés fonctionnent bien en contrôlant la concurrence, en garantissant la stabilité monétaire et en préservant l’ordre social. Il faut aussi qu’il se donne la possibilité d’intervenir directement dans le système d’allocation des ressources, de réduire éventuellement la place des marchés dans l’économie, d’inventer d’autres mécanismes de régulation organisés autour de principes extérieurs à la logique marchande.

Plusieurs choses sont envisageables. D’abord, on peut décider de soustraire une partie de l’économie à la logique marchande. On a vu pendant la crise du Covid comment tout un ensemble de produits médicaux étaient soudainement devenus inaccessibles, parce que produits en Asie et soumis à la concurrence des acheteurs. On peut aussi s’interroger sur la pénurie chronique de logements dans certaines villes qui pousse les loyers à la hausse, sur la question de l’autosuffisance alimentaire, sur l’importance des services publics, etc. En somme, si on admet que les marchés en concurrence peuvent dysfonctionner alors même que toutes les conditions théoriques sont réunies pour qu’ils soient parfaits, alors on doit aussi admettre qu’on peut se passer des marchés pour tout un ensemble d’activités essentielles sur lesquelles on souhaite collectivement garder le contrôle de la production et de la distribution.

Il ne s’agit pas ici de supprimer le marché, mais de le « réencastrer » dans la société, pour reprendre la formule de Karl Polanyi, d’en limiter l’étendue et l’influence dans une partie de l’économie. Dans d’autres champs d’activité, le marché peut être préservé en tant qu’instrument privilégié de régulation. Ce qui n’empêcherait pas l’État d’intervenir si besoin pour réguler les prix, imposer des normes ou des taxes, tout cela devant bien sûr être débattu démocratiquement et décidé au cas par cas.

Je ne propose donc pas un modèle clé en main, mais un ensemble de principes à partir desquels les peuples peuvent s’organiser de manière autonome, et bien sûr de manière différente dans tel et tel pays.

Cette pluralité des modèles qui serait la conséquence de ce que je propose n’est tenable qu’à condition d’un rétablissement des frontières économiques. La concurrence aplatit tout, c’est sa fonction première. Elle joue le prix le plus faible contre le prix le plus élevé sans jamais s’intéresser à ce qui se trouve derrière ces prix. Ainsi, si on laisse les économies de tous les pays ouvertes, la capacité des peuples à reprendre le contrôle sur leur économie (et donc leur société) sera réduite à zéro. De ce fait, la condition d’une véritable rupture avec le néolibéralisme n’est pas de mettre fin à « l’hyper-mondialisation » comme le propose Rodrik mais de procéder à une démondialisation progressive jusqu’à ce que les échanges entre les pays soient contrôlés et rendus compatibles avec les besoins et les stratégies décidés localement. Concrètement, il ne s’agit pas de supprimer tout échange commercial et de promettre aux peuples une vie en autarcie, mais au contraire de favoriser les échanges socialement utiles à un prix socialement acceptable. C’est tout de même incroyable, quand on y pense, d’importer en Europe des carcasses de bœufs congelés produites grâce à la déforestation amazonienne. Un enfant de cinq ans se rendrait compte qu’il y a là un problème dans la manière dont fonctionne notre économie.

En somme, il faut repenser nos doctrines en profondeur et s’accorder un droit à une reconstruction ambitieuse de nos économies.

 

Crédit photo : Manon Decremps