Figure majeure de l’espionnage, Richard Sorge a suivi un itinéraire palpitant, que retrace l’historien Owen Matthews.

La vie de Richard Sorge, espion soviétique de première importance, est depuis plusieurs décennies soumise à examen, comme en témoigne le nombre d’ouvrages qui lui sont consacrés. Owen Matthews, dont on reconnaît les qualités de romancier, en propose une synthèse brillante, agréable à lire, et surtout fondée sur l’exploitation de nouvelles archives.

En route vers l’espionnage

Richard Sorge appartient à cette génération de communistes, « née de et contre la guerre », pour reprendre l’expression forgée par l’historienne Annie Kriegel. Né à Bakou en 1895, dans une famille allemande dont le père travaillait comme ingénieur pour les compagnies minières, il fait ses études en Allemagne avant de s’engager en 1914. Blessé en 1916, il découvre le marxisme en maison de repos, tout en rédigeant un doctorat de sciences politiques. Rallié aux bolcheviques, il milite au KPD (le Parti communiste allemand), puis séjourne à plusieurs reprises en URSS, où il commence à travailler pour la Section des liaisons internationales (ou OMS) du Komintern. Les liaisons entre les différents services du parti-État soviétique et de l’Internationale socialiste sont poreuses et nombreuses : les militants passent facilement de l’un à l’autre. Jacques Rossi, par exemple, dans ses mémoires Jacques Le Français (Le Cherche Midi, 2002), a expliqué comment il était passé de l’un à l’autre. De même, Guillaume Bourgeois, dans son travail sur l’Orchestre rouge, montre l’extrême facilité de ce glissement. Un peu comme Trepper, mais bien avant lui, Sorge passe du Komintern au service de renseignement de l’Armée rouge, le GRU (Service de renseignement soviétique), vers 1927 semble-t-il,  après avoir tout fait pour exclure les opposants du KPD. L’Internationale communiste a à plusieurs reprises entériné publiquement de fausses décisions. Elle l’exclut officiellement en 1929, mais Sorge a depuis longtemps changé de casquette. Il est devenu officier de liaison du GRU. Son renvoi n’est que technique. Il est d’abord envoyé en mission à Berlin et à Londres, avant d’être envoyé en Asie.

Le maître espion

Sorge commence sa deuxième vie en Chine, à Shanghai et Canton. Il utilise son passé de militant et d’orateur pour le compte des organisations contrôlées par l’Internationale communiste, afin de former les bases d’un groupe d’informateurs. Il cherche en revanche à ce que ce réseau soit étanche et n’ait plus de contact avec le Komintern, et Owen Matthews montre que les choses sont moins évidentes qu’il n’y paraît. Il arrive cependant à créer un bureau pour le compte de l’Armée rouge, qui formera des cadres d’importance, et confie la direction des affaires chinoises à un autre ancien kominternien finnois, Karl Rimm, avant de passer au Japon.

Avant Tokyo, Sorge séjourne à Moscou puis en Allemagne et aux États-Unis où il démultiplie les contacts et se fond dans la masse des commerciaux, pour brouiller son identité et rejoindre plus discrètement le Japon. Il procède à des opérations similaires pour revenir régulièrement en URSS. L’auteur décrit longuement ses séjours et livre de nombreux détails venant souligner sa passion pour l’histoire soviétique et sa connaissance de la ville. Sorge a constitué son réseau jusque dans les hautes sphères de la société japonaise, dont Owen détaille les contacts et les méthodes de recrutement. Ce poste d’observation lui permet d’obtenir des informations de première main, comme la première version du pacte anti-komintern de 1936. Sa stratégie d’infiltration le pousse à adhérer au NSDAP (Parti national-socialiste des travailleurs allemands). L’espion peut alors informer l’URSS des autres dossiers, en particulier la rupture du pacte germano soviétique et l’opération Barbarossa, dont il avertit des prémisses au printemps 1941, sans succès. En dépit de cet échec, il continue son travail, signalant les risques de rupture du pacte de non-agression entre l’URSS et le Japon. Mais le réseau tombe, les autorités japonaises remontent les filières. Arrêté en 1941, il n’est pas échangé contre des prisonniers en vertu du pacte de non-agression soviéto-japonais et est exécuté en 1944, sans que l’espionnage soviétique ne fasse un geste pour son agent. La reconnaissance ne vient qu’à titre posthume.

Pour les historiens, les vies d’espions sont toujours sujettes à interrogation en raison de l’accès difficile aux sources. Ainsi, des pièces majeures demeurent manquantes et des questions restent ouvertes, qui empêchent de mesure pleinement l’ampleur des activités de Richard Sorge et de connaître la totalité de sa biographie : son dossier figure aux archives des services de renseignements ex-soviétiques qui sont fermées. Néanmoins, l’auteur, fin connaisseur de l’histoire soviétique et de l’espionnage, propose un travail renouvelé, utile et passionnant.