A propos des chemins qui ont mené jadis, à partir des différentes conceptions du temps et du passé, de la passion des antiquaires à la science nommée archéologie.

L'archéologie, savoir élaboré sur les restes de fortifications, ou bien entre deux couches de terre, pourrait passer pour un savoir "poussiéreux", au propre comme au figuré. Mais la recherche d'une connaissance du passé est plutôt comme la négation des vestiges, sans quoi l'on confondrait le savoir et la conservation, cette dernière nous ramenant à l'évocation du pillage ou de l'exploitation commerciale. Certes, nul n'est insensible au destin de ces vestiges, et les dégradations volontaires autant que les destructions délibérées (Bouddhas de Bâmiyân, pillage des musées irakiens, dégradations du site de Palmyre...) alimentent la conversation publique. Pour autant, la disparition des temples, des statues, des objets est inéluctable, car il faut bien rénover, recouvrir, muer tel ou tel palais en vestige, et inventer l'habitat présent. Il demeure que l'archéologie ne se soucie pas de thésauriser ou de détruire. Elle construit de lointains passés dont on peut se croire tributaires (comme le jugent les Indiens).

L'archéologie a-t-elle à intervenir dans les débats sur le « patrimoine » ? L'expression « patrimoine archéologique », qui associe deux termes hétérogènes, a-t-elle un sens ? Certes le débat existe, la protection de certains sites est une question vive, elle suscite des échanges internationaux, et le Conseil de l'Europe, en 1992, en a fait un impératif universel, en même temps que se révélait une conception des notions et un fonctionnement des institutions tout à fait différents d'une culture à une autre.

L'intérêt puissant de cet ouvrage, La Conquête du passé - Aux origines de l'archéologie, est de nous proposer, au coeur même de cette tension entre savoir et conservation, une exploration extraordinaire de l'histoire de l'archéologie, qui problématise ainsi l'archéologie elle-même mais aussi les conceptions du temps et du passé que formulent constamment nos discours sur l'état des choses disparues.

L'auteur, Alain Schnapp, professeur émérite à l’université Paris 1, est bien connu dans les milieux de l’archéologie. Il a contribué à sa réforme en France et à la fondation de l’INRAP (Institut national de recherches archéologiques préventives). Le nom de cet institut dira quelque chose à ceux qui ont entendu parler des interventions (urgentes et éphémères) d’archéologues sur des chantiers publics. Alain Schnapp, de surcroît, est spécialiste de l’archéologie des cités grecques.
    
Son ouvrage est republié après sa première édition chez Dominique Carré (préfacée alors par Emmanuel Le Roy Ladurie), en 1993. Cette véritable somme s'est appuyée sur de nombreuses aides et contributions, des échanges de compétences, des rapports avec des interlocuteurs dont nous ne pouvons reprendre la liste, mais qui soulignent que la recherche scientifique est affaire d’équipe. La documentation iconographique en dit long aussi sur les soutiens nécessaires des institutions de conservation aux fins d’exposition d’une question au public. Elle est accompagnée de Notes, d’une Anthologie, d’un Index et d’une Bibliographie.

Une archéologie

Ce que nous appelons le passé ne survit que de témoignages matériels, complétés par des récits, des aménagements de sites, des artefacts qui servent de supports de mémoire. Mais s’en emparer de manière scientifique n’est pas évident. L’ouvrage étudie par conséquent les origines des pratiques anciennes et modernes de ce qui ne s’appelle pas encore l’archéologie. Depuis quand fouille-t-on le sol, depuis quand conserve-t-on des objets anciens, dans quel but ? Or ce questionnement ne suffit pas à saisir l’objet de l’ouvrage. Il faut se rendre compte que les opérations de conservation, de récolte, d’interprétation voire de restauration de ces témoignages anciens renvoient aussi à de nombreuses opérations intellectuelles. De ce fait, on peut collectionner des objets anciens pour de multiples raisons qui ne sont pas toutes archéologiques.

 

[Piero di Cosimo, Vulcain et Eole éducateurs de l'humanité, vers 1495-1500]

Est-il légitime de regarder les prêtres collectionneurs, les scribes et les bardes d’Océanie comme des archéologues ? La simple curiosité, mais aussi le pillage et le trafic d’objets, ou le désir d’inventer du passé pour donner de la profondeur à un pouvoir, suffisent-ils à définir une archéologie ? Certainement pas, affirme Schnapp à l’encontre de Krzysztof Pomian qui, en 1986, faisait de l’archéologie une branche présomptueuse de la collection   . Il n’est pas de téléologie de ce savoir. Il est au contraire nécessaire de faire l’archéologie de l’archéologie, si l’on veut bien différencier la première qui, au sens foucaldien, désigne l’analyse des strates constituant la substance de la construction d’un savoir, et la seconde qui, au sens de Schnapp, désigne la science des vestiges matériels du passé.

Si l’archéologie moderne est née entre 1830 et 1860, en lien avec les travaux de Boucher de Perthes et d’autres, la formation d’archéologues a mis encore plus de temps à s’établir. Elle implique une distinction d’avec les antiquaires. Ériger l’archéologie en science du passé n’a pas été simple. En élaborer les méthodes et les répandre non plus. N’oublions pas qu’existe une archéologie descriptive, par exemple, qui n’extrait pas les objets du lieu de leur invention. Désigner des lieux sur lesquels concentrer des travaux en respectant un certain nombre de règles d’observation et d’interprétation parce qu’ils portent la marque d’un temps n’est pas plus simple. En un mot, l’archéologie ne jaillit pas toute armée des pratiques antérieures du passé. Schnapp utilise une belle figure pour l’énoncer : « L’histoire de l’archéologie n’est pas l’histoire indéfinie du progrès des connaissances, mais plutôt celle d’une mer agitée de vagues violentes qui laissent sur la grève des coquillages que d’autres vagues repoussent ».

Une archéologie de l’archéologie

Et si l'on prenait au sérieux l’étonnant document sorti des sables de Larsa (Irak)? Ce serait la première attestation écrite d'une conscience de la nécessité d’étudier ou conserver les traces de prédécesseurs. Il indique la conscience établie de l’existence d’humains précédents. C’est ainsi que Schnapp nous présente ce document racontant comment le roi Nabonide fait effectuer des recherches sur le sol de son royaume. Pour lui, les fouilles permettent de faire fonctionner l’idéologie de la pérennité : le roi présent restaure des lieux prestigieux anciens pour renforcer son pouvoir. La pérennité de la monarchie en dépend. Le roi fait installer un signe tangible de l’ancienneté du royaume.

Cela signifie que tout signe, toute trace, tout objet qui survit d’un temps ancien ne fait pas nécessairement l’objet d’une archéologie. Toute construction plus ou moins durable rivalise avec le temps, veut résister aux dégradations prévisibles, même si les commanditaires n’ont pas tous exactement la même vision du temps. Au demeurant, parmi ces constructions, la poésie et donc l’écriture tiennent une place essentielle.

Au cœur des renvois instaurés par Schnapp (entre trésor des Athéniens à Delphes, sépulture de Roy Mata au Vanuatu, soldats en terre cuite du mausolée de l’empereur Qin Shi Huang en Chine...), c'est les notions de fondation, de temps, d’évolution, de datation, d’origine, d’érosion et d’effacement ou d’effondrement, d’oubli, etc. qui deviennent centrales, et qui, concernant l’archéologie ne se suffisent pas du « goût du passé », mais pendulent entre le prestige politique des sites, la fonction de marqueur du pouvoir et le marché des objets antiques (voire du goût) qui s’est progressivement constitué dans des conditions épistémiques particulières.

[Delphes, trésor des Athéniens]

En ce qui concerne le temps – et il faudra y revenir encore après la parution récente de l’ouvrage de François Hartog – il importe de respecter quelque prudence. Le temps en tant que tel n’existe qu’au travers d'un système d’intelligibilité. Le système grec n’est pas identique, par exemple, au système chinois. La longue chaîne des humains ne se conçoit pas toujours sous cette forme, et n’implique pas toujours les séquences auxquelles nous sommes habitués : passé, présent, futur. Les habitudes culturelles ne dessinent pas non plus cette chaîne de la même manière. Si les rois de Mésopotamie emportent les statues des dieux de leur adversaires vaincus dans leur palais, ce n’est pas pour mesurer le temps qui passe, mais pour des raisons sans doute religieuses, ou pour s’approprier une autre culture.

Des conditions de constitution

Pour que l’archéologie soit possible il faut donc que la découverte d’un objet ou d’un monument ne soit pas seulement fortuite. Il faut aussi que l’on fasse entrer cette découverte dans un processus démontrable et repérable. L’interprétation stratigraphique, même empirique, des tumuli ou des lieux est indispensable. Mais aussi toute une armée de principes : site, orientation, dimension, dessin, interprétation, corrélation, etc.

Que des tentatives d’élaboration (mais de quoi exactement ?) puissent être repérées bien avant les dates de fondation de l’archéologie scientifique, c’est une évidence. Et l’ouvrage fait une place, par exemple, à l’affirmation d’une théorie de l’évolution archéologique chez le comte de Caylus (XVIIIème siècle). Caylus s’instruit des analogies entre l’archéologie et la physique. Les hommes des Lumières ont d’ailleurs besoin de reprendre, contre les doctrines religieuses, toute la question des traces, des ruines, des découvertes, de la typologie, de la technologie et de la stratigraphie. Il devient clair, alors, qu’une science du passé de l’humanité ne peut se contenter d’émotions, pas plus que d’établir des généalogies qui servent à confirmer des privilèges (comme les généalogies frauduleuses des rois).

Plus généralement, nos conceptions du passé évoluent à la mesure de notre expérience du monde. Il est, par exemple, caractéristique des Grecs qu’ils pensent, si on suit Hérodote, le passé en dehors du champ des dynasties, comme un patrimoine commun à l’ensemble des Grecs et des Barbares. Il relève de la mémoire des « grandes et merveilleuses » œuvres. Jusque-là la mémoire était le privilège des cours royales (aèdes aidants). Hérodote ouvre une nouvelle période, celle du texte écrit qui transforme la mémoire en « histoire » (même si ce terme n’a pas la même signification chez nous). Ce geste se prolonge par l’examen des ruines. Au Ier siècle de notre ère, Pausanias (auteur grec d’époque romaine), différemment de Thucydide bien plus tôt, visite Mycènes et s’interroge sur l’architecture du site. Les données matérielles anciennes prennent un nouveau sens, au cœur de ces petites bourgades désormais délaissées. Il faut dire que la Pythie incite depuis longtemps les Grecs à retrouver les tombes des Héros (les os de Thésée par exemple).

Au cœur de ce rapport au passé, vient se loger le goût de l’art du passé. L’observation de ruine, la collection d’objets devenus précieux ont forgé une curiosité qui a abouti à la fondation d’une attention : l’archaiologia, la connaissance du passé. Certes, elle s’opère sous un mode particulier, bien souligné par Platon dans Hippias majeur : l’intérêt pour les généalogies, la fondation des cités. L’objectif ? Paradoxalement : abolir le temps, maintenir la fiction d’une cité éternelle. Archaiologia est ici un terme nouveau. Elle vise la description des origines. Mais elle est prise dans l’érudition et la curiosité.

 

[Michel Foucault, Archéologie du savoir, 4ème de couverture]

Il faudrait rendre compte ici des propos de l’auteur concernant Varron (monde romain), Diodore de Sicile, et bien d’autres (notamment des chapitres consacrés par l’auteur au monde chinois et japonais). Il est clair que ce souci du passé relève d’un souci philosophique et politique. Grecs et Romains, mais aussi d’autres, n’ont pas de l’histoire la même idée que nous. Ils ne sont pourtant pas sans avoir à se débattre contre les pilleurs de thermes romains, des aqueducs, des villas, et les bâtisseurs qui veulent employer les marbres et les pierres des monuments (Aurélien, Théodoric). Ce souci, modéré parce qu’il s’agit aussi de continuer à vivre en utilisant les restes, en exploitant les décombres, ne débouche cependant pas sur la mise en place d’un métier d’archéologue, de méthodes d’analyse, et de principes de restitution.

Au Moyen-Âge, il arrive que l’on recherche des antiquités pour la cause de Dieu, bien sûr ! Ou plus souvent que l’on cherche à s’assurer le contrôle de l’espace, en remplaçant par des marques chrétiennes les signes de l’opulence passée des païens, devenue un trésor à piller. Nonobstant bien sûr la recherche des reliques (Sainte Lance, bois de la Sainte Croix, etc.). Encore ces remarques s’accompagnent-elles d’un commentaire pertinent à propos d’Alésia qui fut un souci médiéval avant de le redevenir pour la République moderne. Le christianisme de la Gaule ne se limite pas à fonder des églises, il cherche aussi à connaître l’histoire des paysages pour mieux les insérer dans une tradition acceptée. Pour autant, c’est surtout la redécouverte du texte de César (La guerre des Gaules) qui a poussé à « trouver » Alésia, plutôt qu’une perspective archéologique. La construction de Saint-Pierre de Rome ne sera pas sans poser les problèmes des rapports avec les vestiges trouvés sur place, avec les antiquités que le pape veut voir servir à orner l’édifice. Où l’on observe page à page se constituer un certain esprit : de datation, de précisions sur les trouvailles, de sensibilité aux antiques, de fouilles à destination d’enrichir, par exemple, les abbayes, en ce qui regarde cette dernière période.

La Renaissance n’est pas en reste, elle ajoute à cette panoplie des éléments concernant la rétrospection et l’anachronisme. On trouve des dépouilles romaines et cela permet de sauter par-delà le christianisme ; des érudits se félicitent d’avoir mis la main sur des personnages dont on doutait de l’existence ; le déchiffrement des inscriptions peut constituer un exercice proprement « historique ». Est-ce que les pierres ne pourraient pas parler ? Ne faut-il pas interroger les documents au lieu de les croire d’emblée ? Le poids du temps n’est-il pas confirmé par la disparition de documents essentiels ? Quel est le point de départ de l’histoire : Troie, la naissance du Christ, des « hommes préhistoriques » ? Quelle valeur accorder à la chronologie biblique ? Finalement, ne devrait-on pas critiquer largement les origines mythiques des royaumes d’Occident ?

Un corpus de règles s’établit. Il définit l’exercice antiquaire par la pratique de la topographie, la prospection géographique et la description des faits de civilisation. L’auteur nous entraîne par ce biais dans une comparaison entre les manières de fouiller anglaise, allemande, scandinave, et toute une Europe des antiquaires et des fouilles (ouvrant sur les cabinets de curiosité, fouilles d’Herculanum, amphithéâtres romains dégagés des maisons, tombes de légionnaires romains découvertes à Strasbourg, sépultures gauloises, fossiles, etc.), dont les arcanes sont plus connues de beaucoup, quand on ne connaît pas bien, au moins par des images, les campagnes de fouilles présidées par Bonaparte en Égypte.

C’est en rapport avec ce corpus, mais le plus souvent en rupture avec lui, que l’archéologie se constitue, comme science des objets et des monuments. Une seule chose est certaine : l’humain n’est pas un être de nature, et l’antiquité de l’homme, si elle peut être comparée à l’antiquité du monde, laisse toutefois conclure qu’il faut penser les hommes dans le cours de l’histoire.

 

[Extrait de l'ouvrage]