Nonfiction.fr publie cette tribune de Franck Collard, président de l'APHG, qui rappelle les valeurs républicaines majeures que transmettent tous les jours, comme Samuel Paty, les profs d'histoire-géo.

Vendredi 16 octobre 2020. Un homme est assassiné dans une ville de France. Cet homme avait un nom : Samuel Paty. Il avait une famille, des amis, des collègues. Cet homme avait un métier : professeur d’histoire-géographie. Il a été tué parce qu’il était notre collègue et faisait son métier comme nous le faisons. Toutes et tous sidérés, nous vivons aujourd’hui le temps du deuil et de la révolte. Cet acte d’une barbarie indicible nous plonge dans l’effroi mais il ne doit pas nous laisser sans voix comme le souhaiteraient ceux qui l’ont inspiré et qu’il réjouit au-delà de l’abjection.

L’effroi d’abord, devant la motivation, la détermination et le mode d’action du tueur. Sa motivation était un fanatisme religieux, islamiste pour dire les choses sans détours, fanatisme qui pourrait paraître d’un autre temps et qui pourtant est plus que jamais d’actualité, entretenu par une propagande démultipliée à la faveur des réseaux dits sociaux et par des discours de haine et d’intolérance tenus de l’extérieur mais aussi hélas à l’intérieur du pays depuis des tribunes auto-instituées. La détermination à tuer et à mourir d’un très jeune homme de dix-huit ans est glaçante, sans doute fondée sur un endoctrinement mortifère et une martyrologie de pacotille. Son mode d’action, emprunté entre autres aux méthodes de Daech, suscite l’horreur et est destiné à anéantir l’humanité de la victime en la saignant puis en la mutilant comme cela fut d’ailleurs déjà le cas en 2015 en Isère.

Ce triple effroi ne doit pas nous figer. Et l’histoire et la géographie que notre collègue avait choisi d’enseigner sans imaginer que cela l’exposait à une mort sauvage doivent servir à l’éclairer en la contextualisant, y compris et d’abord auprès des élèves. L’abominable crime s’inscrit dans une logique de terrorisme qui n’a jamais autant mérité son nom. Ne pouvant plus beaucoup semer la terreur par des actions massives comme en 2015 et 2016, l’ennemi se rabat sur des opérations singulières mais frappantes, le présentant comme capable d’agir partout et d’exécuter ses menaces. Décapiter, c’est symboliquement procéder à l’ablation sanglante du siège de la pensée et frapper les imaginations pour faire taire nos esprits réfractaires aux dogmes délirants de l’islamisme enragé et aux interdits qu’il fulmine, à l’opposé de l’émancipation promise par les Lumières et mise en œuvre par les révolutions, souvent contre les croyances religieuses. Certes les adversaires catholiques du professeur Thalamas en 1904 puis en 1908-1909 ne l’ont pas décapité, mais il fut rossé devant ses étudiants en Sorbonne pour avoir choqué et irrité des élèves et des parents d’élèves par son approche rationaliste de l’histoire de Jeanne d’Arc. Et il faisait cours protégé par les forces de l’ordre dans une atmosphère littéralement explosive puisqu’une bombe éclata. Sûre de ses valeurs et confiante en ses maîtres, la République entreprenait alors un processus de sécularisation de la société majoritairement catholique.

La société française d’aujourd’hui juxtapose des composantes très inégalement avancées dans ce processus. Chacun sait que des croyants, hier comme aujourd’hui, n’adhèrent pas à la laïcité, la comprennent mal voire la rejettent violemment. Tout le défi qui se pose aux enseignants est d’en tenir compte sans rien sacrifier des principes de 1789, 1848 et 1905 ni des grandes lois scolaires des début de la IIIe République. Dans un monde travaillé par des identitarismes régressifs, le ressentiment victimaire, l’outrance et la mauvaise foi, le bien commun est perdu de vue, faute de commun précisément. Inclure ne veut pas dire réduire à l’identique ni violer les consciences mais faire parcourir aux jeunes esprits, avec lenteur et constance le cheminement nécessaire à la fabrication du citoyen. Notre collègue assassiné se plaçait exactement dans cette perspective. Il avait du métier et du tact, de l’à-propos aussi puisque l’actualité judiciaire qui renvoie aux horreurs de 2015 permet d’illustrer très concrètement la question de la liberté d’expression.

Ces horreurs avaient provoqué un sursaut et renforcé la place de l’enseignement moral et civique au collège et au lycée. Des programmes vastes et ambitieux ont été mis en œuvre, enseignés en collège dans le cadre du cours d’histoire-géographie parce que les notions à faire passer s’enracinent dans l’histoire, à commencer par celle des religions, et que la connaissance de la géographie des droits humains dans le monde actuel permet de faire sentir combien sont menacées les valeurs démocratiques et d’où partent les vagues d’obscurantisme dont l’onde se diffuse à grande vitesse par l’effet de la toile. L’infâme combattu par Voltaire est désormais une hydre aux tentacules démultipliées. Il faut la neutraliser sans faiblesse ni complaisance par la raison et par l’instruction. Les ressources intellectuelles existent, les programmes scolaires permettent de s’y employer. Sans doute convient-il de renforcer la place de l’enseignement civique et moral parfois difficile à délivrer avec toute l’ampleur nécessaire à cause des lourdeurs d’emplois du temps. Instaurer une heure hebdomadaire pour toutes les classes, dans des conditions pratiques adaptées, le renforcerait utilement et lui donnerait une visibilité bénéfique. Assurément il importe de renforcer la formation disciplinaire des professeurs lors des concours de recrutement d’abord et dans leur carrière ensuite, lors de stages qui cimentent les solidarités, afin de les outiller pour faire face aux remises en cause de leur autorité. Il est indispensable, au niveau de l’Etat, de les entendre, de les soutenir et de les protéger à la première contestation de leur enseignement, sans hésiter à sévir avec discernement et mesure.

Ce sont les conditions pour continuer à enseigner et à faire aimer ce beau métier aux plus jeunes collègues, pour éviter l’autocensure face à la haine, pour rendre confiance. La tâche est immense, les risques élevés d’instrumentalisation extrémiste, de contestation communautariste ou d’injonction irréaliste. On peut demander beaucoup aux serviteurs de la Nation que sont les enseignants, mais pas l’impossible. La République doit montrer fortement, sans se payer uniquement de mots, qu’elle est aux côtés des professeurs qui la servent avec obstination.

Au-delà des mots et de l’émotion partagée, les professeurs sont convaincus que c’est en redonnant un idéal républicain à toute la jeunesse par l’éducation, le savoir et la tolérance que l’obscurantisme sera vaincu. L’Histoire, la Géographie et l’Enseignement Moral et Civique ne sauraient porter à elles seules cet idéal, constamment à promouvoir, mais ces disciplines y contribuent pleinement, et en première ligne.

Face à cette tragédie qui nous affecte profondément, il faut unir professeurs, administration, parents d’élèves dans une même préoccupation – celle de nos élèves et étudiants –, pour garder le cap et inventer une nouvelle concorde. C’est la condition pour bâtir l’Education nationale de demain.