À l’été 1938, Erwin, dix ans et sept mois, séjourne avec ses parents sur les rives du Pruth, avec d’autres vacanciers juifs menacés par ce qui arrive.

Aharon Appelfeld (1932-2018) est né à Czernowitz, en Bucovine (aujourd’hui en Ukraine), dans une famille juive germanophone. Il a été séparé très tôt de ses parents. Sa mère a été assassinée par les nazis et lui a été déporté avec son père dans un camp dont il s’est évadé en 1942, à dix ans donc, âge qu’il donne au personnage qui lui sert de double dans cette chronique bouleversante d’une mort annoncée, dans laquelle figure Karl Koenig, un écrivain qui explique que « le sentimentalisme corrompt la moindre parcelle de littérature. Il faut l’arracher comme une mauvaise herbe. Chaque mot sentimental est comme une écharde plantée dans la chair. » Il ajoute, à l’intention du père d’Erwin, une phrase qui évoque l’univers de Kafka et pourrait servir de devise à l’auteur du roman que nous tenons entre les mains : « Le ministre responsable de la littérature m’a nommé sentinelle malgré moi, je ne laisserai pas le sentimentalisme s’infiltrer dans le texte écrit. »

Cette phrase définit au mieux la gageure de ce roman, tout en impressions, sensations fugaces, liens humains élémentaires voués à la disparition, angoisses à l’approche de la catastrophe que tous redoutent sans parvenir à l’envisager : il s’agit pourtant de refuser tout pathos, toute explication, tout ce qui pèse, pour retrouver la saveur à jamais perdue de ce dernier été, et la vision enchanteresse des gouttelettes sur le visage des jeunes filles qui jouaient à s'éclabousser dans le Pruth, cet affluent du Danube autour duquel est construit tout le livre. Les promenades dans la montagne, ses parents à cheval et lui sur un poney, comme le spectacle de sa mère et de son père qui nagent avec une aisance qu’il n’a pas encore acquise lui procurent un bonheur sans nom. Alors qu’il est triste de rentrer à la maison le lendemain, sa mère lui dit : « Il ne faut pas être triste. Nous reviendrons l’année prochaine, c’est une brève séparation. Une année passe vite, l’an prochain tu nageras avec nous, nous traverserons le Pruth ensemble. Tu auras onze ans et sept mois. » Mais l’enfant a perçu tous les signes : « Je pressentais que ce qui avait été ne serait plus et que les gens croisés ici allaient se disperser à tous les vents, tandis que je resterais vide comme une coquille de noix. »

La menace de l’inimaginable

Tous les Juifs venus comme chaque année en villégiature dans des isbas louées au bord de la rivière à des paysans sentent approcher la menace, sans bien parvenir à y croire ou à la définir. « Nombreux étaient ceux qui, dès 1938, devinaient qu’une grande guerre allait éclater et qu’elle serait dirigée contre les Juifs. Bien sûr, nul n’imaginait dans quelle mesure elle le serait. Les gens assis sur la rive laissaient échapper des arguments qui se voulaient apaisants : la grande culture allemande ne va pas supporter d’être dominée par un dictateur. La barbarie appartient à l’Est. La culture occidentale connaît la retenue. » Comment Rosa Klein peut-elle se risquer encore à lire les lignes de la main de ceux qui veulent connaître leur avenir ? Où la jeune femme, désignée par l’initiale de son prénom, a-t-elle pu disparaître, dévastée par un chagrin d’amour que « l’homme à la jambe coupée » essaie d’apaiser ? Qui soignera les vacanciers après le départ du docteur Zeiger ? L’enfant observe tous ceux qui l’entourent et sa sensibilité absorbe toute l’anxiété de ce milieu, surtout après « le pogrom de petite envergure, ainsi qu’il fut qualifié ».

Une leçon d’écriture et de lecture

Il ne faut pas lire ce livre trop vite, mais s’accorder à son rythme méditatif sans attendre les péripéties ni les explications. L’enfant avale au contraire les romans de Jules Verne : « Mon père prétend que je lis trop vite et qu’une lecture précipitée n’a pas beaucoup de valeur. Il faut prendre le temps de s’interroger sur ce que l’on vient de lire. Une lecture dépourvue de réflexion équivaut à engloutir une soupe claire. » L’auteur définit ainsi en creux son lecteur idéal, celui qui sait arrêter sa lecture entre les brefs chapitres et laisser se diffuser en lui toutes les sensations et l’émotion des détails très concrets, comme le goût des repas préparés par la mère. Dans cette recherche d’un temps enfoui, l’écriture sauve ce qui est perdu : « Au fond de moi, je savais qu’elle était liée à une observation douloureuse, mais je n’imaginais pas qu’avec le temps elle serait un abri, un refuge, où non seulement je me retrouverais, mais où je retrouverais aussi ceux que j’avais connus et dont les visages avaient été conservés en moi. » Ponctué par les rêves de l’enfant et ses terreurs nocturnes, ce roman peut se lire comme un manuel de survie fondé sur un socle indestructible, aussi précaire fût-il, puisque, comme la mère le dit souvent : « L’enfance est la terre sur laquelle nous poussons. »