En matière de défense et de sécurité, le recours à l’externalisation cristallise la rencontre de deux cultures managériales distinctes, posant la question d’une possible coproduction public-privé.

Crise des gilets jaunes, manifestations de défiance envers l’institution policière, permanence de la menace terroriste : tout indique que les questions de sécurité préoccupent les Français. Dans la perspective des élections présidentielles, les attentes reposant sur les forces de sécurité sont fortes, et obligent à repenser les paradigmes traditionnels en matière régalienne dans un souci de légitimité et d’efficacité. Le secteur de la sécurité et de la défense est ainsi aujourd’hui marqué par un recours croissant à l’externalisation, faisant se rencontrer deux cultures managériales distinctes, la culture de l’intérêt général et celle du secteur privé. C’est tout un continuum d’acteurs qu’il faut explorer, des policiers aux gendarmes, des polices municipales aux agents de la sécurité privée, des militaires aux industriels. Guillaume Farde, docteur en sciences de gestion et conseiller scientifique de la spécialité sécurité – défense à Sciences Po, livre pour Nonfiction sa vision de la recomposition de ce champ à travers l’étude des modalités de coopération entre secteur public et secteur privé.

 

Nonfiction : Guillaume Farde, vous publiez, avec Romain de Calbiac, un ouvrage sur Le continuum de sécurité nationale, dans lequel vous décrivez les relations plus étroites entre acteurs privés et publics, malgré des réticences de part et d'autres du fait de cultures managériales distinctes. Pouvez-vous rappeler les fondements de cette opposition ?

Guillaume Farde : En France, la sécurité et la défense de la Nation se sont construites, à la faveur de deux siècles d'Histoire, sur une double summa divisio entre l'intérieur et l'extérieur d'une part, et entre le public et le privé d'autre part. De la Révolution française à la chute du mur de Berlin, il s'écoule ainsi 200 ans durant lesquels la sécurité et la défense étaient considérées comme relevant exclusivement des prérogatives de puissance publique de l'Etat. En a résulté un modèle managérial particulier où la régie (le faire) était systématiquement préférée à l'externalisation (le faire faire). A compter de la fin des années 1990, sécurité et défense se rapprochent (le Livre blanc de 2008 parle de « sécurité globale ») et les secteurs publics et privés également (externalisation des tâches ancillaires dans le secteur de la défense, et des gardes statiques des sites jugés peu sensibles dans le secteur de la sécurité intérieure).

Vous parlez dans votre ouvrage de la remise en cause du « paradigme valmeysien », avançant que le recours à l'externalisation est appelé à se généraliser. Si le continuum est un moyen plutôt qu'une fin en soi, son avancée est-elle donc réellement irréversible ? Le plaidoyer récent pour une approche souveraine (avec la volonté de « reprendre le contrôle ») suite à la Covid-19 ne signifie-t-elle pas une possible remise en cause de l'approche du continuum, quand bien même ce continuum a été très présent sur le terrain ?

En 2016, lorsque je publie Externaliser la sécurité et la défense en France, je conclus sur le constat de très fortes résistances à l'idée même que le secteur privé puisse être associé à la réalisation de missions de sécurité et de défense et ce, quelle que soit la forme de cette association. Il y a là, la conséquence directe de ce fameux paradigme valmeysien. Quatre ans plus tard, j'observe que la querelle de principe qui oppose les étatistes hostiles au secteur privé et les libéraux préconisant l'externalisation à tous crins, s'est globalement estompée. L'idée que l'association public-privé s'inscrit dans le sens de l'Histoire fait son chemin et les termes du débat portent davantage sur les modalités de cette association. Il est exact qu'en situation de crise sécuritaire (attentats de 2015) ou sanitaire (Covid-19) l'Etat cherche à reprendre la main. Il appert toutefois qu'à l'issue de ces deux crises, l'Etat a désormais besoin du concours du secteur privé. Je n'y vois la marque d'aucun affaiblissement. Il s'agit plutôt d'une transformation des modes d'action publique qui appelle davantage d'inclusion et d'horizontalité.

Vous accordez dans votre ouvrage une importance particulière au modèle anglo-saxon des sociétés militaires privées (SMP), dont le développement a été encouragé par les Etats-Unis et le Royaume-Uni. Toutefois, n'y a-t-il pas des sources d'inefficacité pour les Armées à reposer sur différents fournisseurs et modèles de contractualisation plutôt que de pouvoir s'appuyer sur une chaîne de commandement cohérente ?

Faire faire plutôt que faire soi-même comporte des risques économiques bien identifiés par la littérature économique : coûts de transaction, opportunisme du cocontractant, défaillance, difficultés de remise en concurrence ex post... Face à ces risques la tentation est celle du modèle intégré à forte coordination hiérarchique décrit par Coase dans son article fondateur sur la théorie des firmes en 1937. Ce modèle intégré comporte néanmoins des inconvénients parmi lesquels l'inertie et le surcoût. A l'heure où les forces de sécurité intérieure et les armées sont à la fois amenées à intervenir dans l'urgence et soumises à une forte contrainte budgétaire, l'approche capacitaire semble plus adaptée au contexte que ne l'est le modèle patrimonial classique.

Vous mentionnez l'essor de la sécurité privée comme secteur économique, et la difficile articulation de cette filière au sein du continuum de sécurité nationale. Que recouvre exactement ce secteur ? Quel rôle pour la formation dans l'évolution de ce secteur ?

Le marché de la sécurité privée inclut des activités très diverses telles que le gardiennage, le transport de fonds, la protection de l'intégrité physique des personnes, la recherche privée, sans oublier les activités de gardes armés à bord des navires ou de formation aux métiers de la sécurité. Ces métiers ont trop longtemps évolué en marge de la sécurité de la Nation si bien que lorsqu'il a fallu les y inclure dans l'urgence, après les attentats du 13 novembre 2015, rien n'avait été anticipé. Le continuum de sécurité nationale est, pour l'heure, un cap sans feuille de route. Quant à la formation, la délivrance des certificats de qualification professionnelle par les organismes de formation sans la mobilisation d'un tiers neutre pour sanctionner que les connaissances théoriques et pratiques sont maîtrisées, est source de dérives. Nul n'imaginerait confier aux auto-écoles la délivrance du permis de conduire et pour cause : les candidats se rueraient sur les auto-écoles qui délivrent le permis le moins cher, le plus rapide et le plus facile à obtenir. Cette dystopie est aujourd'hui la réalité des métiers de la sécurité privée.

Vous mentionnez les trois ressorts du mécanisme de continuum de sécurité nationale – juridique, économique, symbolique – en insistant sur l'impératif de « sortir du soupçon » vis-à-vis de la force privée. Si le continuum est dans l'air du temps, qui maîtrise les horloges de son développement ?

Le ministère de l'intérieur est le maître des horloges. Le futur livre blanc de la sécurité intérieure a consacré un quart de ses travaux préparatoires au sujet. Nul ne peut douter du sérieux de la démarche et Laurent Nuñez, lorsqu'il était Secrétaire d'Etat près le Ministre de l'Intérieur, s'est personnellement emparé de la question. Reste maintenant à découvrir les conclusions au mois de novembre au moment où la proposition de loi Fauvergue-Thourot sera débattue. Espérons qu'elle répondra aux questions simples que tous se posent : quelle politique publique de sécurité pour la Nation, assurée par qui, de quelle manière et avec quels moyens.