Selon Martine Storti, il est urgent de réaffirmer la valeur de l'émancipation et de plaider pour un féminisme universel, concret et pluriel.

L’enjeu de cet ouvrage limpide est essentiel : il s’agit de refuser ce que l’autrice nomme une double occidentalisation, « celle qui fait de l’égalité femmes-hommes une donnée de l’Occident et celle qui la rend synonyme de l’Occident “colonial et civilisationnel” »   . Pour le dire autrement, ni décolonialisme, ni universalisme de surplomb.

Martine Storti, figure du combat féministe, se propose de déconstruire quelques pseudo-figures de radicalité, lesquelles bien souvent se revendiquent d’un féminisme intersectionnel et/ou décolonial. Non que l’approche de celles qui veulent rendre visibles les multiples modalités de la domination soit invalide en elle-même. Mais elle sert désormais plus de slogan, voire d’outil de sommation, que d’instrument d’analyse.

Des radicalités de papier

L’intersectionnalité est pensée, dès son origine, en 1989, par Kimberlé W. Crenshaw, une juriste américaine, comme une stratégie discursive visant à « décentrer le féminisme occidental et désigner la nature imbriquée des structures et identités »   . Dès lors, la violence de genre sera le plus souvent perçue comme un outil du colonialisme que l’État, en situation postcoloniale, continue d’exercer. L’articulation entre violence de genre et Etat colonial est donc centrale : elle crée les conditions de la constitution idéologique d’un féminisme « blanc » ou universaliste ou euro-centré, contre lequel s’élèvent des radicales auto-proclamées. Ainsi, au nom de l’antiracisme (souvent désigné comme politique), celles-ci produisent de la séparation, de la division, de la fragmentation et contribuent paradoxalement à l’extension du domaine de la race.

Dès lors, au lieu d’analyser et de montrer les effets encore présents du colonialisme, la pensée décoloniale confond modernité et colonialité   : cette dernière n’est pas une conséquence de la modernité, elle est constitutive de celle-ci. Elle survit au colonialisme et apparaît désormais sous une forme globale. L’idée même de modernité est donc systématiquement dénoncée et avec elle ses idéaux émancipateurs. Il faudrait par conséquent proposer un autre récit.

Dans cette perspective, ce n’est pas seulement le féminisme « blanc » qui est combattu, mais, comme le montre M. Storti, le féminisme en général : « Pour les Indigènes de la République, le refus du féminisme s’inscrit dans un objectif plus large. Sauver les femmes “indigènes” ou “racisées” du racisme n’est qu’un prétexte ; le combat principal se joue contre l’Europe, l’Occident, la modernité post-1492, une modernité uniforme, sans contradictions internes et incarnant l’Empire du Mal » (p. 35). Et ce combat se mène au nom des traditions, des cultures, des religions, ce qui conduit à subordonner la dénonciation de la structure phallocentrique de nos sociétés à celle du capitalisme. Non, bien entendu, que les femmes ne seraient pas victimes de l’exploitation capitaliste, mais cette dernière ne peut à elle seule rendre compte de toutes les formes de contrôle de leur corps. Simplisme de la cause unique, comme le résume l’autrice.

Ces prétendues radicalités concourent à la liquidation des luttes pour l’émancipation des femmes au profit d’un antiracisme ambigu et d’un anticapitalisme sommaire. Elles se montrent ainsi singulièrement consentantes devant les violences masculines si celles-ci proviennent de ceux qui subissent l’ordre capitaliste. C’est en effet ce dernier qui, comme l’écrit sans vergogne Houria Bouteldja, jette « un trouble dans le genre masculin indigène », et produit une sorte de « castration virile ». La critique du féminisme « blanc-bourgeois-libéral-dominant » n’est pas, remarque opportunément M. Storti, « sans similitudes avec celle énoncée par Jean-Claude Michéa et même Eric Zemmour, qui affirment que libéralisme politique, libéralisme culturel et libéralisme économique ne font qu’un, ce qui leur permet de désigner les “femmes émancipées” et les “homosexuels sortis de la clandestinité” comme des alliés de la mondialisation néolibérale et des agents du consumérisme »   . Assimilation des trois libéralismes qui autorise le refus du féminisme, perçu comme produit de la liberté culturelle à laquelle le néolibéralisme économique consentirait.

Identitarismes mortifères

Cette régression s’exprime dans l’injonction, destinée aux femmes « non blanches », à se plier à l’allégeance communautaire. Il conviendrait d’accorder une importance décisive aux appartenances originelles au détriment de la souveraineté individuelle, ouvrant ainsi la voie à une ethnicisation des rapports sociaux. Ce n’est évidemment pas en déconstruisant les grands récits issus des Lumières, le récit républicain et le récit de la lutte des classes, au profit d’un récit postmoderne axé sur la reconnaissance de l’ethnicité, de la race, des minorités visibles, que l’on tiendra à distance l’essentialisation. Or ce dernier récit a pour effet pervers de « conforter par une sorte d’effet boomerang l’identité nationale “blanche” catholique dominante, celle des “Français de souche” comme on dit au Front national, ou celle des “souchiens” comme on dit chez “Les indigènes de la République” »   . C’est exactement le point de vue de M. Storti : « Des femmes prétendent parler au nom d’autres femmes qui sont d’origine maghrébine, noires, musulmanes, les incarner, les enfermer dans une identité essentialisée, leur ôtant ainsi tout droit à l’autonomie, à la singularité, à l’individualité, à la subjectivité »   .

Face à ces errements, il va de soi que la réponse ne se trouve pas dans l’exaltation d’un « nationalo-féminisme », selon la suggestive expression de l’autrice, qui revient, souligne-t-elle, à identitariser « deux principes politiques, l’égalité et la liberté et, dans le même mouvement, à leur ôter ce statut d’enjeux politiques pour les confondre avec des mœurs, des modes de vie ou des cultures »   . Notre accord sur ce point est total. Néanmoins, ne devrait-il pas conduire à tolérer plutôt qu’à rejeter le port du voile dans les pays démocratiques ? M. Storti reprend à son compte l’idée selon laquelle la tolérance ici affaiblit les femmes qui, là où il est contraint, le combattent « au risque de la violence, de la prison ou de la mort »   . Il s’agit là certainement de l’argument le plus convaincant en faveur de la restriction d’une liberté. En outre, nous ne pouvons que reconnaître l’extrême difficulté à justifier la liberté de le porter par le concept de consentement. Celui-ci est surdéterminé et permet difficilement de repérer l’autonomie de la volonté. En outre, il faut reconnaître que les femmes soumises à l’obligation de le porter se sentent abandonnées par celles qui le portent librement.

Pourtant la position de M. Storti pose problème parce qu’elle parait impliquer que le simple fait d’exercer une liberté représenterait un inconvénient pour les tiers. Ce point de vue est-il conforme à la neutralité de l’Etat en matière religieuse ? Il relève plutôt de ce que l’on appelle l’humanisme civique, lequel conduit à l’exaltation de la vertu au détriment (parfois) du respect de la diversité. Nous ne soupçonnons pas l’autrice de ne pas reconnaître la valeur de l’altérité mais la logique de sa réprobation pourrait conduire à l’uniformité que, par ailleurs, elle refuse fermement.

Ce léger désaccord (démocrate versus républicain ?) ne doit pas dissimuler l’essentiel : l’élaboration exaltante des principes du « féminisme universel ».

Un monde commun

Même s’il n’est pas cité, la référence au monde commun évoque le nom d’Etienne Tassin et de son livre éponyme de 2003, vibrant plaidoyer pour le cosmopolitisme. C’est incontestablement dans cette filiation que se situe M. Storti et ce que l’on pourrait nommer son féminisme processuel. Car ce qui nous est proposé est un itinéraire d’universalisation, un chantier (selon son propre terme), que les féministes sont chargées de conduire sous la bannière de l’universel et du commun (et non de l’uniformité) dont les principes seraient d’inclure, c’est-à-dire d’assumer du différent tout en le dépassant. Sur ce chantier, on croise Tania de Montaigne, Fatou Sow, Sophie Bessis, Awa Thiam (pour ne citer que quelques-unes de  nos contemporaines) et on ne se prive pas, dans une veine polémique bienvenue, de dénoncer ceux qui fustigent, sous des habits trompeurs, l’émancipation des femmes : Alain Finkielkraut, Pascal Bruckner, Michel Onfray, Pierre-André Taguieff, Chantal Delsol, Elisabeth Lévy, etc., ainsi que les organes de presse qui disqualifient, au nom d’un féminisme fantasmé, ce qu’ils nomment le néo-féminisme, tels Causeur, Le Figaro, Valeurs actuelles, La Revue des Deux Mondes, Marianne (parfois, écrit M. Storti au sujet de ce dernier, souvent, aurais-je tendance à dire), etc.

L’universel, dont se réclame l’autrice, ne se confond pas avec l’universalisme de surplomb « clos, replié sur lui-même, enfermé dans ses certitudes »   . Il est, tout au contraire, un mouvement construit et reconstruit dans des luttes : celles « des Iraniennes contre le voile obligatoire, dans celui de milliers de femmes africaines contre les mutilations sexuelles, des Polonaises et des Argentines pour le droit à l’avortement, des Mexicaines et des Françaises contre les féminicides, des Brésiliennes noires et blanches contre le suprémacisme patriarcal de Bolsonaro ; il est dans les luttes des Tunisiennes contre un projet de Constitution incluant la “complémentarité des sexes” ou dans leur revendication de l’égalité dans l’héritage, dans les luttes des ouvrières de l’industrie textile en Inde ou au Bangladesh, il est dans la dénonciation par des Chiliennes des sévices sexuels subis lorsqu’elles sont arrêtées, il est dans la manière dont les multiples victimes des viols de guerre ne s’enferment plus dans le silence ; il est dans l’achat par des Marocaines de capsules de sang artificiel afin de paraître vierges lors de leur nuit de noces »   . On pourra trouver cette liste trop longue, mais elle était nécessaire pour montrer que les femmes sont nombreuses à avoir tiré les leçons du passé et à savoir que leur lutte ne doit pas être subordonnée à une autre. Mieux encore, le féminisme de l’universel (nous aurions, en effet, substantivé universel afin de ne pas pouvoir confondre un état de fait, que l’adjectif suppose, avec ce qui appartient au registre de l’idéal régulateur : d’ailleurs, c’est ainsi que procède M. Storti dans son argumentation) doit nous servir de boussole, la sororité n’étant qu’une autre façon de désigner la solidarité.

Magnifique plaidoyer dont la lecture enthousiasme en même temps qu’elle transforme.