Un même avion transportant les mêmes passagers atterrit deux fois sur le même aéroport : de quoi considérer le monde comme une vaste simulation...
Dans cette fiction à double fond (puisqu’un roman s’insère dans le roman) – manière pour l’auteur d’affirmer qu’il n’en est pas véritablement un –, l’espace-temps s’écroule : le même avion avec les mêmes passagers se pose à deux moments différents sur le même aéroport...
D’où la présence d’un trou dans les plis du temps de cet « interstellar » – trou qui oblige des savants réunis à Washington à élaborer des hypothèses. Certains estiment que le monde est photocopiable, d’autres qu’un trou de verre s’est inséré dans le temps, d’autres encore que le monde n’est qu’une pure simulation généralisée.
Cette dernière idée devient « la bonne », car elle est apparemment la plus absurde. Ce qui laisse au passage le président amércain bouche bée, « comme un gros mérou » ; ce qui est plutôt paradoxal chez un tel spécialiste des fake-news.
L’univers et son double
Reste que pour Le Tellier, nous ne connaissons en fait le monde que par nos capteurs. Ils président à et prédisent qui nous sommes. Bref, nos réseaux neuronaux sont là pour inventer peut-être une conscience qui se regarde elle-même et qui va bientôt être dépassée.
Le livre envisage et dévisage de la sorte l’intelligence artificielle. Il est inquiétant par le discours qu’il tient sur les codes de « l’objet » humain, bientôt dépassé par un autre « sujet », sinon pensant du moins agissant. Le langage des mathématiques et de la physique sont dès lors revisités par le romancier (lui-même mathématicien à l’origine), afin de créer une ontologie nouvelle.
Le roman prouve que tout est imposture, en particulier quand, en fin de parcours, les religieux succèdent aux scientifiques pour tenter de trouver des explications à cette forme de débauche de l’espace-temps. Il n’est pas question en effet de laisser divaguer dans la nature des doubles incontrôlables – sans que l’on sache d’ailleurs qui est le double et qui l’original...
Le sens des possibles
La création reste donc au centre du roman ; où le souffle premier – suite à une évolution induite par les millions d’années qui ont forgé le peu que nous sommes – est remplacé par les systèmes programmés exécuteurs des hautes œuvres dont nous devenons les jouets.
Face au vide ou au trop-plein créé par de tels clones, Le Tellier, plutôt que de se perdre dans des pensées mystiques ou dans la dépression, crée des irruptions intempestives dans le régime de l’existence afin de souligner que la vie est plus potentielle que cumulative ; et ce en un moment où tout se brouille suite à cette « erreur ». L’auteur inflige donc un démenti au réel tel qu’il est imposé à l’homme en le nourrissant paradoxalement de son travail de sape – lequel travail ne génère pas du vide mais divers types de flux spatiaux et temporels. Traversant l’écriture comme d’autres traversent les apparences, l’auteur montre la vanité du monde, dont le présent en tant qu’univers-bloc - auquel nous acquiesçons plus ou moins bénévolement – est remis en question par une telle secousse.
Le romancier s’engouffre alors – et nous avec lui – dans la béance des possibles. Est mis à portée d’existence ce qui en semblait exclu jusque-là, car le roman ne maintient plus de manière solide la logique du cogito que sacralisait théoriquement ce que nous prenons habituellement pour le réel. L’univers devient un leurre, et la conscience une plaisanterie ou une pure spéculation parfaitement inopérante. D’autant qu’au sein d’une simulation générale l’erreur reste toujours possible, et qu’elle semble sur le point de devenir, pour nous ou pour nos héritiers, la seule exigence et la défaite suprême.