L’édition en Pléiade de deux romans de George Eliot, célébrée à sa mort comme le plus grand romancier anglais contemporain, invite à la (re)découvrir.
L’édition en Pléiade de deux romans de George Eliot, célébrée à sa mort comme le plus grand romancier anglais contemporain, invite à la (re)découvrir. L’œuvre de l’écrivaine (1819-1880), malgré cette reconnaissance à sa mort, « ne tarda pas à tomber dans le discrédit presque systématiquement attaché, au début du XXe siècle, à tout ce qui relevait de l’époque victorienne ». Grâce à cette très riche Pléiade, qui réunit deux chefs-d’œuvre caractéristiques des deux périodes de sa carrière littéraire, Le Moulin sur la Floss (1860) et Middlemarch (1871-1872), une préface passionnante intitulée « George Eliot et l’art du réalisme » et signée Nancy Henry et George Levine, une introduction, des notices et des notes très utiles rédigées par Alain Jumeau (qui a dirigé ce volume, traduit le premier roman et révisé la traduction du second par Sylvère Monod), et enfin les deux chapitres que Mona Ozouf a consacrés aux deux romans dans son essai L’Autre George paru en 2018, le lecteur d’aujourd’hui dispose d’une édition remarquable pour partir à la découverte de cette œuvre qui émut jadis aux larmes Marcel Proust puis Simone de Beauvoir. On ne saurait l’enfermer dans le seul « apprentissage du renoncement » qu’elle semble être, selon la très juste expression des deux préfaciers, qui proposent cette analyse aussi fine que nuancée : « Elle a conçu son œuvre à partir d’un faisceau de rébellions, à l’encontre notamment des règles sociales, morales et esthétiques alors en vigueur, tout en se considérant elle-même comme une “conservatrice de progrès” ».
De Mary Anne Evans à George Eliot
La romancière est le troisième enfant, après Christiana et Isaac, de Robert Evans, administrateur de domaine et de sa seconde épouse, qui meurt en 1836 d’un cancer, ce qui oblige la jeune fille de 17 ans à quitter l’école pour aider sa sœur aînée à tenir la maison, non sans continuer à étudier, en autodidacte, l’italien, le latin, le grec et l’allemand. Dix ans plus tard, celle qui a signé Mary Ann sur le registre de mariage de sa sœur en mai 1837, publie, sans faire figurer son nom sur la page de titre, une traduction de La Vie de Jésus, étude critique, ouvrage publié en 1835 par David Friedrich Strauss, un théologien allemand peu orthodoxe. Cela la renvoie sans doute au conflit qu’elle eut avec son père (« la guerre sainte ») lorsqu’elle refusa d’assister avec lui aux offices religieux et affirma ainsi son rejet de la foi chrétienne en 1842. John Chapman, l’éditeur de cette traduction de l’allemand, achète la Westminster Review, dont celle qui signe désormais Marian devient la rédactrice en chef officieuse, commençant ainsi une carrière de journaliste littéraire. C’est dans ce cadre qu’elle rencontre en 1853 l’homme de lettres George Henry Lewes (1817-1878), marié et père de trois enfants, mais séparé de son épouse dont il ne peut divorcer. En 1854, Marian Evans publie une traduction de L’Essence du christianisme de Ludwig Feuerbach, critique philosophique de la religion qui a paru en 1841 et qui a eu une grande influence sur l’athéisme de Karl Marx. Après un long séjour en Allemagne, le couple rentre en Angleterre en mars 1855 et décide de vivre comme mari et femme dans une maison de Richmond, ce qui choque la bonne société de l’époque. Encouragée par Lewes, Marian commence à écrire de la fiction et publie en janvier 1858 les Scènes de la vie du clergé sous le nom de George Eliot, choisi en hommage à celui qui partage sa vie, mais aussi sans doute à George Sand, dont elle admire l’œuvre et la liberté. Le mystère ne dure pas très longtemps. Elle doit dévoiler son identité après la parution de son premier roman, Adam Bede, en 1859, sans que sa mauvaise réputation ne porte préjudice au succès, l’année suivante, du Moulin sur la Floss.
Des romans conçus comme des « expériences menées sur la vie »
La Floss est une rivière au bord de laquelle se trouve le moulin des Tulliver. Maggie et son frère Tom, alors qu’ils étaient très liés dans leur enfance, se séparent à cause de la fugue de la jeune femme avec un homme déjà fiancé. Cette matière romanesque est aussi autobiographique : Isaac, le frère de l’autrice, n’a jamais accepté sa vie avec Lewes et a cessé toutes relations avec elle. Maggie souffre des préjugés contre les femmes et n’accède pas dans le roman à la liberté dont a pu jouir George Eliot dans sa vie. Comme l’écrivent à juste titre les préfaciers, « à l’encontre des jugements portés par une société arrogante, [la romancière] s’attache à l’héroïsme invisible des êtres que cette société a vaincus ». Malgré le destin tragique de l’héroïne de ce roman, il ne faut pas négliger l’ironie et le comique à l’œuvre dans l’écriture de George Eliot, comme dans ce passage de Middlemarch, à propos de Casaubon, personnage terne et desséché par ses recherches sur la « Clef de toutes les mythologies », époux de Dorothea Brooke, de trente ans plus jeune que lui et qui a le sentiment d’ « épouser Pascal » : « Il n’a pas une goutte de bon sang rouge dans le corps, dit Sir James. – Non. Quelqu’un en a examiné un spécimen à la loupe, et il était entièrement composé de points-virgules et de parenthèses, dit Mme Cadwallader. » Sous-titré « Étude de la vie de province », ce roman très volumineux où il est notamment question du tracé des premières lignes de chemin de fer se présente comme l’exploration des relations de toute une communauté dans une petite ville imaginaire des Midlands, le cœur de l’Angleterre. L’intrigue se tisse autour de deux autres couples, dont l’un est tout aussi désastreux que celui formé par Dorothea et un Casaubon jaloux de son jeune cousin Will Ladislaw : le Dr Lydgate, médecin brillant, formé en France, très ambitieux, épouse Rosamond Vincy, la fille du maire, qui ne pense qu’à dépenser de l’argent par coquetterie et goût du confort. Elle sera pour lui une « torpille » – une note des éditeurs donnant la définition du mot dans le Trésor de la langue française : « poisson sélacien proche de la raie, au corps plat et rond, possédant de chaque côté de la tête un organe émettant des décharges électriques pour étourdir les proies. » Seul le couple formé, après bien des vicissitudes, par Fred Vincy et Mary Garth fournit une vision plus apaisée de la vie conjugale.
La maîtrise de toutes ces trames narratives dans le tissu très serré et complexe des romans de George Eliot prouve qu’ils n’ont rien à voir avec les « romans stupides écrits par des dames » (« Silly Novels by Lady Novelists »), titre d’un de ses articles, publié en 1856. Le féminisme de George Eliot est réel mais emprunte des chemins de traverse, comme ceux que suit Maggie quand elle se rend dans le camp des bohémiens. Plus intelligente que son frère Tom, elle n’apprend pas le latin comme lui, car il n’est pas utile d’instruire une fille, mais elle a la passion des livres, celle que George Eliot transmet aussi à ses lecteurs.