Quinze personnages guadeloupéens indépendantistes peinent à s'incarner dans une mise en scène très sage voire trop respectueuse de ses références documentaires.

Le propos est inattaquable : faire entendre les voix de personnalités guadeloupéennes des années 60 qui appartenaient à un groupe indépendantiste. Elles étaient médecins, avocats, journalistes, instituteurs, ouvriers. Toutes s'étaient trouvées accusées de séparatisme. En mai 1967, une grève à Basse-Terre s’était achevée par un bain de sang. Un épisode raciste avait mis le feu aux poudres. Alors ces personnes du G.O.N.G. (Groupe d’Organisation Nationale de la Guadeloupe) avaient élevé leurs voix. Elles avaient tenté de prendre le mouvement en marche, elles avaient écrit dans leur journal. La DST les avaient épinglées. Il y eut procès, à Paris.

Le plateau est travesti en salle d’audience. À jardin la tribune du procureur, au lointain le bureau du tribunal et en son sommet la chaire du président, à cour la table des trois avocats, devant un écran transparent où sont projetées des vidéos ou des photos. Derrière l’écran, sur des chaises, les accusés qu’on ne voit que par transparence. Une ambiance noire et rouge. La scène : un espace vide rarement occupé. Aimé Césaire et Jean-Paul Sartre s’y présenteront toutefois pour témoigner.

L’invention en berne

Le spectacle procède simplement et sans mystère. Il commence par une séquence vidéo en noir et blanc : une femme en parka devant le palais de justice de Paris, un micro à la main, nous explique tout ce que nous devons savoir. Puis commence le procès. L’avocate se lance, la procureure répond, et toutes deux sont des caricatures : visages fermés, airs ironiques, mines scandalisées, gestes hautains. Dans le public, on n’en croit pas ses yeux ni ses oreilles : pourquoi ces comédiennes surjouent-elles à ce point ? Y a-t-il un effet particulier à en attendre ? Il semble que non.

 

La suite de cette performance consiste à donner la parole à chacun des accusés. Sur leurs chaises, derrière la résille transparente où se projettent, de temps en temps, des images illustratives, les six comédiens tour à tour se lèvent pour les incarner. Et pour chacun, avec force « Monsieur le Président » etc., c’est un morceau de bravoure. Là encore, on s’interroge : en resterons-nous là ? Oui, on en restera là : une suite de monologues et une certaine monotonie, ponctuée de conflits d’autorité un peu ridicules entre le président du tribunal et les accusés qui ne veulent plus s’asseoir et s’asseoient tout de même. De ce fait, le fond de leurs témoignages, avec tout ce qu’il a de respectable, ne nous touche pas sensiblement.

On est donc tenté de croire que l’intention du metteur en scène était de faire parler ces victimes du colonialisme. Mais pourquoi les avoir englouties dans ce décorum fastidieux ? Pourquoi avoir renoncé à toute possibilité de nuance en faisant de cette procureure un monstre ridicule ? Pourquoi avoir abandonné l’invention théâtrale et laissé s’installer une imitation convenue et ennuyeuse du rituel procédural ? Ne sait-on pas que sur un plateau tout est possible, pourvu que l’imaginaire et le sensible s’en mêlent ? Luc Saint-Éloy, adaptateur et metteur en scène du texte de Guy Lafages, a-t-il manqué de l’autorité et de l’ambition nécessaires à son art ?

Le mariage difficile du documentaire et de la création

Un théâtre didactique et documentaire peut-il se passer d’être « du théâtre », c’est-à-dire la présentation d’une œuvre singulière d’art théâtral, en un mot, mot à prendre au pied de la lettre : une création ? S’il s’en passe, il a chance de n’être que de l’enseignement et non de l’esprit, du document et non de la sensibilité, de l’idéologie et non de l’imaginaire.

 

Mais pourquoi l’artiste dramatique renoncerait-il à son art sous prétexte d’enseignement ? S’il ne fait que de l’enseignement et du document, le contrat avec le public s’en ressent, il est trop pauvre, il ne peut que le piéger avec du bon sentiment, voire de la bonne conscience.

En l’occurrence, le jeu monotone, répétitif des personnages (les avocats et leurs mouvements de manches, les accusés qui, chacun leur tour, là-bas en rang sur leurs chaises, ne disposent d’aucun espace pour développer pleinement les variations et les nuances de leur jeu), montre que les comédiens ne se sont pas vu offrir l’espace et le temps dramaturgiques nécessaires.

En lieu et place on assiste, encore une fois, à des morceaux de bravoure assez convenus : l’homme du peuple qui s’exprime en créole et apparaît pour ce moment puis, comme les autres, disparaît aussitôt, dès qu’il a dit son fait, si bien qu’on aimerait lui dire, à ce personnage : « Attendez, vous n’êtes pas dans un tribunal ici, mais dans un théâtre, alors approchez-vous un peu et venez nous en dire plus ! » ; l’instituteur un peu excentrique qui fait son numéro et puis se tait ; l’accusé avocat de profession qui donne du « cher collègue » à ses confrères et serait l’objet d’une narration à lui tout seul, narration qu’on serait curieux de découvrir et qui n’aura pas lieu…

Le jeu d’écoute des autres comédiens, quand l’un des accusés à la parole, n’apporte pas d’oxygène. Il s’enferme dans les manifestations de soutien, les interruptions de la procureure, les protestations impuissantes, les interventions des avocats… Et pourtant, tous ont un quelque chose, mais tous le gardent pour eux. On serait frustré à moins.

Pourquoi le riche univers de ces quinze personnages reste-t-il inaperçu, laissé en déshérence par le spectacle ? Une hypothèse : on a trop pensé documentaire, on a voulu restituer un procès, on a cru qu’il fallait rapporter et enseigner.

 

Mais il faut se souvenir que la théâtralisation du savoir historique n’apporte rien à l’appropriation réelle de ce savoir en tant que tel. Elle n’apporte rien et même elle en retire (et il faut l’assumer). On demande par quels moyens et depuis quand, au théâtre, on ferait de l’enseignement. Depuis quand y construirait-on des faits historiques solides ? Depuis quand y analyserait-on longuement toutes les possibilités d’interprétation de ces faits ? Si donc on ne peut pas y faire de l’enseignement et qu’on oublie d’y faire de la création, que fait-on ?

Le théâtre, méconnu dans ce qui lui donne la vie, devient un vecteur idéologique comme un autre. Sous le prétexte douteux de vulgarisation, on cherche le pathos et non le sensible, on fait la promotion d’un discours au lieu de rassembler les conditions d’un questionnement et d’une inquiétude. On peut craindre alors que le public, au fond de lui, déteste qu’on le traite ainsi, même s’il paraît, en surface, être ce « bon » public accessible sinon à la flatterie, du moins docile et réceptif à l’agitprop.

En conséquence de quoi on peut affirmer qu’un théâtre didactique et documentaire qui se passe d’être une œuvre d’art est une aimable catastrophe, mais une catastrophe tout de même. C’est un moment inaperçu de bourrage de crâne. Les bonnes causes, en effet, nous bourrent le crâne autant que les mauvaises, c’est ce qui les renforce à court terme mais les fragilise dans le fond. Éloigner le public de l’art théâtral est une catastrophe pour l’un comme pour l’autre. Quant au gain idéologique escompté, il est incertain.

 

Photos Christophe Péan

 

L’impossible procès
Texte Guy Lafages
Adaptation et mise en scène Luc Saint-Éloy
Scénographie et création lumière Stéphane Loirat
Avec : La participation exceptionnelle de Pierre Santini (Président du Tribunal)
Harry Baltus, Boris Balustre, Izabelle Laporte, Eric Delor, Alex Donote, Théo Dunoyer, Marc-Julien Louka, Yohann Pisiou, Caroline Savard, Ruddy Sylaire, Cédric Tuffier