Alain Buffard, danseur et chorégraphe mort en 2013 à l’âge de 53 ans, travaillait sur l’assujettissement des corps. Les Presses du réel et le CND font découvrir et questionner son œuvre.

Que faut-il de distance pour voir surgir les traits saillants de l'oeuvre d'un artiste ? Sans doute le temps écoulé ménage-t-il un écart réflexif susceptible de nous faire saisir son impact et son influence.

Mais cette disposition ne serait rien sans la présence des archives. Une autre temporalité s'y déploie vis à vis de l'œuvre : celle de l’enquête. Le rassemblement de pièces accumulées durant toute une vie, de documents personnels accessibles, de notes de travail et de lignes écrites pour soi, révélées au public ou du moins au chercheur. Vient ensuite le temps de moduler les idées convenues sur l’artiste et son ouvrage. Colloques et publications mettent en tension l'opinion en revenant sur certains des aspects de l'œuvre, en dessinant pour elle de nouveaux contours.

Ainsi, comment présenter l’œuvre du danseur et chorégraphe Alain Buffard (1960-2013) sans se contenter de rédiger une insipide biographie réduisant ses multiples travaux à la figure d’un unique personnage, ici venu du Haut-Jura, ou une monographie toujours anecdotique et partisane, voire un ouvrage académique qui finit par noyer une œuvre dans une histoire linéaire et téléologique ?

Les éditeurs – Laurent Sebillotte, Fanny de Chaillé, Cécile Zoonens – ont pris un parti intéressant. Leur ouvrage articule une riche iconographie (Noir et Blanc et Couleur) et un kaléidoscope de textes (en édition bilingue) proposés par 12 auteurs, le tout organisé en chapitres répertoriés par ordre alphabétique (A – Alain, B – Baron samedi, etc.). Une belle impression sur papier ajoute son lot artistique au travail accompli.

De sorte que « Good Boy », expression du titre, renvoie à la fois à une œuvre emblématique de Buffard (1998) et à la construction de cet ouvrage, construction éclatée, chorégraphique, offrant autant de parcours, de récits, de collaborations, de notices sur des œuvres, d’études, de repérages que de rencontres voire de démystifications (autour de sa carrière, de la notion de « rupture » sous laquelle on pense son œuvre, etc.).

Et si l’ensemble s’intitule « Pour un Buffard », c’est, en référence à Francis Ponge   , parce qu’il s’agit moins de revendiquer une approche totale d’une personne qu'une forme de proposition fragmentaire, d’exposition de matériaux bruts, pour un livre toujours en devenir, en quelque sorte inachevable, sur une œuvre qui est sans doute arrêtée mais nullement finie.

Ce parallèle confère toute sa puissance au fait que le corps (le corps humain et celui de la lettre) est le matériau premier de la danse.

 

Comment tenir debout ?

François Frimat, ouvrant l’ouvrage, va droit à l’essentiel : l’existence des humains, telle une chorégraphie, demeure un chantier continu, non linéaire, qui demeure insatisfait. Il y a chez Buffard une hantise d’être réduit à un « soi-même » définitif, à un « soi » sans autre, à un personnage complet : « C’est très fastidieux d’être toujours le même » (A.B.). C’est pourquoi Buffard subvertit la surface des icônes et des corps, avec audace et dynamisme, comme il pratique des exercices « d’anti-vanité » ou brouille des visages, expressions présumées de l’identité.

Buffard se place très loin de la conception élitiste du corps dansant, achevant sa carrière très tôt sur une scène.

D’abord, par le culte du collectif. Le danger, en effet, est de laisser croire que ce danseur était égocentrique. Certes, il se prenait lui-même comme objet de ses pièces, mais il a entretenu de nombreuses collaborations (avec Daniel Larrieu notamment) et conduisait des aventures collectives dans lesquelles chacun pouvait explorer son histoire, sa peau, ses chansons, sa mémoire. Buffard n’a cessé de réunir des corps différents dont l’essentiel était la qualité de leur présence, et leur manière de raconter des histoires différentes, s’accordant avec les autres, sans être réductibles au statut de membres d’un corps de ballet. 

Ensuite par les thématiques liant la danse et la vie, selon un axe très actuel : le genre, l’idéologie dominante, le colonialisme. Mais aussi la vieillesse, la déchéance, la maladie, la fatigue, les corps défaits, meurtris, en déshérence, les corps qui souffrent.

Buffard fait du corps un enjeu et un lieu du politique. Peut-on d’ailleurs se préoccuper des corps sans penser simultanément la politique, la réalité et le désir ? Il faut résister aux superstitions, aux médias, au discours politique « foireux », à l’ignorance funeste, celle de cette époque, à l’égard du Sida.

Et comment vivre quand guérir est un vœu illusoire ? On ne le peut si l’on se soumet à l’image pieuse des corps souffrants et à la fabrique de la compassion. Buffard prend le parti des corps qui continuent de palpiter. Les corps relèvent donc moins de leur épiphanie en gloire, que de leur essentielle fragilité. Ce qui le passionne n’est pas la perfection lisse du rôle, du corps ou du chant, car la « maîtrise supérieure m’ennuie très vite », comme le cliché ou le corps cliché.

Plus largement, il est caractéristique de Buffard, comme d’autres chorégraphes et danseurs par ailleurs, que le corps ne soit pas un instrument ou un « corps-outil », mais, suivant de nouvelles orientations, pour partie liées aux années Sida et au cauchemar du Sida dont il est lui-même atteint (à partir de 1988), un corps désirant au travail de soi. Le danseur lie dialectiquement l’intime et l’engagement corporel dans l’intensité des présences.

 

La colère créatrice

L’examen des pièces produites par Buffard – de son premier engagement professionnel (1980) à Good Boy (solo, 1998) et à Baron Samedi (2010), la dernière création, en passant par Tout va bien – montre à la fois ce qui hante l’imaginaire de l’auteur, ses appropriations des champs du savoir (grâce aussi à Alain Menil, son compagnon), de lectures et recherches, ainsi que l’attention portée aux changements de son corps, marqué progressivement par la maladie, sa cohorte de douleurs et d’attentions particulières.

Chacun des auteurs de cet ouvrage peut ensuite présenter ce qu’il croit être l’inflexion majeure de son travail, au prisme de son propre champ de référence. Le lecteur, quant à lui, trouve en fin de cette édition un répertoire conséquent (23 pages) des créations et réalisations d’Alain Buffard, accompagné de quelques indications scéniques et les dates des premières.  

Contre la compassion en général, contre la compassion à l’égard de l’homosexualité en particulier, mais aussi sans appétence pour les sirènes voulant nous convaincre que bien vivre ensemble reviendrait à se rassembler tous et à communier en une même humanité, Buffard récuse ces positions. Il envisage plutôt de faire de la danse un lieu d’interrogation des contextes et des pouvoirs. De là le caractère contestataire et énergique de ses pièces, non résumable à la présence nue du danseur, dont quelques-unes demeurent cependant plus autobiographiques, voire psychodramatiques, en particulier à l’époque de ses liens avec Anna Halprin (chorégraphe californienne travaillant sur la dimension rituelle du quotidien, photographies à l’appui)(1996).

Buffard insiste sur une des dynamiques du créateur : « Mon point de départ, et qui me sert autant d’impulsion que d’appui, est un sentiment de colère, très souvent ». En l’occurrence, une colère contre des représentations, contre les présupposés esthétiques auxquels cet objet ou ces représentations se trouvent associés. Il n’est pas le seul à souligner le lien entre la création et l’exaspération et/ou la douleur, c’est même un trait de la création depuis le Confiteor de l’artiste de Charles Baudelaire. Sur ce thème des présupposés, il est clair que la question homosexuelle vient en avant. Le texte d’Élisabeth Lebovici montre fort bien comment un danseur vivant au service de la danse devient un danseur au service de la vie.

 

Une place dans l'histoire de la danse

Ce volume permet aussi de distinguer la place qu’occupe Alain Buffard dans l’histoire de la danse contemporaine à côté de danseurs de sa génération (dont Jérôme Bel ou Christian Rizzo). Il est vrai qu’il intervient à un moment historique qui voit émerger un inventaire nécessaire à accomplir sur les héritages. Les auteurs, en retraçant sa formation, montrent comment il est entré dans la danse, à partir de quel profil chorégraphique. En dehors de la danse classique, il travaille d’abord pour Régine Chopinot, puis avec Daniel Larrieu, et de nombreux autres. Il rencontre les grandes créations des années 1960. Entre minimalisme, la danse de Merce Cunningham, celle d’Yvonne Rainer, mais aussi le retrait, durant les années 1970, auprès d’Anna Halprin, déjà citée, des représentations publiques. Dès lors qu’un discours critique sur le minimalisme et la danse contemporaine se trouve configuré, il prend une place de plus en plus importante, sur le fondement d’une question dépouillée par Frédéric Pouillaude : « comment, après l’ascèse et les différents vœux de pauvreté du mouvement conceptuel, faire en sorte que la danse soit à nouveau capable de prendre en charge sur la scène ce qu’il faut bien appeler des « émotions » des « affects », ou des « larmes » ? ».

Chacun note aussi l’intérêt du chorégraphe pour ce qui est désigné à partir des années 1980 comme « performance ». Ce qui est en jeu ? La performance artistique apporte un nouveau répertoire de gestes venant remplacer une approche perçue comme académique de la danse contemporaine. Buffard reçoit les travaux des plasticiens Vito Acconci, Bruce Nauman comme des moments d’amorce d’une réflexion nouvelle sur la danse dans ses rapports à l’écriture, mais aussi à la masculinité. Son panthéon de performers est composé de Rémy Zaugg, Chris Burden, Fischli & Weiss et Acconci dont un article de François Frimat détaille les traits. Et nous vaut ce beau commentaire d’un assistant de Buffard : « On attrape des matériaux comme ça et on les tord, et on les ingère et on les diffère autrement qu’à leur époque, parce qu’on a, nous, une autre matrice que le corps de ces performeurs-là » (Matthieu Doze).

    Il n’en reste pas moins qu’il conserve par devers lui l’idée d’une rupture nécessaire, constante, avec le régime mimétique de l’art. Après avoir rompu avec l’esthétique du ballet, il refuse le régime platement figuratif qui aurait contredit tous ses engagements. Il n’a cessé de chercher à camper des corps qui valaient surtout par leurs mouvements propres sans se soumettre à quelque régime d’identification préexistant.

    Cette place dans l’histoire de la danse est soutenue par la traversée par Buffard des ouvrages des philosophes des années 1960-1970, sa bibliothèque de création. Au premier chef ceux de Michel Foucault – qui traversent plusieurs commentaires dans cet ouvrage, chacun appuyant sur telle ou telle notion (l’homme, l’émancipation, l’éthique, etc.) –, qui alimentent alors sa réflexion sur le pouvoir, les dispositifs, l’assujettissement et l’émancipation ; complété, sur le même plan, par la lecture de Judith Butler, et son travail sur l’identité genrée aliénante. Comme si une veine centrale pouvait se dégager par-là qui verrait son travail concentré sur la dénonciation des sévices infligés aux corps, à la mémoire et à l’histoire de chacun. Il faudrait par ailleurs, au même titre, commenter les liens avec les écrits d’Édouard Glissant. La créolisation devient en quelque sorte le paradigme de la pièce Baron Samedi, non sans entretenir une position critique vis-à-vis du discours de Nicolas Sarkozy prononcé à Dakar, de sinistre mémoire.  

 

Quelle place pour le spectateur

Reste sans aucun doute une dernière question qui traverse l’ouvrage, mais n’est relevée qu’incidemment. Celle des spectateurs, ceux auxquels on croit transmettre des contenus, avant de s’apercevoir, comme le rappelle Matthieu Doze, qu’on donne moins quelque chose en spectacle pour transmettre que pour savoir ce que c’est, selon une phrase de Christian Bobin. Et ceux aussi qui admettent parfois n’avoir pas compris les significations des pièces vues, ou se trouvent dérangés par le point de départ de pièces dans lesquelles la nudité expose ou offre les corps au regard du public.  
Si pour Buffard, il s’agit d’une façon d’en finir avec ce que la nudité engage malgré elle de questions parasites, en fonction de l’époque concernée et de l’héritage de la danse classique dans le regard des spectateurs, on comprend certaines réactions perplexes.

    Ce qui intéresse Buffard, c’est plutôt d’obliger le regard du spectateur à suivre dans son parcours le travail des corps, à le construire en même temps que le performer. C’est ainsi qu’il perce les défenses de la sensibilité du spectateur. Et finalement, si ce dernier se pose des questions, Buffard lui en suggère aussi. Dès lors, dans les possibles ouverts par Buffard, on trouve explicitement les linéaments d’un héritage actif, dont le modèle pourrait être Anna Halprin, non pas spectatrice, mais « témoin active ».  En ce sens, Alain Menil affirme : « Si je devais caractériser l’effet produit par tes spectacles, je dirais qu’ils ont un étrange pouvoir de susciter une émotion profonde mais sans sentimentalité ». Autre manière de s’élever contre la démagogie actuelle des médias qui cultivent l’émotion comme fin en soi.

    Il est possible de résumer le point ainsi. Buffard, danseur, s’affirme aussi comme spectateur et comme tel, il demande au spectacle « de me procurer des sensations, une compréhension différente de celles que j’avais au moment d’entrer dans la salle, ou avant la rencontre de ce spectacle ». Il nous propose de nous laisser traverser par le spectacle. Devant les corps nus, le spectateur est renvoyé à l’ineptie de son focus – il en est le seul juge. Mais s’il veut entrer dans le spectacle, et être atteint par lui, il doit passer à autre chose. Il ne doit pas s’identifier au danseur mais prendre la mesure de son propre rapport à son propre corps.