Dans les pas de Darwin, l’antispécisme invite l’humain à accepter son animalité et à s’ouvrir aux intérêts des autres animaux. Une démarche à rebours de l’humanisme tel qu’il est généralement compris.

Dans un style alerte et même parfois pédagogique, Axelle Playoust-Braure et Yves Bonnardel entendent s’attaquer frontalement au « spécisme », défini comme une idéologie mortifère ancrée dans un humanisme devenu une forme de suprémacisme humain qui néglige les intérêts élémentaires des autres animaux. C’est bien le spécisme qui tue chaque année dans le monde plus de mille milliards d’animaux pour la seule consommation humaine (essentiellement des animaux aquatiques, mais aussi 70 milliards d’animaux terrestres). Partant du principe que ces animaux sont « sentients », c’est-à-dire dotés d’une sensibilité qui leur faire ressentir des émotions et être sujets de leur propre vie, et que l’humain peut aisément, dans l’immense majorité des cas, vivre sans tuer ces animaux, la cause du spécisme serait « indéfendable »   .

Soucieux d’en découdre rapidement avec le spécisme, les deux auteurs, qui assument pleinement leur statut de militants, passent en quelques pages sur l’histoire de la cause animale, alors que certaines expériences auraient pu s’avérer riches d’enseignement   . Le premier chapitre, « De la “défenses des animaux” à l’antispécisme », explique qu’il a fallu plus d’un siècle pour passer d’un simple refus de la cruauté envers les animaux – cruauté qui risquait de nuire aux humains, de les rendre violents envers leurs congénères – à une lutte « au nom des intérêts des animaux eux-mêmes »   , en vertu d’une justice « sociale ».

La zoologie, et plus précisément l’éthologie, ont permis d’invalider les conceptions philosophiques plaçant l’humain au sommet de la création, que ce soit au nom d’un dieu ou d’une nature déifiée. C’est ainsi que dans les années 1960 et 1970, des journalistes, psychologues et philosophes comme Brigid Brophy, Richard Ryder (à qui on doit en 1970 le terme « spécisme »), Roslind Godlovitch ou Peter Singer ont posé les bases de ce qui devait devenir une entreprise de « libération animale », pour reprendre le titre du best-seller de Singer, paru en 1975.

En France, ce courant n’émerge qu’au début des années 1990 et Yves Bonnardel, l’un des deux auteurs du livre, fait partie du petit collectif d’obédience libertaire qui a produit en 1989 la brochure Nous ne mangeons pas de viande pour ne pas tuer les animaux. C’est de ce collectif que sont issus les Cahiers antispécistes lyonnais, en 1991, devenus Cahiers antispécistes, aujourd’hui encore diffusés. Des rendez-vous réguliers comme les Estivales de la Question Animale ont fait émerger l’association L214, en 2008   , et le parti animaliste, en 2014. Si la question animale est aujourd’hui largement discutée, c’est encore avec beaucoup de confusions. Cet ouvrage entend justement apporter la clarté nécessaire pour poser les termes du débat, tels que les conçoivent les partisans de l’« antispécisme » et opposants au « spécisme ».

L’antispécisme au cœur des luttes

A travers le livre, les deux auteurs n’ont de cesse de montrer combien ce combat contre le spécisme recoupe d’autres luttes et, en ce sens, leur démarche est clairement intersectionnelle. Les rapprochements mettent particulièrement en regard les discours d’altérité développés dans la confrontation (coloniale, raciste, nationaliste) avec d’autres hommes, et ceux qui organisent le discours « spéciste » face aux autres animaux. Ainsi du parallèle établi entre les propos du philosophe Luc Ferry qui écrivait que « les animaux, eux, n’ont pas d’histoire » et le fameux discours de Dakar dans lequel le président Sarkozy expliquait doctement : « l’Homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire ». Le spécisme et le racisme ont ceci en commun qu’ils font un usage équivoque de la notion d’histoire, mélangeant existence d’un passé évolutif et écriture de ce devenir, pour produire des récits collectifs dont la première finalité est bien de rabaisser l’autre, sinon simplement de l’exclure. S’appuyant sur la réponse de Claude Lévi-Strauss dans Race et Histoire, les deux auteurs poursuivent avec cette image vive : « Les encenseurs de l’Humanité, lorsqu’ils mobilisent l’Histoire, la Culture ou la Raison, font comme ces spectateurs qui s’identifient à leur équipe de foot et s’écrient : “On a gagné !” quand bien même ils n’ont jamais touché un ballon »   .

La majeure partie du livre vise à montrer comment le spécisme suppose une naturalisation des catégories dominées. Au contraire, les auteurs refusent ce processus, notant que « tout attribut soi-disant naturel conféré au groupe opprimé ser(ve) à l’enfermer dans une nature qui, étant donné son statut d’opprimé, se confond idéologiquement avec une “nature d’opprimé”. » Les techniques d’élevage, mises en place il y a un peu plus de 10 000 ans, ont par exemple permis de développer un sentiment de supériorité chez les humains, et les auteurs se réfèrent à l’historien Karl Jacoby, spécialiste d’histoire américaine, pour expliquer que l’esclavage, vraisemblablement né à la même époque néolithique, a été une extension de l’élevage aux humains (même si la consommation d’esclaves semble avoir été limitée à la civilisation aztèque).

Il en va de même pour le validisme qui discrimine les personnes en situations de handicap. L’humanisme, qui a historiquement servi à établir une égalité théorique entre les hommes indépendamment de leur statut ou de leur condition sociale (mais que de nombreux auteurs limitaient cependant aux mâles), s’est énoncé en termes de capacités. Les Africains sont nos égaux, car ils sont eux aussi « capables de » (…), ils ont la même « dignité humaine ». Les auteurs dénoncent cette « partition capacitiste du monde, entre les êtres de raison, “capables“ et les êtres de moindre valeur »   , dans la mesure où cette conception d’inspiration juridique, qui est aussi l’indice de la matrice juridique de la pensée humaniste, ne permet pas d’intégrer la communauté universelle des animaux.

Mais ce sont sans doute les liens entre le sexisme et le spécisme qui sont les plus explicites. Formée au féminisme dans une perspective matérialiste, Axelle Playoust-Braure a apporté un corpus théorique (C. Delphy, C. Guillaumin) qui est ici étendu à la cause animale. Femmes et animaux seraient considéré.e.s par l’homme comme des « corps de plaisir (sexuel et gustatif) »   et les similitudes perçues entre traitement des femmes et des animaux contribuerait à expliquer, comme l’a avancé Carol J. Adams à laquelle il est fait référence, que beaucoup de femmes sont devenues antispécistes.

Feu sur l’humanisme ?

Comme le notent les auteurs, la déclaration universelle des droits de l’homme adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies en 1948 pose en préambule « la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine ». Si l’on accepte de faire parler le silence sur un mode affirmatif, cela priverait de « dignité » toute personne qui s’éloigne du modèle humaniste dominant, et donc les animaux non-humains, puisque « nous décrétons dans un même souffle que ce qui est injuste à notre égard est légitime à leur encontre »   . Ici on aurait pu s’attendre à des développements sur le concept des « indignés », tenter des rapprochements entre les mouvements de contestations nés dans la foulée du printemps arabe, et l’émergence d’un nouveau mouvement militant autour de l’antispécisme, mais A. Playoust-Braure et Y. Bonnardel ont préféré enchaîner sur « la menace permanente d’animalisation » que l’humanisme fait planer sur la tête des humains opprimés. La référence à Lévi-Strauss est ici bienvenue et même incontournable puisque dans Anthropologie structurale deux, l’Académicien écrit :

« Jamais mieux qu’au terme des quatre derniers siècles de son histoire l’homme occidental ne put-il comprendre qu’en s’arrogeant le droit de séparer radicalement l’humanité de l’animalité, en accordant à l’une tout ce qu’il retirait à l’autre, il ouvrait un cycle maudit, et que la même frontière constamment reculée servirait à écarter des hommes d’autres hommes. »  

Alors, si l’humanisme a cautionné tant de dégâts, faut-il en finir avec cette idéologie ? Les auteurs répondent d’abord clairement par l’affirmative, avant de retenir, au fil des pages, l’idée d’un « humanisme corporel » sensible à une éthique de la vulnérabilité (telle que définie par la philosophe Corine Pelluchon). « Un tel humanisme corporel ouvre la porte à la considération des “corps vulnérables” et des “vies précaires”, quelles qu’elles soient »   . Dans cet esprit, il serait préférable d’évoquer de nouveaux « Droits de la personne », étendus de manière à inclure tous les animaux sentients.

Alors que faire ?

Le sixième et dernier chapitre propose des pistes pour « Construire une solidarité animale ». Il s’agit d’abord de refuser une forme de « purisme paralysant » car, tout simplement, « se couper du reste de la population ne permet pas de l’influencer »   . De même, la promotion du véganisme ne permettrait pas d’atteindre les objectifs de l’antispécisme car, dans le domaine de l’alimentation, c’est plutôt l’offre qui détermine la demande. Prôner la conversion des individus par un « appel à la vertu », serait aussi peu utile que de croire dans les théories du « consomm’acteur » ou du « colibri » d’un Pierre Rabhi (lequel propose que chacun fasse sa petite part dans son coin). Si l’objectif est de ne pas s’en tenir à soi, mais de changer le monde et les autres, ces méthodes sont vouées à l’échec, dans la mesure où elles s’accommodent de l’idéologie et des pratiques dominantes. Or, les deux auteurs se situent bien sur un terrain politique, et non pas seulement philosophique et anthropologique : ce qu’ils posent, ce sont les bases d’un « programme pour les décennies, les siècles et les millénaires à venir »   .

Les récentes mesures annoncées par le gouvernement pour le bien-être des animaux en captivité (fin des delphinariums, des animaux sauvages dans les cirques et des élevages de visons) laissent penser qu’en effet, la cause animale va prendre une place sans cesse plus importante. A ce titre, le projet d’instituer une « solidarité animale » revient à promouvoir une rupture anthropologique majeure dans les représentations que les humains se font de leur place sur une planète toujours plus menacée.

 

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