Réédition du cours de GWF Hegel prononcé devant ses étudiants entre 1816 et 1828, dans la traduction de 1954, due à Jean Gibelin.

Hegel enseigne l'histoire de la philosophie. Il s'agit du labeur des générations dans leur accès à l’éternel, à ce qui est en soi et pour soi (l’Absolu, Dieu, La vérité), et il s'agit d'en enseigner le récit.

Parmi les historiens ordinaires de la philosophie, en effet, on est loin du compte. Les uns se contentent de raconter ce qui a eu lieu à une époque comme si cela était disparu ; les autres demeurent au niveau des grandes fresques représentatives ; les troisièmes sont des journalistes qui aiment les anecdotes. La plupart se bornent à dresser des galeries de portraits sans liens les uns avec les autres, recopiant les poncifs habituels, glosant les circonstances particulières de la vie chez certains philosophes ou montant en épingle des faits plus ou moins admirables.

Est-ce cela que nous attendons d’une histoire de la philosophie ?

De quoi parlons-nous sous cette formule paradoxale d’histoire (ce qui passe) rapportée à « philosophie » (ce qui est éternel) ? Une histoire de la philosophie peut-elle être rédigée sans faire appel au jugement et sans revêtir la forme d’un système, du moins sans faire émerger un fil conducteur ou des fils conducteurs qui pourraient se côtoyer ou se confronter ?

Ignorer ce questionnement, c'est bien ce qui exaspère Hegel lorsqu’en 1816, ouvrant son cours à Heidelberg, ou en 1820 son cours de Berlin, il entreprend une telle aventure. Ses étudiants en sont prévenus : il s'agit d'appréhender et de s’approprier l’activité de penser, en en faisant quelque chose qui appartienne à tous et s’oppose à la formation mécanique (érudition et mémoire) de l’université.

Ainsi Hegel prononce-t-il un cours sur l’histoire de la philosophie qui présente notre devenir spirituel et le devenir de la philosophie. Il faut dire qu'il y travaille pendant que la philosophie des Lumières est encore puissante, notamment dans sa manière de concevoir l’histoire et la philosophie en s’inspirant des grandes représentations encore trop impensées de Voltaire ou de Condorcet.

Hegel ne mâche pas ses mots à l’égard de ces représentations qui laissent la philosophie, comme l’histoire, dans un état pitoyable. Elles ne permettent pas de comprendre les œuvres des philosophes qui ont travaillé ces notions. Elles se précipitent sur le sens grammatical ou lexical des termes sans les recueillir en eux-mêmes, dans leur mouvement immanent. Aussi l’ouvrage dont nous rendons compte, ne s’intitule pas seulement « Histoire de la philosophie », mais « Leçons sur l’histoire de la philosophie », impliquant qu’à les suivre les étudiants devraient apprendre à se défaire de leurs présomptions.


Composition de l’ouvrage

    Ce sont des notes d’étudiants présents à ces Leçons qui ont servi à composer cet ensemble, mis à part quelques documents provenant de Hegel lui-même, notamment les « Introductions » auxquelles nous avons fait allusion ci-dessus. Ces notes proviennent d’étudiants connus pour avoir donné d’autres notes de cours au public : G.H. Hotho, K.L. Michelet, F. Stieve, et quelques autres. Ces étudiants ont légué ensuite ces prises de notes manuscrites à des bibliothèques dispersées : Cracovie, Saint-Petersbourg, Berlin, etc., intéressant le monde entier à cette philosophie.

    Il a donc fallu établir un texte rédigé aux fins de publication. C’est à Hoffmeister (Leipzig, 1940-1944) que l’on doit la compilation de ces notes. Ce dernier a travaillé avec quelques principes, dont les deux premiers sont : rien de ce qui est dû à la plume de Hegel ne doit être omis ; l’ordre établi par Hegel doit être respecté dans la mesure du possible. Cela se traduit dans l’organisation de l’ouvrage tel que publié désormais : le texte le plus étendu est imprimé en caractères normaux ; les passages provenant d’autres cours sont imprimés en caractères plus petits.

    Évidemment, cette disposition ne saurait éviter les répétitions, et le lecteur peut en jouer en sautant s’il le désire les détails des divers cours. Cela étant, il peut être intéressant de tout lire, car la disposition montre aussi les tours et détours que prend la pensée de l’auteur entre 1816 et 1820, notamment, puis entre 1823 et 1828.

    Afin de se repérer dans l’ouvrage et dans la traduction de Jean Gibelin (datant de 1954), l’éditeur français a ajouté à l’ensemble une « explication des signes » utilisés.

 

Commencement et résultat

    Il n’est pas nécessaire de connaître toute la philosophie de Hegel pour suivre les propos de cet ouvrage, grâce aux introductions de l'auteur, où Hegel se montre précis et pédagogue. Conduire vers l’objet dont l’histoire doit être exposée, tel est son but. Cette « conduite » est décisive parce qu'elle prévient que la notion de philosophie, imposée dans le titre de l’ouvrage, ne forme le début du chemin qu'en apparence. Seul le traité dans son ensemble, en effet, constitue la preuve du mouvement du contenu de ladite notion. Le commencement est toujours abstrait. Seul le résultat donne corps à ce qui est en question.

    L’objet de l’histoire de la philosophie a une nature particulière. Pour Hegel, la philosophie se développe dans le domaine de la pensée. Encore cette pensée est-elle essentiellement concrète. Elle se déploie en mettant en mouvement l’unité de déterminations diverses. C’est avec cela que l’étudiant doit se familiariser. Il ne peut en rester aux représentations abstraites et contingentes qu’on lui sert toutes prêtes. Sa conscience immédiate doit reculer pour devenir philosophique, sans quoi il en restera à ses convictions habituelles et ne comprendra pas ce à quoi il est invité : à entrer dans le mouvement selon lequel le vrai, la philosophie, a tendance à se développer.

Le vrai, le vivant, souligne sans cesse Hegel, se remue, s’agite en soi, se développe. Ces Leçons sur l’histoire de la philosophie exposent donc une sorte d’entrée en matière aux divers degrés et moments du développement dans le temps de l’esprit, la manière dont ces degrés se produisent et en quelles régions particulières, au besoin chez quel peuple.

Reste problématique à cet égard la manière dont Hegel restreint le déploiement de la philosophie à des peuples particuliers et à des périodes particulières.

 

Superficialité et Idée

    Quant à la fin, la méthode, la notion, la détermination de l’histoire de la philosophie et la manière de la traiter, elle relève donc de l’histoire même de la philosophie. Et, dans la mesure où le parti pris est difficile à suivre si l’on en reste à des conceptions superficielles et rigides, Hegel tente de faciliter l’approche du concept en indiquant de manière précise le « point de vue » auquel il faut se placer pour l'examiner. Il procède ainsi à quelques remarques préliminaires qui aident l’étudiant à le suivre (et nous autres lecteurs à l’entendre, avantagés que nous sommes par une plus grande distance et une meilleure connaissance des caractéristiques de cette philosophie).

    Pour Hegel, les actions dont doit rendre compte une telle histoire sont celles de la pensée libre. La pensée est action. Le spirituel n’est pas statique, mais, encore une fois, se remue, s’agite en soi, se développe. La pensée, à ce titre, est concrète dans la mesure où elle croît et se déploie comme un système organique qui renferme en soi une richesse en degrés et moments. Cet ouvrage considère donc l’histoire de la pensée se découvrant elle-même, du point de vue de la méthode d’approche. Quant à la réalisation de cette pensée par elle-même, son histoire appartient à d’autres ouvrages : des leçons sur l’histoire et non des leçons d’histoire.

    On ne s’étonnera donc pas d’observer, parmi les préalables qu’il faut aussi ressaisir, le vieux préjugé selon lequel la pensée distingue l’homme de l’animal. Ce que l’homme « a de plus noble que l’animal, c’est la pensée qui le lui confère ; c’est elle seule qui le distingue de l’animal ». Ce qui ne signifie pas que l’on puisse considérer la pensée comme une réalité séparée, ou qu’on puisse la confondre avec le cerveau comme beaucoup le croient. La pensée est Idée, elle est ce qui agit en l’humain, s’occupant d’une variété de choses aussi infinie que n'en produisent l'existence et la vie.

    Nul ne peut croire non plus que la pensée ne soit pas en relation avec d’autres histoires et d’autres branches de la vie humaine. L’histoire de la philosophie n’est pas isolée en soi, et Hegel s’attache tout au long de ces Leçons à rappeler les moments principaux de l’histoire politique, le caractère des époques et toute la condition du peuple chez lequel s’est produite la philosophie. 

 

Religion, sciences et cultures

    Hegel discrédite ce qui, dans les conceptions habituelles, n’est pas de l'ordre de l'esprit. Il rejette ainsi, de manière polémique, ce qu’il juge avoir une aura dans le public sans satisfaire la pensée. L’opinion, en effet, sépare les choses et les domaines, elle inhibe le mouvement de la pensée en la rendant abstraite.

Hegel engage en cela une « méthode » vivante qu’il faut étudier de près. Une partie de ses ressorts s'appréhende dans des figures devenues classiques de l'hégélianisme. Elles sont ici reprises. Par exemple: celle de l’arbre et de la fleur pour expliquer la contradiction dialectique. La fleur est la réfutation des feuilles. Et la fleur est réfutée par le fruit. Le fruit qui vient en dernier lieu renferme tout ce qui l’a précédé par les degrés antérieurs, etc. De sorte que, suivant la logique universelle et concrète, la plus récente philosophie doit donc contenir les principes des philosophies antérieures, vis-à-vis desquelles elle est donc « supérieure » en exprimant leur développement, en constituant leur accomplissement.

    Mais c’est aussi parce que la philosophie, au début de la culture, ne se distinguait pas de la représentation qu’il importe de parler aussi des liens entre la philosophie et les mythes, les religions, et les sciences. Contentons-nous ici de souligner que la question des mythes est entièrement traitée et de manière différente de celle de la religion.

À propos de cette dernière, Hegel a toujours maintenu l’idée selon laquelle la religion ne pouvait être rejetée violemment, puisqu’elle a un contenu de vérité qui doit être relevé par la philosophie. La religion est apparentée à la philosophie par son contenu (l’Absolu, l’Infini). Cependant, Hegel attire l’attention de ses auditeurs sur une époque particulière, celle de la renaissance des sciences. Alors advient une réflexion sur la nature, la moralité, l’État, etc., qui apparait finement analysée dans les œuvres de Hobbes et de Descartes, puis dans l’Éthique de Spinoza. Cette époque produit une différence générale dans la manière de connaître les objets finis. Le savoir sort de l’autorité ecclésiastique. Néanmoins, dans ce renouveau, il faut encore tracer un chemin philosophique. Car les sciences demeurent formelles, elles renvoient à la connaissance finie. Certes règne l’observation de la nature. On veut voir par soi-même, non plus d’après les idées religieuses données. Pour autant sciences et religion demeurent en rapport, et la philosophie doit puiser son objet dans ce rapport même, d’autant, encore une fois, que la religion et la philosophie ont comme objet commun ce qui est vrai en et pour soi.

    Enfin, puisant dans la culture renouvelée de son époque, Hegel fait une place à la pensée chinoise (le Y-King) et la pensée hindoue (les fakirs et le Brahma), certes analysées avec les connaissances acquises « depuis peu d’années » et les principes de sa philosophie. Les Chinois en sont restés à l’abstraction et les Hindous laissent le particulier chanceler sous l’universel. La philosophie orientale y gagne un statut, même s’il est nécessaire désormais de le réviser. Depuis la plus haute antiquité, elle est fort célèbre, souligne-t-il, et les Grecs ont fort estimé la sagesse égyptienne et la sagesse hindoue. Des philosophèmes orientaux ont agi de manière précise sur la culture philosophique et également sur la mythologie. Cette partie du cours est très loin d’être négligeable, tant du point de vue quantitatif (presque un tiers du volume) que du point de vue qualitatif, ne serait-ce que pour comprendre le statut fait longtemps en Occident à la philosophie orientale, traitée avant tout comme une « sagesse ».